Chapitre 10

Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 9 h 15

Demetrius referma la porte du bureau de Ken derrière lui. Ken se laissa tomber dans son fauteuil et attendit que Demetrius se soit assis. Il paraissait beaucoup plus à l’aise que Decker, quelques heures plus tôt. Physiquement, du moins. Ses traits étaient crispés, et Ken savait que son propre visage reflétait la même inquiétude.

— Tu savais que la femme de Reuben l’avait plaqué ? demanda Demetrius sans préambule.

Ken parvint à masquer la surprise que lui causait à la fois la nouvelle en elle-même, et le fait que Demetrius l’ait su avant lui.

— Non. Quand ça ? Et pourquoi ?

— Hier. Ce n’est pas lui qui me l’a dit, d’ailleurs.

Une femme mécontente… Un voyage soudain… La disparition simultanée de Reuben et de l’un de ses hommes de confiance… Ken ne savait pas comment tous ces événements étaient liés, mais cela ne présageait rien de bon. Surtout si la femme de Reuben avait découvert comment son mari gagnait vraiment sa vie.

— Qui te l’a appris, alors ?

— Sa femme s’est pointée chez moi, hier, en larmes. Elle voulait savoir qui d’autre il fréquentait.

Ken se frotta le front.

— « Qui d’autre » ? répéta-t-il. Qu’est-ce que ça veut dire, ça ?

— Ce matin, je t’ai parlé d’une Brésilienne, tu t’en souviens ?

— Celle qui a la main baladeuse et dont Reuben était censé te protéger ? Reuben en a profité, c’est ça ? Et Miriam l’a su ?

— Non, mais elle a su qu’il fricotait avec l’Indienne.

Ken se tassa dans son fauteuil.

— Reuben baisait la femme de notre fournisseur indien ? s’étonna-t-il.

— Pas sa femme, répondit Demetrius. Sa fille.

— Putain de merde.

Ken ferma les yeux, regrettant de ne pas avoir Reuben face à lui, là, tout de suite. Quelle raclée il lui flanquerait ! Chacun des quatre membres fondateurs avait ses petits défauts et ses penchants. Mais ils avaient tous appris à dominer leurs instincts pour le bien de l’entreprise — ou, du moins, à ne pas se faire prendre lorsqu’ils cédaient à la tentation. Le travail de Reuben consistait à déceler les menaces tant au sein de l’entreprise qu’à l’extérieur. Mais il revenait à Ken et à Demetrius de les écarter.

S’il s’agissait de faire un exemple, Demetrius tabassait à mort un concurrent et déposait son corps dans un endroit bien visible, en guise d’avertissement. S’il fallait obtenir des informations, Ken découpait, comme une dinde à Noël, la personne qui les détenait, jusqu’à ce qu’elle lui livre tous ses secrets.

Malheureusement, les goûts spéciaux de Joel et de Reuben étaient potentiellement nuisibles pour l’entreprise. Joel avait un faible pour les jeunes garçons, mais il avait le bon sens de les traquer loin de son propre territoire. Reuben préférait les filles, mais il était beaucoup moins prudent que Joel. Ken lui avait donné une bonne leçon plusieurs années auparavant. Mais, apparemment, cela n’avait pas suffi.

— Dis-moi au moins que la fille a dix-huit ans révolus, marmonna Ken.

— Elle vient de les avoir, mais ce n’est pas ça, le problème. Le fournisseur a emmené sa femme et sa fille avec lui à New York l’an dernier pour qu’elles visitent des universités pendant qu’il faisait des affaires avec nous. Nous l’avons rencontré dans sa suite à l’hôtel, et, à un moment, la fille est entrée dans la pièce. Elle n’est pas restée plus de trois minutes, le temps de dire bonjour et de soutirer un peu de fric à son père. Je ne sais pas comment Reuben s’y est pris, mais apparemment, elle a couché avec lui le soir même…

Demetrius leva les yeux au ciel en secouant la tête avant d’ajouter :

— Et ensuite, la petite s’est persuadée qu’elle était « amoureuse ».

— Nom de Dieu, marmonna Ken. Comment Miriam s’en est-elle aperçue ?

— Elle a trouvé une lettre de la fille dans la poche de Reuben, écrite sur du papier à en-tête de l’hôtel… Miriam a réussi à persuader un employé de l’hôtel de la prévenir quand la fille reviendrait, ce qui est arrivé la semaine dernière. Elle a engagé un détective privé pour prendre des photos compromettantes de Reuben avec la fille dans une des chambres de l’hôtel.

Reuben, tu es le roi des cons.

— Et il les a prises, ces photos ? demanda Ken.

— Hélas, oui, dit Demetrius avec une grimace. Reuben a des tatouages partout. Mais ce n’est pas le pire… L’hôtel en question se trouve tout près de l’aéroport. Celui où on a retrouvé la voiture de Reuben.

Ken lui jeta un regard irrité.

— Tu savais que Reuben y était allé, ce matin ? lui demanda-t-il.

Demetrius prit un air offensé.

— Pas du tout. Sinon, je te l’aurais dit quand tu m’as appelé. Je n’ai fait le rapport que quand Burton nous a dit qu’il avait localisé la voiture de Reuben. Je ne voulais pas parler de la fille du fournisseur ni de Miriam devant les autres. Il va peut-être falloir s’occuper de Miriam. Et ce ne sera pas facile…

— Merde. J’ai envie de le tuer, ce connard de Reuben.

— Prends ta place dans la file d’attente, derrière Miriam. Elle est très, très remontée. Je te déconseille de chercher à la voir, pour le moment.

— Pourquoi tu ne m’as rien dit la nuit dernière ?

— Je sais, j’aurais dû, mais je voulais d’abord en parler à Reuben. Quand tu m’as dit qu’il avait disparu, je me suis inquiété mais je ne voulais pas crier au loup avant d’avoir plus d’informations. Je voulais m’assurer qu’il n’était pas dans le même état que son pote Jackson. Il a fallu que Burton nous parle de la voiture et de l’hôtel pour que je saisisse ce qui s’était passé.

