Chapitre 3

Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 5 h 15

— Vous êtes bien matinal, aujourd’hui, patron.

Marcus sursauta et son regard passa de l’écran de son ordinateur portable à la femme qui se tenait sur le pas de la porte. Sa peau était encore chiffonnée par le sommeil, ses cheveux bouclés étaient ébouriffés et ses vêtements froissés.

Jill Ennis n’était pas censée se trouver là toute seule. Elle ne faisait pas partie du personnel de confiance. Pas encore. Et peut-être que ce ne serait jamais le cas.

Elle n’avait rien fait de mal, et son travail au journal était toujours impeccable. Mais elle dégageait quelque chose qui mettait Marcus mal à l’aise, même s’il n’aurait pas su dire pourquoi. Il l’aurait déjà licenciée depuis des mois si elle n’avait pas été la nièce de Gayle. Elle avait achevé ses études secondaires l’année précédente, et Gayle avait demandé à Marcus de lui fournir un emploi en attendant qu’elle décide de ce qu’elle voulait faire de sa vie.

Comme Marcus n’avait jamais rien pu refuser à Gayle, il l’avait embauchée. Son travail consistait à mettre à jour le site Internet du Ledger, et elle le faisait bien. Mais elle s’était récemment inscrite à l’université et s’était mise à venir en dehors des horaires habituels, pour travailler sur le site. Il fallait souvent la forcer à partir quand ses collègues rentraient chez eux à 2 heures du matin, au moment où le journal partait à l’impression.

— Que faites-vous ici ? l’interrogea Marcus en se demandant si elle l’avait entendu parler au téléphone.

— Je travaillais sur une maquette publicitaire pour un nouveau client et j’avais du mal à la finaliser. Je me suis endormie à ma table de travail. Dans mes rêves, j’ai entendu quelqu’un jurer, je me suis réveillée et je me suis rendu compte que c’était vous. Qu’est-ce qui se passe ?

Marcus ne daigna pas répondre et se concentra de nouveau sur la liste des menaces qui s’affichait à l’écran. Il n’avait pas consulté cette liste depuis plus de neuf mois et il la trouva beaucoup plus longue que dans ses souvenirs — et comportant beaucoup trop de noms de personnages susceptibles de lui tirer dessus. Il ne pouvait pas remettre cette liste entière à Scarlett Bishop. Elle était assez futée pour y déceler des liens avec d’autres affaires. Et pour comprendre que Marcus ne se contentait pas de publier des informations.

— Vous ne vous endormiriez pas au travail si vous ne passiez pas votre temps à brûler la chandelle par les deux bouts, marmonna-t-il. Je vous paye assez pour que vous ne soyez pas obligée de suivre des cours du soir à la fac.

— Vous me payez bien trop, dit Jill. Ça n’a jamais été un problème.

Il leva les yeux de la liste et demanda :

— Alors, qu’y a-t-il ? Pourquoi est-ce que vous vous acharnez comme ça ? Vous savez bien que je me fiche que vous obteniez un diplôme.

Elle esquissa un sourire sans joie.

— Il vaut mieux que je ne réponde pas à cette question, Marcus.

Surpris par la hargne avec laquelle elle avait prononcé ces mots, Marcus refoula sa propre irritation et s’efforça de paraître aimable.

— Essayez quand même, dit-il.

— Bon, d’accord.

Jill croisa les bras et lui jeta un regard qui lui rappela ceux dont Gayle l’accablait lorsqu’elle le grondait dans son enfance.

— Quand j’étais petit, votre tante me terrifiait quand elle me regardait comme ça, commenta-t-il.

Il se cala dans son fauteuil, se demandant pourquoi Jill avait l’air si sévère.

— Je sais, dit-elle. Stone savait la charmer quand il était pris sur le fait, et il arrivait même à lui extorquer des petits gâteaux… Mais vous, vous avez toujours avoué vos méfaits.

— C’est exact, reconnut-il.

Il y en avait pourtant un qu’il n’avait jamais avoué à Gayle ni à quiconque. En partie parce qu’il en avait honte. En partie parce qu’il redoutait les conséquences de cet aveu pour sa mère et pour Stone. Mais surtout parce qu’il n’avait que huit ans à l’époque — il était un petit garçon traumatisé par une situation à laquelle aucun enfant ne devrait jamais être confronté.

