La mémoire et l’habitude
Le passé, même le plus lointain, n’est pourtant pas trépassé. C’était l’un des jeux de mots dont René Le Senne émaillait son cours de philosophie en Sorbonne. Oui, le passé est présent d’une certaine façon, mais justement il peut être présent de diverses façons. Il y a l’Histoire qui est dans les livres. Il y a les objets qui sont dans les musées. Il y a les édifices qui sont dans les villes. Chaque commune possède son monument aux morts avec les noms des jeunes sacrifiés. Cette mémoire est collective et fait partie de l’enseignement scolaire.
Mais il y a aussi la mémoire individuelle, car chacun de nous possède son passé, illustré par un petit musée personnel de lettres, photos et objets-souvenirs. Ces deux mémoires contribuent à notre assiette et à notre équilibre dans la vie. Les déracinés souffrent de flotter dans un pays dont le passé leur est étranger. Quant aux amnésiques, leur vision d’un monde absolument neuf à chaque instant de leur vie est inimaginable pour les gens normalement pourvus de mémoire.
Le passé formé par nos jeunes années – ce que Baudelaire a appelé « le vert paradis des amours enfantines » – peut nous inspirer une douloureuse nostalgie et le désir ardent de reconstituer ou même de revivre ces temps innocents. C’est le sens général de l’œuvre de Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, véritable archéologie personnelle. Marcel Proust se sert d’un puissant levier, le souvenir affectif qui surgit à l’occasion d’une sensation infime – le goût d’une madeleine trempée dans une tasse de thé par exemple – et fait revivre avec une vivacité bouleversante toute une époque passée.
Selon Henri Bergson, cette activité de la mémoire est le propre de l’esprit. Mais le passé peut également s’inscrire dans le corps qui n’en retient que les éléments moteurs et utiles. Le rôle du cerveau est précisément d’élaborer le passé pour les besoins de la vie présente. Il ne garde que le geste appris en éliminant la datation et les circonstances qui entourèrent son acquisition. Ainsi quand je joue au tennis, je profite de toutes les leçons de tennis que j’ai prises, mais je ne les évoque pas dans mon esprit séparément et dans leur singularité. Cette forme de conservation, c’est l’habitude, et sans cette faculté nous ne saurions ni parler ni marcher, et moins encore lire et écrire. Mais ces activités sont physiques, et concernent l’insertion de notre personne dans le monde concret. L’outil de cette insertion est le cerveau dont la fonction est de resserrer tout le passé accumulé pour n’en retenir que ce qui est utile à la situation présente. Le rêve du dormeur correspond au contraire à un relâchement du filtre cérébral et à l’invasion de la conscience par une fantasmagorie de souvenirs inutiles.
De cette théorie, Henri Bergson concluait à la probabilité de l’immortalité de l’esprit. Car si le cerveau n’est que cet organe limité et utilitaire, sa destruction par la mort physique n’entraîne pas nécessairement la fin de notre esprit.
CITATION
Mon beau navire ô ma mémoire
Avons-nous assez navigué
Dans une onde mauvaise à boire
Avons-nous assez divagué
De la belle aube au triste soir !
Guillaume Apollinaire