Ken se renfrogna un peu plus.

— Quel lien y a-t-il entre Jackson et ces scènes de ménage ?

Demetrius laissa échapper un long soupir.

— Le détective a dit à Miriam que Jackson faisait le guet pendant que Reuben s’envoyait en l’air avec l’Indienne. Miriam s’est peut-être vengée non seulement de Reuben, mais aussi de Jackson.

— Tu veux dire que Miriam serait responsable de ce qui est arrivé à Jackson ? Que c’est à cause d’elle qu’il a perdu connaissance dans son bureau ?

— Elle m’a dit qu’elle voulait les tuer tous les deux. Étant donné l’heure à laquelle Decker a trouvé Jackson évanoui, j’en déduis qu’il a absorbé un produit juste avant d’aller travailler, ou dès son arrivée ici. Miriam les a peut-être drogués tous les deux. Elle envoyait souvent des petits gâteaux, des sodas et des casse-croûte aux gars de l’équipe de Reuben. Je vais vérifier les vidéos de surveillance, au cas où on le verrait en train de manger ou de boire.

— J’ai déjà regardé, dit Ken. Je voulais vérifier ce que Decker m’a appris. Jackson n’a bu que du café, mais il l’a mélangé avec sa propre crème, qu’il gardait dans un petit flacon en argent, dans le frigo de la salle de pause. Il ressemble à une flasque… Pas étonnant que Decker ait cru que Jackson était bourré.

— Je vais le faire analyser.

— Bon, mais où est Jackson ? S’il n’est pas chez lui, où est-il passé ?

Demetrius haussa les épaules.

— Je n’en sais rien. Miriam l’a peut-être empoisonné, mais elle n’a pas la force physique de le porter et de l’emmener ailleurs.

— Elle avait peut-être un flingue. Si Jackson était aussi mal en point que Decker le dit, il n’aurait pas pu lutter contre elle.

— Possible. Mais il se peut aussi que Reuben se soit arrêté chez Jackson en allant à l’aéroport, et qu’il l’ait emmené, pour que sa femme ne lui tombe pas dessus. Je te l’ai dit, elle était vraiment furax. Je ne serais pas étonné qu’elle leur ait réglé leur compte. Je vais me renseigner auprès des voisins… Quelqu’un a peut-être vu la voiture de Reuben ce matin, après que le taxi est parti.

— Avec un peu de chance, Miriam n’a rien fait, dit Ken d’un ton lugubre. Mais si Reuben est avec Jackson et qu’il sait que Miriam les cherche partout, il va prendre la tangente.

— Ils ont peut-être déjà quitté le pays, fit Demetrius.

— Sean et Burton sont dessus. Si quelqu’un peut retrouver la trace de Reuben, c’est bien Sean. Bon, il est temps de limiter les dégâts. Qu’est-ce qu’on voit sur les photos que le détective a donné à Miriam ?

— De la baise, c’est tout. Mais très créative. Reuben est plus souple que je ne l’aurais cru.

Ken grimaça.

— Je préfère ne pas y penser. Tu as rendu une petite visite au détective ?

— Bien sûr. Dès que Miriam est sortie de chez moi.

— Il est mort ? demanda Ken.

Demetrius hocha la tête.

— Et enterré. J’ai pris son appareil photo, tous ses fichiers et ses disques durs externes, ainsi que son ordinateur portable, pour que Sean puisse y chercher les sauvegardes des photos qui nous intéressent.

— Bravo.

— Merci, dit modestement Demetrius

— Et Miriam ?

Demetrius hésita avant de répondre :

— Je ne crois pas qu’elle soit au courant du reste. Mais il faut la tenir à l’œil. Et s’assurer qu’elle ne prendra pas d’initiatives. S’il faut se débarrasser d’elle, on le fera… Mais on devrait attendre. Sa disparition, juste après celle du détective… ça ferait louche.

— C’est bien pour ça que je voulais qu’on reste tous célibataires, grogna Ken. Les bonnes femmes viennent toujours nous mettre des bâtons dans les roues.

— Je sais, je sais…

Joel et Demetrius étaient tous deux divorcés depuis longtemps, et Ken avait été assez bête pour se marier — deux fois. Il avait dû faire le ménage lui-même quand la mère de Sean s’était montrée trop curieuse. Depuis, il redoublait de prudence à l’égard du sexe opposé. Il aimait qu’une femme chauffe son lit de temps à autre. Mais il n’en laissait aucune l’approcher de trop près. Reuben était déjà marié quand il avait rejoint la bande, et il répétait avec insistance que Miriam n’avait pas la moindre idée de ce qu’ils vendaient vraiment, en dehors des jeux et jouets. Reuben avait été flic, après tout. Miriam n’aurait jamais imaginé que son mari puisse se compromettre dans le trafic de drogue et d’êtres humains.

— On aurait dû forcer Reuben à divorcer avant de l’admettre parmi nous, dit Ken en le fusillant du regard. Je te l’avais bien dit.

Demetrius plissa les yeux.

— Tu veux vraiment jouer à ce jeu-là ? répliqua-t-il.

Ken fut tenté de relever le défi, mais il savait que cela n’arrangerait en rien la situation.

— Qu’est-ce que tu as sur Burton ? demanda-t-il.

— Pas beaucoup plus de renseignements que toi. Il a servi dans la police, sous les ordres de Reuben, dans le Tennessee. Ensuite il a été son coéquipier à la brigade des mœurs de Knoxville. Il a témoigné en faveur de Reuben quand celui-ci a été accusé d’accepter des pots-de-vin et de voler de la cocaïne saisie. Il a lui-même été viré de la police six mois après Reuben. Il ne le trahirait jamais, et je crois qu’il s’inquiétait aussi pour lui, depuis quelque temps. Autrement, il serait venu directement te faire son rapport sur la voiture de Reuben au lieu d’essayer de le retrouver d’abord.

