Chronologie et météorologie

 

Le roman de Jules Verne le plus célèbre est à coup sûr Le Tour du monde en quatre-vingts jours (1872). Son héros est un Anglais célibataire, maniaque de l’exactitude, Phileas Fogg. « Cet homme est une horloge vivante », constate avec désespoir Passe partout, le valet de chambre français qu’il vient d’engager. En effet, toute la vie de Phileas Fogg est réglée à la minute et doit se dérouler point par point avec une rigueur inexorable.

Bien entendu la bibliothèque de Phileas Fogg se compose principalement d’horaires de bateaux et de chemins de fer. Et de ces horaires, il déduit a priori qu’on peut faire le tour du monde en quatre-vingts jours. Reste à le faire effectivement, c’est-à-dire à confronter le plan de voyage tiré des livres avec l’expérience concrète. Or cette expérience concrète, c’est en fait les sauts imprévisibles de la météorologie qui la constituent. Fogg va devoir faire le tour du monde un horaire à la main « contre vents et marées ». Tel est le pari qu’il conclut pour une somme énorme avec les membres de son club.

Le roman de Jules Verne a pour sujet le choc de la météorologie et de la chronologie, cette chronologie dont Phileas Fogg est l’incarnation. Quant à la météorologie, c’est Passe partout qui la personnifie, parce qu’il est l’homme des ressources improvisées et de la débrouillardise (= combat contre le brouillard) dans les situations… embrouillées.

Le roman repose donc sur l’équivoque du mot « temps » qui signifie à la fois le temps de l’horloge et le temps qu’il fait. (On notera que cette équivoque n’existe ni en anglais ni en allemand, langues qui possèdent deux mots pour temps, time et weather en anglais, Zeit et Wetter en allemand.) L’homonymie du temps français pour time et weather est pourtant largement justifiée dans la mesure où les saisons – qui sont caractérisées par des portraits météorologiques – ont une place très précisément indiquée dans le calendrier. Chacun sait que le printemps commence le 21 mars à 0 heure, l’été le 21 juin, etc. Reste, bien sûr, qu’il y a des hivers ensoleillés et des étés pluvieux.

Le roman de Jules Verne se termine par un coup de théâtre qui achève d’en faire l’affabulation la plus profondément philosophique qui soit. D’après son journal de voyage, Fogg a mis quatre-vingt-un jours à boucler son tour du monde. Il a donc indiscutablement perdu son pari, et sa ruine est consommée. C’est alors que Passe partout descendant dans la rue s’aperçoit que les magasins sont fermés. On n’est pas lundi, comme le croyait Fogg, mais dimanche, et donc le pari est gagné. Ce que Fogg a oublié, en effet, c’est qu’ayant fait le tour de la terre d’ouest en est – dans le sens contraire au mouvement du soleil – il a gagné 24 heures. Phénomène totalement inintelligible que le philosophe Kant a analysé dans sa théorie de l’espace-temps, comme formes a priori de la sensibilité, irréductibles à des concepts de l’entendement. Ce qu’il exprimait par cette image frappante : « Si le monde entier se réduisait à un seul gant, encore faudrait-il qu’il s’agisse d’un gant droit ou d’un gant gauche, et cela l’intelligence seule ne le comprendra jamais. »

CITATION

Ô Pluies ! lavez au cœur de l’homme les plus beaux dits de l’homme, les plus belles sentences, les plus belles séquences, les phrases les mieux faites, les pages les mieux nées.

Saint-John Perse