Cette fois, s’il n’avait pas eu à se confesser à Gayle, c’est qu’elle avait tout vu. Et elle avait gardé le secret tout au long des vingt-sept dernières années. L’amour qu’elle lui portait lui avait permis de ne pas sombrer dans l’abîme. S’il était assis à ce bureau à cet instant, c’était grâce à elle, qui n’avait jamais cessé de croire en lui.

À présent, il faisait face à la froideur furieuse de sa nièce sans se démonter.

— Mais je ne suis plus un gamin, Jill, et vous n’êtes pas Gayle. Je suis votre patron…

Il laissa la phrase en suspens, s’attendant à lire un peu de respect dans les yeux de la jeune fille. Mais elle persista à le regarder durement, et il haussa le ton :

— Pourquoi ne me dites-vous pas ce qu’il ne vaut mieux pas que je sache ?

Jill redressa les épaules.

— Vous êtes en train de consulter la liste des menaces… Pourquoi ? demanda-t-elle.

Stupéfait, Marcus se raidit. La colère qu’il refoulait depuis quelques heures menaçait à présent d’éclater. Comment savait-elle cela ? Il ne lui avait jamais révélé quelle était la vraie mission du journal. Il avait réduit au minimum son accès aux informations les plus sensibles.

— Comment connaissez-vous l’existence de cette liste ? demanda-t-il tout bas.

— Ma tante m’en a parlé.

Impossible.

— Non, c’est faux. Je suis sûr qu’elle ne vous en a jamais dit le moindre mot !

Gayle était l’unique personne à laquelle Marcus aurait pu confier la tâche de cataloguer les menaces qui pesaient sur sa vie. Et jamais elle n’en aurait parlé à quiconque, en dehors d’un cercle très restreint de personnes de confiance.

— D’accord, d’accord… Tante Gayle ne m’a jamais parlé de l’existence de cette liste, avoua-t-elle. J’ai piraté son ordinateur et j’en ai déduit toute seule qu’elle existait.

Elle redressa le menton en un geste de défi.

Marcus sentit un frisson lui parcourir la nuque. Il y a un problème, là. Un énorme problème. Les manières aimables qu’affectait Jill n’étaient qu’une façade. En fait, elle lui en voulait terriblement. Il se demanda depuis combien de temps elle nourrissait cette colère à son égard.

— Quand ? demanda-t-il.

— Le jour de la mort de Mikhail.

— De son meurtre, rectifia sèchement Marcus. Mikhail a été assassiné.

— Comme vous voudrez, répliqua-t-elle d’un ton aussi sec que le sien. Le jour où Mikhail a été assassiné, je suis venue au journal et j’ai vu tante Gayle, toute blanche, les mains crispées sur la poitrine. C’était son cœur…

Marcus se redressa brusquement, provoquant un élancement dans son dos meurtri. Mais il sentit à peine la douleur sous l’effet de la panique.

— Quoi ? Gayle a eu une crise cardiaque ?

— Ouais. Une « petite ». Elle n’en a parlé à personne, au journal, dit-elle avec amertume.

Marcus ferma les yeux. Gayle n’était pas venue le voir à l’hôpital, la première semaine. Il ne l’avait revue qu’à l’enterrement de Mikhail. Il n’avait pas jugé bon de lui demander la raison de cette absence, l’attribuant au chagrin qu’elle devait éprouver. Elle avait élevé Mikhail dès son plus jeune âge. Son meurtre avait dû la faire souffrir terriblement. Mais jamais Marcus ne s’était douté qu’elle avait eu une telle réaction.

— Gayle a eu une crise cardiaque, murmura-t-il, incapable de trouver d’autres mots pour exprimer sa consternation.

— Oui, c’est ce que je viens de vous dire…

Jill lâcha un soupir agacé et ajouta :

— Et là, vous êtes censé demander : « Pourquoi ne m’a-t-elle rien dit ? »

Il ouvrit les yeux et son regard rencontra celui de Jill, toujours plein de reproche. Il reconnut qu’il méritait cette hostilité.