— Je n’arrive toujours pas à croire que Reuben ait équipé nos voitures de balises électroniques.

— Si, et seulement si Burton dit vrai, et que toutes les précautions étaient prises sur les mots de passe, ça ne me choque pas tant que ça. Après tout, tu l’as embauché pour qu’il assure notre sécurité.

— Et j’aurais dû embaucher quelqu’un d’autre, spécialement chargé de l’empêcher de baiser des femmes dont il pourrait être le père.

— C’est vrai. Tu as des nouvelles d’Alice ?

— À quel propos ? feignit de s’étonner Ken.

— À propos de la vérification que tu lui as demandé de faire… Allons, Kenny, ça fait longtemps que je te connais. Tu as envoyé un texto pendant la réunion, ce que tu ne fais jamais. Et quand on est sortis de la salle, Alice n’était plus à son poste. Or elle n’a pas pris une seule pause-déjeuner depuis quatre ans qu’elle travaille ici à plein temps.

— Je vois que tu es drôlement bien renseigné sur ma secrétaire, dit Ken d’un ton glacial.

Demetrius plissa une nouvelle fois les yeux.

— Qu’est-ce que tu t’imagines ? C’est ma filleule ! Et même si elle ne l’était pas, je ne bande pas pour les femmes blanches qui n’ont que la peau sur les os.

— Désolé, dit Ken tout bas. Cette histoire avec Reuben me stresse un peu. Excuse-moi, Demetrius.

— Ce n’est pas grave. Mais ne redis jamais un truc comme ça. Et Decker ?

Ken comprit, avec soulagement, que le sujet était clos.

— Je sais seulement qu’il m’a sauvé la vie en risquant la sienne, dit-il.

Et il ajouta avec un sourire narquois :

— Je ne vais pas remettre en question ses priorités.

— Joel ne l’aime pas.

Ken haussa les épaules.

— Joel a surtout peur que Decker lui prenne sa place. Il est vrai que c’est un petit génie de la comptabilité.

— Eh bien, moi, je ne lui fais pas confiance, dit Demetrius d’un ton catégorique. Ce n’est pas le poste de Joel qu’il convoite, c’est le tien, Ken. Ou celui de Reuben.

— Ce n’est pas forcément une mauvaise chose. Je ne vais pas faire ce boulot toute ma vie. Alice va bientôt occuper mon bureau mais il va falloir trouver un remplaçant pour Reuben, et le plus vite possible. Même si on le retrouve, je ne veux plus qu’il mette les pieds ici. Il pose trop de problèmes et il nous met tous en danger…

Ken resta silencieux un moment, songeant aux implications de cette phrase. Quoi qu’il arrive, ils ne pourraient pas laisser Reuben s’en tirer tranquillement. Il en savait trop. Il faudrait le tuer.

Il chassa cette pensée d’un haussement d’épaules et changea de sujet :

— On approche de la cinquantaine, mon frère. Il est temps de songer à tirer notre révérence.

Demetrius grimaça.

— Toi, tu as encore écouté Joel. Ne me dis pas que tu vas prendre un plan d’épargne-retraite…

— Pas du tout… Mais je ne veux pas avoir à me crever au boulot et à éviter les balles quand j’aurai soixante ans.

— Qu’est-ce que tu veux, alors ?

— Une île privée, avec des femmes à poil qui m’apportent des cocktails dans des noix de coco.

— Des noix de coco ? ricana Demetrius. Putain, j’ai cru un instant que tu étais sérieux.

Il se leva et changea à nouveau de sujet :

— Il faut que j’aille demander à Joel de faire un virement. On attend un arrivage du Brésil. Des jolies filles… Très jolies, même…

— Quel âge ?

— Oh ! ne t’inquiète pas, elles ont toutes dix-huit ans, dit Demetrius d’un ton pince-sans-rire.

Ce qui signifiait que la plupart d’entre elles étaient bien plus jeunes.

— Tu as un acheteur ? demanda Ken.

Demetrius ne partageait pas le goût de Reuben pour les jeunes filles. Il ne voyait dans celles qu’il achetait et revendait que des marchandises et une source de profit. Son intérêt pour elles n’avait rien de sexuel.

— Mieux, répondit-il. J’ai des enchérisseurs, mon pote. Plusieurs. On va tenir une vente aux enchères en ligne. Je te l’ai dit, ces filles sont à croquer. On va s’en mettre plein les poches.

— Et Gupta ?

L’Indien était l’un de leurs principaux fournisseurs, pour le marché du travail. Il recrutait de la main-d’œuvre de qualité. Du muscle et de l’intelligence.

— Tu crois qu’il va cesser de faire affaire avec nous s’il apprend que Reuben baise sa fille ?

— J’espère que non, dit Demetrius d’un ton incertain. Mais Miriam connaît l’identité de la fille. Elle s’est servie de sa carte de crédit pour payer sa chambre à l’hôtel.

— Tu ne m’avais pas dit ça, fit Ken. Ça rend Miriam encore plus dangereuse, pour nous. Si elle va voir Gupta pour dénoncer sa fille, il va se demander ce qu’elle savait d’autre. Et là, c’est certain, il cessera toute relation avec nous. Et on ne sera pas en mesure d’honorer les commandes de main-d’œuvre de nos clients, tant qu’on n’aura pas trouvé un nouveau fournisseur…

Il s’interrompit et demanda :

— Pourquoi tu fais cette tête ?

— Parce que tu es en train de dire qu’il va falloir tuer Miriam. Et, comme je te l’ai dit, si on le fait maintenant, ça va attirer l’attention de la flicaille. Le détective privé avait une grosse clientèle, surtout des femmes jalouses. Donc, si sa disparition est signalée, ça fait aussi un paquet de maris adultères qui seront soupçonnés de l’avoir buté. Mais si Miriam disparaît juste après lui, les flics vont se jeter sur la piste de Reuben… Et cette piste mène tout droit à nous, Ken.

