Chapitre 25 L’AFFAIRE DE LA PETITE RUTHAEL

– Mesdames et messieurs, poursuivit Mme Lancelot, des domaines, il y a dans la maison du colonel une petite fille nommée Lotte…

– Nous savons cela, interrompit-on de toutes parts.

– Une petite fille nommée Lotte, continua Mme Lancelot, qui a huit ans depuis onze ans…

En cet endroit, sir Arthur se mit à rire. Cet Anglais faisait froid. Quand il riait, les petits enfants pleuraient. Il portait pour breloques tous les instruments de la Passion en platine russe.

Nul historien de la Restauration n’a expliqué comment Médor, le caniche de Mme la préfète, avait fait pour entrer au salon. Mais Médor était là. Rien n’est brutal comme un fait. Médor, voyant rire sir Arthur, se mit à hurler d’une façon lamentable.

Sir Arthur le regarda fixement, et Médor s’accroupit, remuant une patte comme la sous-entendante militaire, quand elle jouait de l’éventail.

Notons ici que le meilleur poète de Tours, quoiqu’il fut en caramel faisait dans le Nain jaune (de l’Indre) des articles peu bienveillants où il accusait sir Arthur de spiritisme et autres habitudes funestes. Ce poète copiait aussi des cotes mobilières pour le receveur des contributions. Il était universel.

– Expliquez cela comme vous voudrez, reprit Mme Lancelot, moi je n’y puis rien. La petite Lotte a huit ans depuis onze ans passés, voilà le fait. Or le cousin Galapian nous a appris une particularité assez rare, qu’il tient de l’abbé Romorantin. Lors de l’accident, le Juif-Errant avait une fille…

Tout le monde demanda :

– Quel accident ? Quel accident ?

– Je m’exprime mal ; je voulais dire la catastrophe. Là-bas, à Jérusalem, quand il fut condamné à voyager éternellement, sa fille, âgée de huit ans, jouait dans son arrière-boutique. Il était veuf alors. C’est depuis qu’il a épousé, en secondes noces, la reine Hérodiade, veuve d’Hérode Antipas…

– Permettez, objecta le commandant de gendarmerie. S’il marche toujours je ne me représente pas bien l’intérieur de son ménage.

– Je vous parle d’après mon cousin Galapian, répondit Mme Lancelot. D’ailleurs, cette Hérodiade, de son côté, marche toujours aussi. C’est la Juive-Errante. Où en étais-je ?

– À la petite fille du Juif-Errant.

– Ruthaël Laquedem… ou mieux Lotte…

– Comment ! ce serait la même ?

– Oui, mesdames et messieurs, et ce n’est pas depuis onze ans que cette Lotte a huit ans, c’est depuis dix-huit siècles.

Sir Arthur se mit à rire encore ; ce que voyant, Médor, le caniche de Mme la préfète, se sauva en pleurant à chaudes larmes.