L’Auguste et le clown blanc

 

Au début le clown blanc était seul sur la piste du petit cirque campagnard. Habillé de soie, poudré à frimas, un sourcil relevé très haut sur son front pour exprimer son étonnement hautain, chaussé de fins escarpins vernis, les mollets cambrés dans des bas blancs, ce seigneur éblouissait les paysans venus rire et s’émerveiller. C’était parmi eux qu’il trouvait une tête de Turc. Il choisissait le plus ahuri, le plus rougeaud, le plus balourd. Il le faisait entrer sur la piste illuminée, et bientôt les gradins croulaient de rire à ses dépens.

C’est ainsi qu’est né l’Auguste. Car il apparut bientôt qu’il valait mieux qu’un compère se mêlât au public et vînt donner au clown blanc une réplique préparée à l’avance. Le clown rouge est tout l’inverse du clown blanc. Sa trogne poivrote et son nez chaussé d’une balle de celluloïd cramoisie, ses yeux ahuris, son immense bouche, sa démarche embarrassée par d’énormes croquenots, tout est fait chez lui pour attirer les coups et les lazzis.

Mais le clown rouge a eu sa revanche. Peu à peu il a tiré à lui tout le succès du numéro. Il apparut bientôt que c’était lui la vedette et que le blanc était ravalé au rôle de faire-valoir. Jusqu’à ce que le plus grand Auguste de toute l’histoire du cirque, le Suisse Grock, ayant passé sa vie à perfectionner son numéro, en arrivât à le présenter seul, deux heures durant, sans aucun partenaire.

Il reste que ces deux clowns incarnent deux esthétiques tout opposées du rire. Le blanc cultive l’insolence, le persiflage, l’ironie, le propos à double sens. C’est un maître du second degré. Il fait rire des autres, d’un autre, l’Auguste. Mais lui garde ses distances, il reste intact, hors d’atteinte, le rire qu’il déchaîne ne l’éclabousse pas, c’est une douche destinée au rouge qui est là pour encaisser.

Ce rouge s’offre à tous les coups en poussant son discours, son accoutrement et sa mimique au comble du grotesque. Il n’a pas le droit d’être beau, spirituel, ni même pitoyable, cela nuirait à la sorte de rire qu’il a pour fonction de soulever. Rien n’est trop distingué pour le blanc : plumes et duvets, dentelles et taffetas, strass et paillettes. Rien n’est assez burlesque pour le rouge : perruque tournante, crâne de carton sonore, plastron géant et manchettes de celluloïd.

Aussi bien ces deux personnages se retrouvent-ils dans la vie en proportions certes variables, souvent infimes, mais cependant visibles. Les uns se frappent la poitrine et prennent la foule à témoin de leur sincérité et de leur malheur. Ils se désignent à l’admiration, à la pitié, voire au mépris de la société. C’est le parti pris rouge d’un Rousseau, d’un Napoléon, d’un Mussolini. Au contraire le parti pris blanc d’un Voltaire ou d’un Talleyrand fait les témoins sarcastiques de leur temps, les fins diplomates, les calculateurs, tous ceux qui préfèrent observer et manœuvrer sans s’exposer, gagner sans mettre en jeu leur liberté, leurs biens ni leur personne. Il serait facile de trouver des traces de blanc et de rouge chez la plupart des hommes politiques de la Ve République. De Gaulle était évidemment un grand clown rouge. On retrouve la tradition de l’Auguste chez un Georges Marchais, mais il y a aussi des traces de rouge chez Jacques Chirac et même chez Raymond Barre. En revanche, François Mitterrand, Valéry Giscard d’Estaing et Edouard Balladur sont de très purs clowns blancs.

CITATION

Quand je me grime en Auguste, j’ai l’impression de me faire belle.

Annie Fratellini