— Pas si elle se suicide. Ça a déjà marché, dans le passé.

Demetrius se détendit.

— J’aurais dû y penser tout seul. Les conneries de Reuben me font dérailler.

— Alors remets-toi sur les rails et occupe-toi de Miriam avant qu’elle file dire à Gupta que notre chef de la sécurité se tape sa fille, dit Ken.

Il s’interrompit en grimaçant et lâcha un juron.

— Et si Reuben ne fuyait pas Miriam ? Et s’il était parti retrouver la gosse à New York ?

Demetrius leva les yeux au ciel et jura à son tour.

— Dommage qu’on n’ait plus le détective, marmonna-t-il. J’aurais dû l’engager pour continuer à suivre Reuben. Je vais demander à Burton d’envoyer un de ses hommes surveiller l’Indienne à New York. Il faut qu’on sache si Reuben entre en contact avec elle. S’il montre le bout de son nez, j’irai lui régler son compte moi-même. On ne peut plus lui permettre de continuer dans cette voie. Comme tu l’as dit, il nous pose trop de problèmes…

— Je sais, fais ce que tu dois…

Ken fut interrompu par la sonnerie du téléphone. C’était Sean.

— Tu as du nouveau ? demanda-t-il d’emblée en activant le haut-parleur du téléphone.

— J’ai trouvé, répondit Sean.

Ken se rendit compte qu’il retenait son souffle.

— Tu as trouvé Reuben ? demanda-t-il.

— Non, monsieur. Mais j’ai trouvé l’identité de l’homme qui se trouvait avec la fille qui a été tuée cette nuit. Un des journaux locaux a publié un article en ligne sur cette affaire. Je viens de vous envoyer le lien…

Il fut interrompu par une série de coups de klaxon qui retentirent brusquement à l’autre bout de la ligne.

— C’est quoi, ça ? aboya Demetrius.

— Une nouvelle alerte transmise par un bracelet, cria Sean.

Le vacarme cessa subitement et l’on n’entendit plus, dans le haut-parleur, que le cliquetis des doigts de Sean sur le clavier d’un ordinateur.

— J’ai fait transférer toutes les alertes sur mon ordi, expliqua-t-il. Ah, voilà… Il y en a deux, en fait, qui se sont déclenchées en même temps. J’ai les numéros de série des bracelets et je cherche l’endroit d’où ils émettent…

Nouvelle et brève pause.

— Ils se trouvent actuellement tous les deux dans la maison d’Anders, annonça-t-il.

— Les deux autres femmes qu’Anders a achetées, commenta sombrement Ken.

— Putain, Sean, gronda Demetrius. Ce n’est pas à nous qu’il faut signaler ces alertes. Préviens Burton. C’est lui, le chef de la sécurité, maintenant… en tout cas pour l’instant. Il a posté des hommes à lui autour de la maison d’Anders. Et Burton est en route avec Decker pour aller chercher Anders et sa petite famille. Si quelqu’un peut intervenir, c’est lui. Et Decker…

— C’est comme si c’était fait, dit Sean. Je vous tiens au courant. Je disais donc que je venais de vous envoyer un lien vers l’article sur l’homme qui était avec la fille cette nuit.

Ken désactiva le haut-parleur et ouvrit le mail que Sean lui avait adressé. Il cliqua sur le lien et fixa l’écran d’un air consterné.

— Non, murmura-t-il. Ce n’est pas possible.

Il sentit la colère qu’il éprouvait pour Reuben se transformer en haine meurtrière.

— Quoi ? demanda Demetrius.

— Marcus O’Bannion.

— Tu déconnes ? dit Demetrius, le visage crispé.

Ken tourna l’écran vers lui.

— Bordel de merde, murmura Demetrius. O’Bannion était avec la pute d’Anders quand elle a été tuée… O’Bannion ? Bordel de putain de merde.

Ken se retint de serrer les poings et conserva son calme.

— Cette fois, dit-il, il faut qu’il disparaisse. Je ne veux pas que ce qui s’est passé il y a neuf mois recommence. C’est une décision ferme et définitive. Si on s’était correctement occupés de lui à l’époque, on ne serait pas dans cette merde. C’est clair ?

Demetrius hocha la tête avec une raideur toute militaire.

— Comme de l’eau de roche, fit-il.

Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 9 h 30

Drake n’était plus qu’à un kilomètre de la maison de Stephanie lorsque son téléphone portable se mit à sonner.

— Stephanie, marmonna-t-il en découvrant le numéro sur l’écran.

Il aurait dû savoir qu’elle n’était pas capable de résister à son père. Si elle dit le moindre mot sur moi… J’aurais dû la tuer ce matin.

Il appuya sur l’accélérateur et décrocha.

— Ouais ? Qu’est-ce qu’il y a, encore ?

— Dépêche-toi, sanglota Stephanie. Il va la tuer. Après, ce sera mon tour. Dépêche-toi, Drake. Je t’en supplie.

— Il va tuer qui ? De qui parles-tu ? Et c’est quoi, ce boucan ?

— Une nouvelle alerte. Les deux autres bracelets ont été coupés. Papa est fou de rage. Il va penser que c’est moi. Dépêche-toi !

Drake ralentit. Affronter le père Anders en pleine crise, très peu pour lui.

— Qui a fait ça ?

— Je ne sais pas. Pas moi, en tout cas. Elles ont peut-être trouvé des couteaux et se sont libérées elles-mêmes. Il est sorti en courant pour les rattraper, et il va les tuer, c’est sûr. Et ensuite, il va me tabasser jusqu’à ce que je lui dise la vérité. C’est ce qu’il a dit. Il croit que j’ai pris le bébé et que je le planque quelque part.

— Quoi ! Le bébé a disparu ?

— Ouais. Il faut que tu viennes, Drake. Il faut que tu m’aides.

Il fallait surtout qu’il la fasse taire. Il accéléra légèrement.

— Je serai là dans quelques minutes, mon chou. Sors de la maison. Attends-moi à l’endroit habituel.