— Je n’ai pas besoin de poser cette question, répliqua-t-il. Je sais déjà pourquoi. Gayle place le bien-être des autres avant le sien. Elle a toujours été comme ça. Si vous croyez que je l’ignore, vous vous trompez lourdement. Et si vous cherchez à me culpabiliser parce que j’ai ignoré ce malaise et qu’elle a continué à venir travailler comme si de rien n’était, c’est réussi. Je savais que la mort de Mickey lui avait porté un coup terrible, mais je ne me suis jamais douté que son cœur avait failli lâcher.

— Ce n’est pas la nouvelle de la mort de Mickey qui a failli la tuer… Elle n’était pas encore au courant, à ce moment-là… C’est à cause de vous, Marcus, qu’elle a eu un malaise.

Il haussa les sourcils, interloqué.

— Moi ? Elle a appris que j’avais été blessé, c’est ça ?

— Non. Elle a eu cette crise cardiaque le matin, plusieurs heures avant que vous soyez blessé. Je l’ai trouvée, une main crispée sur sa poitrine et l’autre serrant une feuille de papier. J’ai appelé les secours dès que j’ai compris ce qui lui arrivait… Je lui ai conseillé de se détendre et de rester immobile mais, pendant que j’étais au téléphone, elle a refermé le dossier sur lequel elle travaillait et caché la feuille qu’elle avait à la main. Tout ça alors qu’elle suffoquait…

Marcus imagina la scène, ce qui ne fit qu’accroître ses remords.

— Donc, vous avez voulu vous renseigner sur ce qui l’avait bouleversée, dit-il. Je vous comprends. J’imagine qu’elle était en train de mettre la liste à jour.

Il la parcourut rapidement, en quête d’une menace assez plausible et assez terrifiante pour provoquer un infarctus chez une femme de cinquante-cinq ans.

— Ouais, dit Jill. Ça fait des années qu’elle répertorie les menaces qu’on vous adresse, Marcus. Des années.

— Je sais. C’est moi qui lui ai demandé de le faire.

— C’est bien ce que je pensais. C’est pour ça que je vous en veux…

— Et vous n’avez pas vraiment tort, concéda-t-il. Je n’aurais pas dû lui confier une telle responsabilité.

— Non, Marcus, vous n’auriez pas dû. Tante Gayle est trop âgée pour se faire du souci pour vous.

Marcus fronça les sourcils.

— Gayle n’est pas si vieille, objecta-t-il. Je reconnais que j’aurais dû faire plus attention, mais elle n’a que cinquante-cinq ans. Et elle a toujours été en bonne santé.

— Ce n’est plus le cas.

Marcus eut un nouvel accès de panique.

— Sa crise cardiaque… Quel était le degré de gravité ? s’enquit-il.

— Assez élevé, répondit Jill. Le médecin lui a conseillé de prendre sa retraite au plus vite.

— Mais il suffit de me le demander ! Elle sait bien que je ne la laisserai jamais tomber…

Il perçut dans sa propre voix une pointe de désespoir. Gayle faisait partie de la famille. Elle était une seconde mère pour lui, depuis toujours.

— Une maison en Floride, une aide à domicile, promit-il. Tout ce qu’elle veut…

Les yeux de Jill brillèrent d’une colère renouvelée.

— Elle ne veut pas prendre sa retraite. Elle vous est trop dévouée, ainsi qu’à votre famille. Et maintenant que Mickey est mort, elle refuse de quitter votre mère.

— Alors, moi, je vais la mettre à la retraite, qu’elle le veuille ou non.

— Ne faites pas ça. Vous n’êtes pas censé connaître ses ennuis de santé, et si Gayle apprend que je vous en ai parlé, elle m’en voudra à mort.

Contrarié, Marcus se tourna vers l’écran et parcourut de nouveau l’inventaire des menaces.

— Ce jour-là, elle n’a rien ajouté à la liste, dit-il au bout d’un moment. Et aucune des menaces reçues depuis n’a été assez plausible pour qu’elle s’en inquiète à ce point. En tout cas, rien d’assez sinistre pour provoquer une crise cardiaque… Avez-vous retrouvé la feuille qu’elle avait à la main ?

