Quantité et qualité

 

La quantité recouvre la série infinie des nombres et suppose qu’on sache discerner ce qu’il y a de commun entre 3 fleurs, 3 chevaux et 3 bonbons. Ce nombre 3 – qui n’est ni fleur, ni cheval, ni bonbon – l’enfant y parvient assez facilement grâce aux gestes qui l’engendrent. Compter jusqu’à 3, marcher 3 pas, battre avec la main une mesure à 3 temps, voilà des actes élémentaires qui ne sont ni fleur, ni cheval, ni bonbon, et qui produisent le 3.

Il n’empêche que les 3 fleurs, les 3 chevaux et les 3 bonbons doivent, pour faire 3, être assez semblables, assez proches, mais distincts cependant les uns des autres. L’idéal pour compter avec des objets, ce sont les boules du boulier – ou abaque, l’un des tout premiers mots du dictionnaire. Bref il faut que la qualité de l’objet compté s’efface autant que possible. La boule du boulier ne doit avoir ni odeur ni goût et faire oublier sa couleur et sa forme.

On voit ici l’opposition entre qualité et quantité. On s’efforce par exemple de réduire l’espace à la quantité en le mesurant. Il devient dès lors mètres, décamètres, kilomètres. Mais la qualité reparaît si l’on observe que kilomètres de plaine en pente douce ne se franchissent pas comme kilomètres d’escarpements rocheux. S’agit-il bien des mêmes kilomètres ? On connaît la vieille question-piège : qu’y a-t-il de plus lourd, un kilo de plumes ou un kilo de plomb ? Sans doute le poids est-il le même, mais si je dois transporter l’un ou l’autre, l’effort sera bien différent.

Confrontée à la réalité, la mesure connaît également d’autres mésaventures. Si j’abaisse de degré en degré la température d’un litre d’eau, je peux croire que je reste dans le cadre de la pure mesure quantitative. Jusqu’au moment où je franchis le zéro et où mon eau gèle. Une progression purement quantitative semble avoir provoqué une révolution qualitative : le liquide est devenu solide, et un observateur naïf pourrait se demander s’il s’agit toujours du même corps.

De même pour la taille de l’homme. Si on lui ajoute un, deux, trois, etc., centimètres, l’homme moyen devient soudain un géant. À quel nombre de centimètres ajoutés ? On pourrait rechercher à l’inverse à partir de quelle diminution de taille, un homme simplement petit devient un nain ?

On le voit, la quantité maîtrise mal la qualité et subit parfois des échecs cruels. Il y a pire. La qualité n’est pas immuable. Elle évolue. Cela s’appelle l’altération – un concept qu’Octave Hamelin définissait comme la synthèse de la qualité et du mouvement. Il est regrettable que le mot ait une connotation péjorative. Le fruit qui mûrit, le vin qui se bonifie, l’enfant qui devient raisonnable, autant de cas d’altérations.

Or l’altération n’est presque jamais mesurable. Dans son mouvement, la qualité échappe à la quantité. C’est affaire de goût subjectif, d’appréciation individuelle, d’intuition indéfinissable.

CITATION

Sans doute la qualité vaut mieux que la quantité, mais sur la qualité, on peut discuter à l’infini, tandis que la quantité, elle, est indiscutable.

Edward Reinrot