Le rail et la route
Les enfants d’avant 1950 avaient bien de la chance. Il leur était donné d’assister au plus beau spectacle qui fut jamais : l’entrée en gare d’une locomotive à vapeur. Certes on n’a jamais rien vu de plus grand, majestueux, chaud, murmurant, soupirant, soufflant, fort, gracieux, élégant, érotique, puissant et féminin qu’une locomotive à vapeur. Un seul métier paraissait désirable aux petits garçons d’alors : chauffeur de locomotive. D’autant plus que l’homme remplissant cette fonction grandiose exhibait une tête superbement fardée de suie avec au front une énorme paire de lunettes de course.
Cette splendeur de la locomotive, Émile Zola l’a bien comprise, puisque son roman, La Bête humaine, raconte une histoire d’amour entre un chauffeur et sa locomotive. Elle s’appelle Lison, et son ventre d’acier brûle de tous les feux de la passion. Le phénomène ferroviaire ne pouvait certes échapper à ce grand visionnaire. De son vivant, ce sont 20 000 kilomètres de voies ferrées qui furent construits, irradiant sur tout le territoire français et reliant les plus petits villages entre eux, avec tout ce qu’il faut pour cela de tunnels, viaducs, gares et maisons de garde-barrière. Et il convient de rappeler qu’à l’époque tout se faisait à la main – pelle, pioche et barre à mine – avec des mulets et des ânes.
Le monde du rail, c’est avant tout la corporation des cheminots, caste héréditaire, bardée de privilèges et subtilement hiérarchisée. Sa religion est la ponctualité, car les trains doivent circuler sur le réseau avec la rigueur des astres gravitant au ciel.
Cette immense horloge connut quelques années un véritable monopole des voyages et des transports terrestres. Jusqu’au jour où l’automobile vint tout remettre en question. L’opposition rail-route commence par une option d’autant plus frappante qu’elle semble tout arbitraire : le train roule à gauche, l’auto roule à droite. Mais c’est surtout le choix de la souplesse contre celui de la régularité qui domine. L’automobiliste part quand il veut et emprunte l’itinéraire de son choix. Cette liberté, il la paie il est vrai par l’insécurité et l’imprévisibilité de son heure d’arrivée. Alors que le train ignore superbement les vicissitudes de la météorologie, l’automobile souffre cruellement de la neige, du verglas et du brouillard. Liberté, oui, mais risques d’accident – peut-être mortel –, de panne, d’embouteillage.
Quant aux professionnels de la route, ils s’opposent point par point à ceux du rail. Farouchement individualistes – ils sont souvent propriétaires de leur véhicule –, les « gros bras » s’imposent un rythme forcené pour rentabiliser leur affaire. Et ils gagnent dans leur lutte avec le rail. Dans tous les pays du monde, le déficit des chemins de fer augmente d’année en année, et des réseaux entiers sont abandonnés pour cause de non-rentabilité. Certains le regrettent, comme la disparition d’une certaine forme de civilisation.
CITATION
Prête-moi ton grand bruit, ta grande allure si douce,
Ton glissement nocturne à travers l’Europe illuminée,
Ô train de luxe ! et l’angoissante musique
Qui bruit le long de tes couloirs de cuir doré,
Tandis que derrière les portes laquées, aux loquets de cuivre lourd,
Dorment les millionnaires.
Je parcours en chantonnant tes couloirs
Et je suis ta course vers Vienne et Budapest,
Mêlant ma voix à tes cent mille voix,
Ô Harmonika-Zug !
Odes
Valery Larbaud