– Non, ce n’est pas possible, répondait le cœur révolté de la comtesse Louise.
Et il y avait ici, en effet, quelque chose d’inexplicable au point de vue purement humain. Toutes les personnes réunies dans la chambre de la comtesse Louise disaient comme elle au fond de leur cœur :
– Non, ce n’est pas possible !
Le fait était certain, mais on n’y croyait pas.
La nourrice, le prêtre, le soldat, de même que la femme en deuil repoussaient l’évidence, cherchant à cette insoluble énigme une clé surnaturelle.
– Ce changement se fit en un jour, reprit la comtesse traduisant comme elle le pouvait le vague de sa rêverie ; en une heure, en une minute ! En me quittant, lorsque nous arrivâmes au bas de la côte, la nuit de l’incendie, mon Roland était bien lui-même. Quand il revint s’asseoir auprès de moi, après avoir affronté le feu, j’eus froid jusque dans l’âme. Le danger que notre bien-aimé Paul avait couru lui était indifférent. Cet horrible spectacle de l’incendie qui me brûlait encore les yeux et le cœur le laissait froid. Quand je lui parlai du miracle qui avait sauvé notre fils, il haussa les épaules, chantonnant je ne sais quoi. Il ne regarda même pas l’enfant que je serrais contre ma poitrine, l’enfant que nous avions manqué de perdre !… Et comment dire cela ? Sa voix était bien la voix que je connaissais, mais, dans le premier moment surtout, il y avait là quelque chose de l’accent anglais de sir Arthur…
– Sir Arthur lui-même, interrompit le bon abbé Romorantin en secouant la tête, avait été longtemps un fort honnête gentilhomme. Je connais son histoire. C’était un habitué de la Comédie française. Un soir, il s’absenta pendant le spectacle, puis il revint… ou plutôt un autre sir Arthur revint occuper sa stalle… cet autre sir Arthur était ce que vous l’avez vu : un débauché, un ivrogne, un brigand !
– Et alors, quel est le mot de ces énigmes ? murmura Louise.
L’abbé, Fanchon et Joli-Cœur demeurèrent silencieux.
Louise reprit :
– Cette nuit-là, cette funeste nuit, il ne pensait qu’à boire, à manger, à dormir. Dans la chambre d’hôtellerie ou nous nous réfugiâmes, puisque notre maison était brûlée, il se fit servir à souper. Par moments il parlait de choses qui m’étaient inconnues. Il se targuait d’aventures honteuses, d’autres fois, il blasphémait si horriblement que mon sang se glaçait dans mes veines.
L’abbé et Fanchon se signèrent, Joli-Cœur rongeait sa moustache.
De la rue et du jardin les bruits montaient toujours : la sourde et prophétique voix qui annonce les orages populaires.
– Peut-être qu’à l’heure où nous voici, dit brusquement Joli-Cœur, il est déjà dans le corps de quelque autre honnête homme, dont il a fait un coquin.
– Alors, murmura la comtesse Louise dont la belle tête se pencha sur sa poitrine, vous croyez donc que j’ai bien fait de prendre le deuil des veuves ? Vous croyez donc que mon pauvre mari est mort ?
Dans le silence qui suivit on entendit un pas monter l’escalier. Un beau jeune homme entra, triste et pâle, qui dit froidement, sans sourire :
– Bonsoir, ma mère.