Le petit docteur Lunat n’était plus fou au contraire, et il avait beaucoup grossi, voici pourquoi : ayant cessé de se prendre pour le Juif errant, il avait renoncé complètement à la marche, pour se venger d’une promenade de dix-huit siècles. Il était rond comme une petite boule et se rangeait franchement au nombre des bienfaiteurs de son siècle. L’affaire du crocodile était désormais européenne. Il venait des mages de Londres et de Moscou pour adorer le docteur Lunat. L’Académie des sciences s’était illustrée en l’admettant dans son sein.
Outre la guérison du crocodile, le docteur Lunat avait à son crédit scientifique des choses bien aimables. Il était l’inventeur du système tragique et des douches alexandrines.
Le système tragique, on l’a bien vu depuis, guérit les fous par l’ingestion patiente et raisonnée d’une tragédie complète de Voltaire, servie par un second prix du Conservatoire, qui ne quitte le patient ni jour ni nuit, jusqu’à la mort.
Les douches alexandrines, moins connues, ont pourtant rendu de bons services. Le patient est muré dans une cellule tapissée de distiques célèbres. Il est placé de manière qu’un conduit acoustique puisse lui verser dans l’oreille des chants variés de la Henriade.
L’ensemble des deux systèmes constitue la grande école exaspératoire. Quand rien n’y fait, on plonge les gens dans une séance de la Chambre à Versailles.
Loin de nous la pensée de citer les innombrables guérisons obtenues à l’aide de ces ingénieuses mécaniques. Le docteur Lunat n’est pas un charlatan, pour imiter ces guérisseurs qui font insérer dans les journaux la reconnaissance des vieilles demoiselles et les remercîments des hospodars.
– Mesdames, dit-il en saluant à la ronde, je fonde un hôpital pour les sages, au capital de trois millions seulement, pour commencer. La spéculation est basée sur ce calcul, que tous les fous y viendront, afin de donner le change. Compliments aux fiancés : Galapian appartient au genre requin ; il ira loin…
– Comment ! comment ! voulut protester le fiancé.
– Mon Stanislas un requin ! dit Léocadie indignée.
– C’est une analogie sérielle, répliqua le gros petit docteur. La science ne peut jamais offenser. Le général Lamadou appartient au genre bœuf.
– Par la morbleu ! fit Lamadou. Traitez-vous ainsi la gendarmerie ?
– Ne vous emportez pas ! Mme Lancelot rentre dans l’espèce pie-grièche…
– Ah çà ! monsieur Lunat !…
– Je suis bien perroquet, moi ! interrompit fièrement le docteur. Vous savez que l’abbé Romorantin a enfin résolu le grand problème… l’abbé Romorantin, qui était autrefois avec vous chez les Savray, cher monsieur Galapian. Celui-là pourrait témoigner, si quelqu’un vous accusait jamais de n’être pas un galant homme ; il ne parle jamais de vous que les larmes aux yeux.
– Ce bon Romorantin ! murmura Galapian.
– Je lui donne deux cents francs par mois pour me servir de plume, de mémoire, de besicles et de génie, reprit le docteur. C’est cher. Figurez-vous qu’il emploie son argent à payer le logis et la cuisine de ses anciens maîtres : la comtesse Louise et le vicomte Paul.
– Il a peut-être quelque chose à expier, insinua Galapian.
– Peut-être. Tandis que vous ne vous repentez de rien, vous ! Le grand problème, c’est la transition : ce que les anciens appelaient la métempsycose. C’est extrêmement simple. Il y a le roulement. On est ceci, puis cela. Je me suis cru Juif errant : je l’étais. Mais lequel ? car vous n’ignorez pas qu’il y a trois Juifs errants principaux, sans compter Judas, et la femme d’Hérode. Eh bien, j’étais Cataphilus, portier de Ponce Pilate. L’abbé Romorantin a très-bien fréquenté Isaac Laquedem ou Ahasverus chez les Savray, et il paraît que ce fut lui, j’entends ce Laquedem qui sauva l’enfant, la nuit de l’incendie. Quant au troisième Juif errant Ozer, le soldat, un pur coquin, l’abbé le cherche de ma part pour l’empailler, et c’est pour cela qu’il a deux cents francs par mois.
– Il n’a jamais été plus fou que cela ! dit le général Lamadou.
– Aussi, répliqua Mme Lancelot, on parle de lui pour présider les cinq Académies.
– N’interrompez pas, cria le docteur, ou je vous fais mettre à la porte ! Devinez qui m’a remplacé, dans ce rôle de Cataphilus ? L’abbé l’a trouvé. Il en sait long sur M. Galapian ! Celui qui m’a remplacé c’est l’homme à la longue barbe du Palais-Royal…
– Le Superbe ! s’écrièrent les uns.
– Chodruc-Duclos ! dirent les autres.
– L’avez-vous vu quelquefois assis ? Jamais. Et, ajouta triomphalement le gros petit docteur, il n’a pas de cordonnier, donc il raccommode ses souliers lui-même, à moins que ses semelles soient fées. Ça se rencontre. Quand j’étais fou, j’ai eu une paire de bottes qui m’appelaient polichinelle. On ne tient pas assez compte de ces détails. M. le prince de Polignac a été à tu et à toi avec Chodruc-Duclos, vous savez ? Eh bien ! Chodruc-Duclos est descendu dans la chambre à coucher du prince par le tuyau de la cheminée, mardi dernier, et lui a dit : « Va bien, tron de l’aër, mon bon ? » Le prince a appelé, personne n’est venu. Chodruc, ou plutôt Cataphilus, a ajouté : « Té ! vé ! à fin de mois, tu seras en fourrière, mon vioux ! Eh donc ! »
– Qu’est-ce que tout ça veut dire ? demanda Mme Lancelot.
– Ça veut dire que la France, ma patrie a une révolution qui lui pend au bout du nez !
– Par exemple ! s’écrièrent les personnes à émoluments.
– Moi, j’y crois, dit le docteur. Chodruc a une fissure au cerveau. C’est fait pour inspirer la confiance. Vive le roi de cœur et la liberté d’Yvetot ! voulez-vous que je vous chante Fleuve du Tage ?
Craignant, pour le coup, une conflagration politique le général Lamadou le chargea de chaînes et l’emmena au violon.