— Il m’a enfermée. Je ne sais pas si je peux…

Des détonations retentirent en bruit de fond et Stephanie poussa un hurlement.

— Quelqu’un est en train de défoncer la porte !

— Qui ça ? demanda Drake. Qui est en train de défoncer la porte ? Qui a tiré ?

— Papa… Il a sorti ses flingues… Je ne sais pas qui est à la porte… Oh ! mon Dieu… Ils montent l’escalier… Je vais essayer de filer quand ils ouvriront la porte… Il faut que tu sois là quand je sortirai ! Il faut que tu m’emmènes loin d’ici ! Grouille-toi !

La communication fut coupée. Soit elle avait raccroché, soit on lui avait pris son portable.

Ou alors elle avait été abattue. Peut-être était-elle déjà morte, ce qui résolvait le problème. Dans tous les cas, Drake ne voulait pas s’impliquer davantage. Surtout quand l’artillerie était de sortie. Le père de Stephanie était le roi des connards, mais il tirait juste et il avait une collection impressionnante d’armes à feu. Un véritable arsenal. Et s’il en avait sorti deux ou trois, cela signifiait qu’il avait ouvert l’armoire blindée où il entreposait sa petite collection, et qu’il avait constaté qu’il lui manquait un pistolet.

Celui que Drake avait caché sous le siège du conducteur. Celui, aussi, dont il s’était servi pour tirer sur Tala et sur l’homme à qui elle avait donné rendez-vous.

Il ralentit, fit demi-tour et se dirigea vers l’autoroute. Il n’était pas question qu’il soit victime des délires d’Anders. Sa sœur avait fait le plein la veille. Ce qui devait lui permettre d’atteindre la frontière canadienne sans s’arrêter.

Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 9 h 30

— Bonjour, Marcus.

Marcus ne s’était pas laissé surprendre par le salut de Gayle, même si ses yeux étaient rivés sur l’écran de son ordinateur depuis presque deux heures. Son parfum l’avait trahie, révélant sa présence dès qu’elle avait franchi le seuil du bureau de Marcus. Elle n’en mettait pas trop et ce n’était pas désagréable, loin de là. Ce parfum avait apaisé Marcus, dans son enfance, quand les cauchemars le réveillaient en sursaut, nuit après nuit. Des cauchemars où il revivait les scènes atroces qu’il avait vues. Et les actes affreux qu’il avait commis.

Car, à huit ans, Marcus avait vu le mal en face. Et ensuite, il avait tué.

Grâce à Gayle, il s’était senti protégé. Elle avait su le persuader qu’il n’était pas un monstre. Et elle le comprenait quand cela ne suffisait pas à effacer ses remords. Elle l’avait aidé à surmonter ses hantises tout au long des années qui avaient suivi.

Marcus fixa l’écran sans lever les yeux pour croiser le regard de Gayle, alors même qu’elle s’était placée face à lui, de l’autre côté de son bureau. Il avait pris une douche et s’était rasé. Il n’avait pas l’air de s’être fait tirer dessus quelques heures plus tôt. Il savait qu’il lui faudrait parler à Gayle de sa crise cardiaque et de sa nièce, à qui elle avait donné, sans en aviser Marcus, accès à des fichiers confidentiels. Il avait cru savoir quels mots employer sans pour autant révéler à Gayle que c’était Jill qui lui avait tout avoué. Mais, maintenant qu’elle était face à lui, il restait sans voix. Il se rendit compte qu’il ne s’était jamais fâché contre elle. Or, à cet instant, il était extrêmement en colère. Elle aurait dû me faire confiance. Comme il lui avait fait confiance. Dans tous les domaines.

Enfin, presque tous. Par exemple, il ne lui avait jamais parlé de Scarlett Bishop. Il n’en avait d’ailleurs parlé à personne — et seul Stone avait deviné, le matin même, ce qui se passait dans le cœur de son frère. Personne ne savait combien il désirait cette femme depuis qu’il avait repris connaissance sur son lit d’hôpital, neuf mois plus tôt, et qu’en rouvrant les yeux il l’avait vue assise à son chevet. Il n’avait, en fait, pas jugé utile d’en parler à Gayle car elle n’avait jamais rencontré Scarlett — puisque Gayle n’avait pas été à ses côtés à l’hôpital.

Une tasse de café apparut devant lui, et Marcus sut qu’il serait fort et bien sucré — d’aucuns auraient dit beaucoup trop sucré. C’était l’un de ses rares péchés mignons, et il aurait renvoyé dans les cordes toute personne qui aurait trouvé quelque chose à y redire.

— Marcus ? Tout va bien ? Tu m’inquiètes, là.

Il finit par lever les yeux de son écran, croisa son regard et la vit tressaillir.

— Moi, ça va, dit-il. Il paraît que c’est toi qui ne vas pas très bien.

— N’importe quoi. Je me porte comme un charme.

— Ton cardiologue est du même avis ? demanda-t-il, incapable de dissimuler la pointe de reproche qui aiguisait sa voix.

Elle ferma les yeux et se laissa tomber dans le fauteuil qui faisait face au bureau de Marcus.

— Qui te l’a dit ? demanda-t-elle.

Son visage avait pris une teinte grise qui alarma Marcus. Il se redressa et tendit la main vers son téléphone.

— Tu veux que j’appelle un médecin ?

— Non, ça va aller…

Elle ouvrit les yeux et Marcus y lut du regret.

— Je ne voulais pas te le cacher, mais je ne voulais pas non plus t’inquiéter. Et je ne voulais surtout pas inquiéter ta mère.

— Et pourtant, c’est ce qui est arrivé. Elle a envoyé quelqu’un pour savoir où tu étais passée, ce jour-là, mais tu avais complètement disparu. Sans dire un mot. Tu pensais que ça, ça ne l’inquiéterait pas ?

Elle redressa légèrement le menton pour le regarder droit dans les yeux.