— Non.

— Et elle ne vous en a jamais reparlé ? Si ce qu’il y avait d’écrit dessus était aussi terrifiant, elle aurait dû m’avertir, quand même…

Jill haussa les épaules.

— Peut-être que ça lui est sorti de la tête, à cause de l’enterrement de Mickey et de votre hospitalisation.

— Elle n’aurait quand même pas oublié quelque chose d’aussi grave, objecta-t-il.

Nouveau regard glacial.

— Elle a eu une crise cardiaque, Marcus. Vous ne concevez donc pas qu’elle puisse se préoccuper d’autre chose que de vous et de votre famille… ? Comme sa santé, par exemple ?

Marcus fut tenté de lui rappeler qu’il était son patron, mais il se ravisa.

— Pendant combien de temps est-elle restée à l’hôpital ?

— Quatre jours.

Dont trois pendant lesquels il était lui-même hospitalisé…

— Quel hôpital ? demanda-t-il.

— Heureusement pas celui du comté. Comme vous y étiez ainsi que Stone, on aurait eu du mal à lui dissimuler la mort de Mikhail. Quand je l’ai appris et que j’ai su que vous étiez blessé…

— Vous avez eu peur qu’elle n’ait une deuxième crise cardiaque…

— Oui. Et le cardiologue était d’accord. Nous avons réussi à lui cacher la nouvelle, ce qui n’est jamais facile avec elle. Je lui ai tout dit trois jours plus tard, en présence de son médecin. À ce stade, Stone était déjà tiré d’affaire, et vous-même étiez sorti de l’unité de soins intensifs. Je pouvais donc lui assurer que deux des trois frères avaient survécu, ce qui atténuait la mauvaise nouvelle.

— Elle aimait tellement Mikhail, murmura Marcus.

— Je sais, dit Jill d’une voix plus douce. Elle était bouleversée quand je lui ai appris sa mort. Mais son cœur a tenu, cette fois… Ce qui m’a rassurée.

— Elle ne vous a pas demandé pourquoi nous n’étions pas venus lui rendre visite à l’hôpital ?

— Non. Elle m’a interdit de vous dire qu’elle était malade. J’ai dû lui promettre de dire à votre mère qu’elle avait pris des congés. Mais le temps qu’elle se rétablisse, j’avais appris le meurtre de Mikhail, et votre blessure ainsi que celle de Stone. Alors je n’ai rien dit à qui que ce soit. D’ailleurs, personne ne m’a demandé où elle était…

— Sauf ma mère, dit Marcus d’un ton accusateur.

Qu’il ne regretta pas, car il en voulait à Jill, et même, dans une moindre mesure, à Gayle.

Gayle avait été là lorsque sa mère avait sombré dans une telle dépression qu’elle était devenue incapable de s’occuper correctement de ses enfants. C’était elle qui mettait du sparadrap sur les plaies aux genoux et aux coudes de Marcus. C’était elle aussi qui veillait à ce qu’il fasse ses devoirs et qui lui avait appris à faire du vélo.

Et quand il avait huit ans, elle était toujours à son chevet quand il se réveillait en pleine nuit. Dans ses cauchemars peuplés d’hommes au regard glacial, armés d’énormes pistolets, les sanglots de ses frères résonnaient sans cesse, ainsi que les coups de feu, plus assourdissants que dans la réalité. Cela avait duré de longs mois et à chaque fois il était réconforté par la présence de Gayle, qui lui chuchotait des mots rassurants. Jusqu’à ce qu’il lui jure que ses cauchemars avaient cessé. En réalité, il avait tout simplement appris à rester allongé dans son lit, immobile et silencieux, faisant semblant de dormir. Mais il savait que, s’il l’appelait, elle accourrait aussitôt.

Elle veillait sur lui depuis qu’il était tout petit. Mais il n’avait pas été à ses côtés quand elle avait eu besoin de sa présence. Certes, il était à l’hôpital, totalement immobilisé, mais Gayle n’en savait rien, sur le moment. Elle avait choisi de priver Marcus d’une occasion de veiller sur elle, comme elle avait veillé sur lui. Et cette pensée le piquait au vif. Mais c’était surtout pour sa mère qu’il en souffrait.

