Le talent et le génie

 

Il ne faut jamais perdre de vue que le talent est primitivement une unité monétaire grecque d’une valeur considérable. Il en est parfois question dans les paraboles des Évangiles. Avoir du talent, c’est avoir des talents, et donc être riche. Mais de quelle sorte de richesse s’agit-il ?

L’homme de talent est un artiste. Il peint, compose de la musique, écrit des vers ou des romans. Ce qui caractérise ses œuvres, c’est qu’elles trouvent un accueil favorable dans le public. L’homme de talent sait plaire. Il est payé de succès. On le fête. Il recueille notoriété et argent. Nous retrouvons là le sens originel du mot « talent » (monnaie).

Ce succès inhérent au talent n’est pourtant pas sans danger. Toute œuvre pour être valable doit obéir à une nécessité interne, qui dicte sa forme et sa tonalité, et qui doit demeurer indépendante de l’accueil escompté du public. L’artiste qui travaille en fonction du succès espéré, en s’efforçant de répondre à l’attente qu’il croit avoir discernée dans la société, cet artiste aura sans doute du succès, il ne créera rien d’important. Tout au plus aura-t-il précisé et formulé les rêveries et les aspirations flottant autour du grand corps de la foule. L’espace d’une saison, tout le monde fredonnera sa chanson ou lira son roman. Puis chanson et roman se dissiperont dans l’oubli. Mais sans doute l’auteur n’en demandait pas davantage. L’éphémère n’est pas forcément méprisable. Certains sculpteurs taillent la glace d’un hiver ou modèlent le sable d’une plage. Pourquoi pas ?

L’homme de talent risque donc d’œuvrer à l’écoute et sous la dictée de la foule. Faute de mieux, l’image qu’il laissera de cette foule pourra intéresser, voire même charmer la postérité. Telles sont les chansons de Béranger ou les comédies de Feydeau.

À l’inverse, l’homme de génie crée sans souci du public. Presque toujours, il rame à contre-courant. Ses œuvres seront généralement rejetées, ou alors c’est par leur autorité qu’elles s’imposeront, mais certainement pas par leur séduction. L’avenir lui appartient, mais le présent le rejette, et si rudement parfois qu’il y perd la vie. On songe à Van Gogh, si durement maltraité par son temps, si follement idolâtré par le nôtre.

Van Gogh et le Titien. Le Titien si pleinement en accord avec sa société, recherché par les princes, les papes et les empereurs, accumulant, le temps d’une vie presque centenaire, une œuvre et une fortune également immenses. Mais certains critiques d’art lui dénient toute trace de génie.

Il y a le génie et le talent. Mais au-dessous de ces deux niveaux supérieurs de la création, il faut citer deux autres facultés qui jouent elles aussi leur partie. D’abord le métier, ou savoir-faire, qui est loin d’être méprisable. C’est l’abc de l’art, ce qui s’apprend jeune, à l’atelier, sous la férule d’un maître.

Et puis, loin derrière, singeant les trois autres, cette ressource assez misérable, la débrouillardise. Le débrouillard parvient parfois à force d’expédients à donner le change et à masquer son incompétence, son ignorance et l’indigence de son invention.

Génie

Talent

Métier

Débrouillardise

Il faut admettre que tout homme – quel qu’il soit – est un mélange de ces quatre facultés. Tout est dans leur proportion.

CITATION

Avec le talent, on fait ce qu’on veut. Avec le génie, on fait ce qu’on peut.

Jean-Auguste Ingres