— Elle se faisait déjà assez de souci pour toi, à ce moment-là, dit-elle. Et elle ne connaît même pas les risques que tu prends tous les jours. Moi qui suis au courant, je suis déjà rongée par l’inquiétude. On dirait que tu as besoin de te punir, Marcus, et ça me terrifie.

« Tu veux mourir… Tu es fou », avait dit Stone. Marcus ne put s’empêcher de grimacer. Les mots de son frère résonnaient dans sa tête, accusateurs. Il les refoula et plissa les yeux.

— Ce n’est pas de moi qu’il est question, là, dit-il. C’est de toi et de ta crise cardiaque. Tu as failli mourir…

Gayle se redressa et prit son air de nounou.

— Toi aussi, rétorqua-t-elle d’une voix égale. Il y a neuf mois… Et pas plus tard que cette nuit…

Elle brandit sa tablette sur l’écran de laquelle s’affichait l’article de Stone, et ajouta :

— J’ai lu ça au réveil, en buvant mon café. Tu aurais pu nous prévenir, ta mère et moi, avant de publier cette belle histoire.

— J’ai appelé maman. Elle dormait encore. J’ai dit à Fiona de lui demander de m’appeler avant qu’elle ait le temps de lire l’article.

Les lèvres de Gayle tremblaient de colère.

— Heureusement, dit-elle, que je t’ai fait promettre de porter un gilet pare-balles.

Marcus avait dit à Scarlett que c’était à sa mère qu’il avait fait cette promesse parce que c’était plus facile que d’expliquer que Gayle avait été une mère pour lui lorsqu’il avait eu le plus besoin de réconfort. Scarlett aurait sans doute voulu en savoir plus, et Marcus n’était pas du tout prêt à lui en parler.

— Je parle sérieusement, ajouta Gayle. Il faudrait que je te fasse promettre de porter un casque en acier en plus du gilet en kevlar.

Marcus résista à l’envie de se tortiller dans son fauteuil, comme un gamin qu’on réprimande. Je suis le patron de ce journal, pas un petit garçon, se reprit-il. Et je ne suis pas né de la dernière pluie. Mais il ne se convainquit pas plus lui-même qu’il n’aurait convaincu Gayle s’il l’avait rembarrée de cette façon-là. Il revint donc résolument au sujet initial : la santé de Gayle.

— Moi, au moins, dit-il, je n’ai pas cherché à dissimuler ce qui m’est arrivé la nuit dernière. Je ne t’ai jamais rien caché. Contrairement à toi.

— Il valait mieux que tu ne saches pas, fit Gayle en haussant le ton.

— Quoi ! s’étrangla-t-il avant de laisser libre cours à sa colère. Mais enfin, Gayle ! Tu ne me fais pas confiance ? J’aurais pu veiller sur toi !

Il se rendit compte qu’il s’était levé, qu’il pointait un doigt accusateur vers Gayle et qu’il était en train de hurler comme un forcené.

— Et merde, marmonna-t-il piteusement en se rasseyant.

— Je ne t’ai pas laissé veiller sur moi parce que tu ne m’as pas laissée veiller sur toi non plus, répliqua fermement Gayle.

— C’était peut-être vrai sur le moment… Mais maintenant ? Et ne change pas de sujet ! la prévint-il en désignant la tablette que Gayle brandissait. On parle de toi, là, pas de moi ! ajouta-t-il.

La mâchoire de Gayle se crispa.

— Je ne te permets pas de me parler sur ce ton, Marcus O’Bannion, lui dit-elle d’un ton glacial.

Marcus inspira profondément et relâcha lentement son souffle. Il baissa la main et dit d’un ton beaucoup plus calme :

— Je comprends que tu m’aies caché ça, il y a neuf mois… Même huit mois. Disons même six mois… Mais je suis rétabli. Je vais très bien. Tu aurais dû m’en parler.

Elle le fusilla du regard.

— Tu viens de te faire tirer dessus ! lui rappela-t-elle d’un ton furieux. Et tu oses me dire en face que tu vas bien !

Marcus baissa la tête, cherchant les mots justes. L’approche personnelle ne marchait pas. Il y avait trop de colère entre eux. Il fallait revenir à un ton plus professionnel. Il leva la tête et la regarda droit dans les yeux.

— Tu as été victime d’une crise cardiaque, Gayle. Ensuite, tu as été absente pendant une semaine. Normalement, le service des ressources humaines aurait dû te déclarer inapte au travail jusqu’à ce que ton médecin donne le feu vert à ton retour. Il aurait dû aussi te prescrire un arrêt maladie d’une semaine pour que tu sois payée en ton absence. Mais ton médecin n’a rien prescrit de tel. Tu es revenue prématurément et tu as permis à une employée subalterne de remplir certaines de tes tâches. Tu lui as donné accès à des archives confidentielles de l’entreprise, qu’elle n’était pas autorisée à consulter. C’est un grave manquement au règlement de l’entreprise… Pire, c’est un grave manquement à la confiance que j’ai en toi.

Choquée, elle ouvrit de grands yeux.

— Tu penses vraiment que j’ai laissé Jill accéder à des données confidentielles ?

— Elle a passé tes mails au crible, Gayle. Alors, non, je ne pense pas que tu l’as laissée accéder à des dossiers confidentiels, je sais que tu l’as fait.

Gayle pâlit.

— Elle trie mes mails ? Je ne lui ai jamais demandé de faire ça.

— Eh bien, elle l’a fait quand même. Elle s’est également chargée de mettre à jour la liste des menaces.

Gayle se tassa dans son fauteuil.

— Oh ! non, murmura-t-elle.

— Eh si. C’est elle qui me l’a dit, ce matin. Elle m’a aussi dit que je t’en demandais trop et que, ma famille et moi, nous avons toujours profité de toi. Sinon, selon elle, tu aurais déjà pris ta retraite depuis longtemps et tu aurais fait ta vie sans nous. Et elle a précisé que c’étaient les lettres de menace qui avaient provoqué ta crise cardiaque. C’est vrai ?