— Ma mère l’a appelée, elle a cherché à savoir où elle était, dit-il d’un ton de reproche. Comme elle n’arrivait pas à la joindre, elle a envoyé quelqu’un chez elle, mais il n’y avait personne…

Jill redressa de nouveau le menton, les lèvres pincées.

— Désolée, mais ce n’était pas mon problème. Votre mère a beaucoup de gens à son service. Elle n’avait pas besoin que tante Gayle lui serve de bonniche aussi…

Le mépris qu’éprouvait Jill envers la famille de Marcus était évident. Là était la cause du malaise qu’il ressentait en sa présence depuis qu’il l’avait embauchée.

— Ce n’est pas parce qu’elle avait besoin d’une bonniche que ma mère a cherché à la contacter, répliqua-t-il d’un ton égal. Elle tenait simplement à ce que Gayle n’apprenne pas la mort de Mikhail en regardant le journal. Elle préférait que ce soit elle qui lui annonce la mauvaise nouvelle, et non un inconnu. Elle était inquiète parce que Gayle avait disparu. Parce que Gayle est son amie, malgré tout le mal que vous semblez penser d’elle.

— Désolée, dit Jill avec raideur. J’essayais d’aider ma tante. En travaillant pour votre famille, elle a sacrifié tant de fois ses propres besoins et ses propres désirs. Bien davantage que vous ne le méritez…

Elle inspira profondément et se corrigea :

— Bien davantage qu’elle n’aurait dû.

Davantage que nous ne le méritons ? Marcus n’avait jamais vu les choses comme cela. Gayle avait toujours été à ses côtés. Elle ne s’était jamais plainte, ne s’était jamais comportée comme si sa fidélité était un fardeau ou un sacrifice. Et elle n’avait jamais paru mettre en doute sa présence ou sa motivation. Elle les aimait. Et rien d’autre n’importait. Mais, à présent, Marcus commençait à en douter…

Merde, ce n’est pas vraiment le moment. Il avait promis à Scarlett Bishop de lui envoyer la liste des personnes qui l’avaient menacé de mort. Surtout, il fallait qu’il se mette sans tarder en quête de l’identité exacte de Tala et de son domicile.

Et cependant, cette dispute avec Jill et le mépris qui bouillonnait en elle avaient leur importance. Visiblement, Jill ne l’aimait pas, lui et sa famille — ce qui incita Marcus à se demander pourquoi elle avait voulu travailler pour lui, au départ. Mais ce qui le chiffonnait le plus, c’était que Jill connaissait depuis neuf mois l’existence de la liste.

— Comment avez-vous deviné que j’étais en train de regarder la liste des menaces ? demanda-t-il.

Ce soudain changement de sujet la fit tressaillir, la surprise se lut un très bref instant sur son visage, mais la colère y revint vite. La colère, la méfiance… et la peur. Oui, elle avait peur de lui. Et pourtant, elle restait ferme. Son attitude était celle d’un soldat résolu à se défendre jusqu’à la mort.

Mais pourquoi a-t-elle peur de moi ? Quel mal croyait-elle donc qu’il puisse lui faire ? Quelle pression pensait-elle qu’il avait exercée sur Gayle depuis tant d’années ?

— J’ai mis une alarme sur le fichier, expliqua-t-elle. Chaque fois que quelqu’un l’ouvre, je reçois une alerte sur mon téléphone portable. C’est ce signal qui m’a réveillée.

Il l’observa avec circonspection.

— Vous êtes meilleure en informatique que vous ne l’avez dit quand je vous ai embauchée, remarqua-t-il.

Il se demanda ce qu’elle avait vu d’autre depuis qu’elle travaillait pour lui.

Elle haussa les épaules.

— Je ne m’attendais pas à ce que ce soit vous qui activiez ce fichier, expliqua-t-elle. Je surveillais ma tante. Elle a eu une crise cardiaque en consultant cette liste. Elle n’a pas eu d’autres problèmes depuis, mais si elle en avait eu, il aurait fallu que je le sache. Je suis arrivée à temps par pur hasard, cette fois-là. Je ne peux pas compter là-dessus, la prochaine fois qu’elle aura un pépin de ce genre.

— Je respecte vos motifs, dit Marcus.

Elle eut un sourire méprisant et demanda :

— Mais… ?

Mais il ne la croyait pas. Elle était trop discrète. Trop prudente. Et cela faisait neuf mois qu’elle pouvait accéder à sa guise aux données de Gayle.

Et si elle en avait trop vu ?

Acheter son silence ne semblait pas une bonne idée. Il la payait déjà bien plus que le salaire habituel des concepteurs graphiques. On en revenait donc à cette question : pourquoi s’épuisait-elle à travailler pour lui toute la journée et à préparer un diplôme le soir ?

— Mais, dit-il, je me rends compte aujourd’hui que je ne sais pas grand-chose de vous.

Elle leva les yeux au ciel.

— Sans blague !

Il ignora le sarcasme.

— Je vous ai demandé pourquoi vous vous épuisiez à la tâche pour obtenir un diplôme, et vous m’avez répondu en me demandant pourquoi je consultais la liste des menaces. Je ne vois pas bien le rapport…

— Non, ça vous dépasse, hein ? Pourquoi avez-vous demandé à ma tante de lister les menaces ?

Il commençait à en avoir assez de l’entendre répondre par une question quand il lui en posait une.

— Il fallait que j’en conserve une trace, répondit-il néanmoins.

— Cette raison n’est pas assez bonne.

— Eh bien, il faudra vous en contenter. Je suis votre patron, après tout.

— Pour l’instant.

Il haussa les sourcils et demanda :

— Vous envisagez de démissionner ?

— Non. J’envisage dès maintenant de trouver un nouveau boulot quand vous aurez été assassiné par l’une des innombrables personnes qui vous vouent une haine mortelle. Et pour la plupart des employeurs, un diplôme, ça compte.

C’est donc ça. Il commençait à y voir plus clair.

— Vous avez peur qu’une des personnes figurant sur cette liste ne passe à l’acte ?

— Vous aussi, répliqua-t-elle d’un ton de défi. Sinon, vous n’auriez pas poussé des jurons en la consultant. Tenez…

Elle lui tendit une clé USB et ajouta :

— La version la plus récente et complète de la liste.

Par réflexe, il tendit la main pour s’emparer du petit objet, mais ce mouvement réveilla brusquement sa douleur au dos. La grimace qu’il ne put contenir n’échappa pas au regard perçant de Jill.

— Vous êtes blessé ? demanda-t-elle. Quelqu’un vient d’essayer de vous tuer ?

Merde, il ne manquait plus que ça.

— Non, je ne suis pas blessé. Qu’entendez-vous par « version complète » ? demanda-t-il en désignant l’écran. Celle-ci ne l’est pas ?

— Non. Ce fichier est mémorisé sur le serveur du Ledger. C’est sur celui-là que tante Gayle travaille. Elle croit qu’il est complet, mais ce n’est pas tout à fait exact…

Marcus sentit une immense lassitude l’envahir.

— Qu’est-ce que vous avez fait, Jill ?

— J’ai intercepté le courrier pendant les neuf derniers mois. Les messages banals du genre je-vous-hais-et-vous-allez-crever, je les laisse passer. Et tante Gayle les intègre dans le fichier. Les autres, ceux qui sont vraiment inquiétants, je les stocke sur cette clé USB, dont elle ignore l’existence.

Marcus fut pris de vertige.

— Pourquoi ?

— Parce que je trouve qu’elle vous aime trop pour pouvoir supporter de lire tous ces messages. Elle est terrifiée à l’idée que des gens rêvent de vous tuer. Et moi, je l’aime trop pour la laisser sacrifier sa santé. Donc, j’ai pris quelques… libertés.

— Quelles autres libertés vous êtes-vous permises ?

— Je règle les factures et trie votre courrier.

Deux tâches que Gayle était censée accomplir en personne. Cela ne ressemblait pas à la Gayle qu’il avait toujours connue. Mais la Gayle qu’il avait toujours connue n’aurait pas eu une crise cardiaque sans rien lui dire.

— Qu’est-ce que vous lui laissez faire, alors ? demanda-t-il.