Gayle passa un doigt tremblant sur ses lèvres.

— Non. Personne n’a profité de moi, dit-elle. Je suis ici parce que vous êtes ma famille, Marcus. Toi, Stone, Audrey, ta mère… Et Jeremy, même s’il ne vit plus avec nous. Je n’ai pas d’autre famille.

— Je suis heureux de te l’entendre dire. Tu fais partie de la famille. Je…

Submergé par l’émotion, Marcus dut s’interrompre un instant avant de reprendre :

— Tu as toujours répondu présent quand j’avais besoin de toi. Je ne veux pas que tu croies que je suis ingrat. Je sais ce que ça t’a coûté. Tu aurais pu te marier et avoir des enfants, ton propre foyer. Et pourtant tu es restée avec nous…

Gayle se pencha et lui jeta un regard farouche.

— J’ai un foyer. J’ai des enfants : toi, Stone et Audrey… Et Mikhail, dit-elle avant d’ajouter d’une voix à peine audible, brisée par le chagrin : et Matty, aussi. Oh ! mon Dieu, comme ils me manquent…

Marcus inclina la tête, incapable de respirer. Le nom de Matty était rarement prononcé dans sa famille. Et quand il l’était, c’était toujours dans un souffle — comme si dire son nom à voix haute risquait de le réveiller. Car il était plus facile d’imaginer qu’il dormait que d’admettre qu’il était mort. Bien sûr, Marcus n’avait pas besoin de se persuader qu’il n’était plus de ce monde, il avait vu le corps sans vie de Matty et n’était pas près de l’oublier. Cela hantait ses cauchemars et le tenait parfois éveillé, lorsque ses souvenirs refaisaient surface sans crier gare. Il se demanda si le nom de Mikhail ne finirait pas bientôt par être occulté dans la famille, comme celui de Matty. Non, se jura-t-il, je ne le permettrai pas.

— Moi aussi, ils me manquent, répondit-il d’une voix rauque. Tous les deux.

Ils restèrent silencieux pendant un long moment avant que Marcus ne trouve la force de relever la tête. Il vit Gayle, les bras serrés contre sa poitrine, les yeux fermés, le corps tout entier secoué par des sanglots silencieux.

Il se leva et contourna son bureau pour venir s’accroupir à côté du fauteuil, un paquet de mouchoirs jetables à la main.

— Arrête de pleurer, chuchota-t-il. Tu me fais peur.

À travers ses larmes, elle lui jeta un regard noir.

— C’est moi qui te fais peur ? Moi ? demanda-t-elle.

Elle prit un mouchoir en papier et s’essuya les joues.

— J’ai failli t’enterrer, toi aussi, Marcus O’Bannion, et tu n’as pas l’air de t’en soucier.

Il avait perdu deux frères. Elle avait perdu deux garçons qu’elle considérait comme ses fils. Mais ces larmes, elle les verse pour moi. Parce qu’elle avait failli le perdre, lui aussi.

Le tueur aurait facilement pu m’achever d’une balle dans la tête. Étendu sur l’asphalte et le souffle coupé par l’impact d’une balle de gros calibre, il offrait une cible facile.

« Tu te crois invincible ? Immortel ? » Les mots de Stone résonnèrent dans sa tête et Marcus faillit sourire.

Bon, d’accord, j’ai compris. Quand les deux personnes qui me connaissent le mieux me disent la même chose, le même jour…

Il était peut-être temps, en effet, de les écouter.

Il se releva et s’assit sur le rebord du bureau.

— Pardonne-moi, Gayle. Tu as raison. Je ne voulais pas te faire de peine. Je te promets de faire plus attention, à compter d’aujourd’hui.

Elle renifla et détourna la tête. Elle pleurait encore mais moins fort.

— Euh, j’ai remarqué que tu n’incluais pas Keith dans ta famille, dit-il d’un ton pince-sans-rire, pour changer de sujet.

L’aversion qu’elle éprouvait pour le mari de Jeremy n’était un secret pour personne.

Gayle renifla de nouveau et se tourna vers lui.

— Je ne l’aime pas, cet homme, reconnut-elle. Il se comporte comme si Jeremy lui appartenait. Quand ils viennent nous voir à la maison, il regarde sa montre toutes les cinq minutes et pousse des soupirs d’enfant ronchon pour nous montrer qu’il a hâte de partir.

Ce n’était pas faux. Personne n’aimait Keith, au sein de la famille. Cette antipathie n’avait rien à voir avec l’orientation sexuelle de Jeremy. Elle naissait plutôt du choix qu’il avait fait en s’unissant avec un tel compagnon.

— Keith est possessif, c’est vrai, dit Marcus. Mais Jeremy l’aime, et on n’y peut rien.

— C’est vrai, marmonna-t-elle. De toute façon, aucun d’entre vous n’écoute jamais mes conseils. Bon, il faut que je retourne travailler. Il n’y a personne à l’accueil.

— Pas si vite, dit Marcus.

Il se pencha vers elle et posa deux doigts sur l’épaule de Gayle, comme pour l’obliger à rester assise dans son fauteuil.

— Tu n’as pas répondu à ma question, dit-il. Est-il vrai que c’est une menace qui a provoqué ta crise cardiaque ?

Elle secoua la tête, beaucoup trop calmement.

— Non, C’est faux. J’avais une obstruction artérielle qui n’attendait que le bon moment pour me terrasser. Cela aurait pu arriver n’importe où, au moindre accès de stress. Il vaut mieux, d’ailleurs, que j’aie eu mon malaise ici qu’au volant de ma voiture sur l’autoroute. Jill m’a emmenée à l’hôpital sans tarder. Tout s’est bien passé. Il n’y a pas eu de drame. On m’a prescrit un bêtabloquant et j’ai guéri. Il n’a pas été nécessaire de me poser un stent. Je n’ai pas été opérée. Je suis en parfaite santé.

— Hum, fit Marcus.

Peu convaincu, il la dévisagea jusqu’à ce qu’elle se mette à rougir.

— Tu as toujours été experte dans l’art d’esquiver mes questions, dit-il enfin. Qu’est-ce qu’il y avait dans la lettre que tu lisais quand Jill t’a trouvée, les bras serrés contre ta poitrine ? Elle m’a affirmé que tu l’avais cachée pendant qu’elle appelait les secours.

Gayle redressa presque imperceptiblement le menton.

— Ça n’a plus aucune importance, dit-elle. J’ai réglé cette affaire moi-même.

— Pourrais-tu tout simplement répondre à ma question ?

Elle lui jeta un regard furieux mais capitula.

— Bon, d’accord. Je te la montrerai, cette lettre. Elle est dans mon coffre, à la maison.

— Qui l’a envoyée ? demanda-t-il.

— Leslie McCord.

Marcus grimaça.

— Ah, la charmante Mme McCord…, dit-il d’un ton sarcastique.

La tendre épouse de Woodrow, alias Woody, le prof de lycée pervers qui téléchargeait du porno pédophile sur son ordinateur… Et l’objet de la dernière enquête de Marcus et son équipe avant la disparition de Mikhail.

— Ce n’est pas étonnant. Elle a eu une réaction extrêmement négative quand la perversion de son mari a été révélée au public. Elle a même été jusqu’à m’accuser d’avoir mis ces vidéos sur le disque dur de son cher mari.

— Elle n’a jamais cru qu’il était coupable, mais cette solidarité conjugale, c’est courant…

— Oui, même quand on leur brandit les preuves sous les yeux, acquiesça Marcus. Elle doit nous accuser d’être responsables de son suicide.

Ce salopard avait réussi à se pendre dans sa cellule avant de passer en procès.

— De quoi est-ce qu’elle nous menaçait ? demanda Marcus.

Gayle soupira avec lassitude.

— Elle reprochait à Stone d’avoir écrit l’article, et à toi de l’avoir publié. Elle en voulait à tous les journalistes du Ledger d’avoir sali la réputation de son mari et ruiné sa propre vie.

— Ça n’a pas l’air très grave. On a vu bien pire.

— Elle écrivait aussi qu’elle priait pour que tu saches ce qu’on ressent quand on perd un être cher…

Gayle le regarda droit dans les yeux et, cette fois, il eut le plus grand mal à ne pas détourner le regard.

— Elle ajoutait, poursuivit Gayle, qu’on ne sait pas ce que c’est, la souffrance, tant qu’on n’a pas vu celui qu’on aime mourir. Apparemment, son souhait le plus cher était que tu meures en sachant que l’être que tu aimes le plus a supplié en vain qu’on t’épargne… J’ai reçu cette lettre le matin où ta mère a appris que Mikhail avait disparu.

— Mon Dieu, fit Marcus d’une voix accablée. Tu pensais que c’était Leslie McCord qui avait enlevé Mikhail.

— Ou plutôt qu’elle avait payé un tueur à gages pour le faire. Je ne pouvais pas m’empêcher de penser : non, il ne faut pas que ça recommence. Je me suis dit que ta mère n’y survivrait pas, si elle perdait Mikhail comme elle avait perdu Matty.

Le cœur de Marcus s’était mis à battre plus fort.

— Et c’est ce qui est arrivé, murmura-t-il. Sauf que ce n’est pas Leslie McCord qui l’a tué.

Un sourire amer se forma sur les lèvres de Gayle.

— C’est ironique, hein ? murmura-t-elle avec aigreur. Ça m’a fichu une telle frousse que je me suis évanouie. Quand j’ai repris conscience, il y avait Jill à mes côtés qui me hurlait dans l’oreille : « Ne meurs pas ! »

Marcus se passa le dos de la main sur la bouche, s’efforçant d’évacuer le souvenir de la tombe de Mikhail et du corps qui y gisait.

— Je comprends mieux pourquoi tu ne m’as pas parlé de cette lettre quand elle est arrivée. Tu as fini à l’hôpital, ce jour-là… Et moi aussi.

Marcus s’était rendu à la cabane familiale pour y retrouver Stone, qui avait déjà découvert le corps de Mikhail. Ils avaient également trouvé la femme et la petite fille séquestrées par le psychopathe. Elles étaient échevelées, épuisées, mais saines et sauves. Sauf que le meurtrier était survenu à cet instant. Marcus, par réflexe, s’était jeté devant la jeune femme lorsque le tueur s’était mis à tirer. Une balle avait perforé l’un des poumons de Marcus, qu’il avait fallu opérer d’urgence en unité de soins intensifs.

Il était donc vrai qu’il n’aurait pas été en état d’être informé de la crise cardiaque de Gayle ni de la menace qui l’avait provoquée. Ni ce jour-là, ni tout au long du mois qui suivit. Après une blessure aussi grave, sa convalescence et sa rééducation avaient pris plusieurs semaines.

Il secoua la tête.

— Mais pourquoi ne m’en as-tu pas parlé plus tard, quand tu as su que ce n’était pas Leslie McCord qui avait tué Mikhail ? Nous étions tous les deux rétablis et nous avions repris le travail. Pourquoi n’as-tu rien dit ?

— C’était inutile, répondit Gayle.

— Comment le sais-tu ? Leslie aurait pu attendre notre retour au travail et nous prendre par surprise. Elle le peut encore, d’ailleurs.

Gayle secoua la tête.

— Leslie McCord ne menacera plus personne, déclara-t-elle.

Marcus fronça les sourcils.

— Comment ça ?

Gayle ouvrit la bouche pour répondre mais sa voix fut noyée sous des éclats de voix en provenance du bureau voisin.

— Qu’est-ce que vous foutez là ?

C’était la voix de Stone et il semblait furieux.

— Je vous conseille d’ôter votre main de mon épaule, lui répondit une voix féminine.

Une voix calme, posée, et très familière aux oreilles de Marcus.

Elle est ici. Scarlett Bishop est venue ici.