— Elle s’occupe de votre agenda, répond au téléphone, elle organise toutes ces réunions que vous détestez tant… Et inventorie les menaces que vous recevez, vous et votre équipe de reporters… sauf celles que je soustrais de la liste, bien sûr.

— Gayle est au courant ?

— De tout, sauf des menaces que j’enlève. Elle ne voulait pas que je la remplace, mais c’était la condition sine qua non pour que je la laisse retourner travailler au journal, après sa crise cardiaque. Elle aurait préféré rester à la maison, mais elle estimait que vous aviez trop besoin d’elle ici, parce qu’à l’époque vous étiez encore convalescent.

Le poing de Marcus se crispa autour de la clé USB. Il ne savait plus contre qui diriger sa colère — contre Gayle, pour lui avoir caché tout cela, contre Jill, pour sa complicité active, ou contre lui-même, pour avoir été si aveugle.

— Ça fait six mois que je suis revenu. Depuis ce temps, elle aurait pu prendre sa retraite ou démissionner… Ou, pourquoi pas, me dire la vérité… Comment croyait-elle que j’allais réagir ? En la virant ?

Chose absolument impensable.

— Je me couperais la langue plutôt que d’élever la voix contre elle, déclara-t-il.

Cette fois, le petit sourire de Jill sembla sincère.

— Je sais bien, dit-elle. C’est pour ça que j’ai laissé cette situation se prolonger aussi longtemps. Elle est persuadée que vous avez encore besoin d’elle. Que vous n’êtes toujours pas « redevenu vous-même » depuis la mort de Mikhail. C’est peut-être vrai. Ou pas… Je n’en sais rien. Mais je suis certaine que tante Gayle a besoin de se rendre utile. Et je veille sur elle.

Marcus sentit sa colère s’estomper. Jill avait raison au sujet de Gayle. Et, par la force de l’habitude et sans même en avoir conscience, sa famille et lui en avaient sans doute profité excessivement, au fil des ans.

Il desserra le poing et baissa les yeux vers la clé USB.

— Gayle me signalait toujours les menaces les plus inquiétantes, pour que je sois sur mes gardes, dit-il en guettant les réactions de Jill.

— Pour que vous soyez sur vos gardes ou pour que vous puissiez éliminer la menace ? demanda-t-elle.

Elle ne sait pas, songea Marcus, mais elle a des soupçons. Et cela suffisait à le contrarier.

— Qu’entendez-vous par « éliminer » ? dit-il d’un ton plus froid.

La gorge de Jill frémit, ses joues s’empourprèrent. Elle était effrayée mais elle ne cilla pas.

— Vous avez été dans les rangers, Marcus. Vous détenez tous les pistolets possibles et imaginables, et rares sont ceux qui sont déclarés.

Comment avait-elle eu vent de son passé militaire et de sa collection d’armes ? Il remit cette question à plus tard.

— Et pourtant, vous êtes restée, fit-il.

— Comme je vous l’ai déjà dit, vous me payez bien. Et tante Gayle refuse de vous quitter. Je ne peux pas lui dire ce que j’en pense. Elle vous croit incapable de faire le moindre mal. Elle vous prend pour le messie.

— Vous n’avez pas répondu à ma question. Qu’entendez-vous par « éliminer » ?

Elle déglutit avant de répondre :

— J’ai étudié les menaces qui arrivaient. Certaines n’étaient que du vent. Des gens qui se défoulent… Mais d’autres étaient beaucoup plus sérieuses. À mesure qu’elles se répétaient, elles devenaient plus terrifiantes. Puis, subitement, elles cessaient…

Marcus la dévisagea en silence. Il n’avouerait rien tant qu’elle ne formulerait pas une accusation précise. Elle finit par baisser les yeux.

— Vous les avez tués ? demanda-t-elle.

Il admira son courage.

— Non, répondit-il tranquillement.

Du moins, pas encore. Mais il avait été tenté de le faire tant de fois…

— Non, répéta-t-il. J’emploie d’autres moyens.

Elle déglutit à nouveau, mais plus distinctement cette fois. Et l’admiration de Marcus s’accrut lorsqu’elle redressa le menton et le regarda droit dans les yeux.

— Des moyens légaux ? s’enquit-elle.

Merde, cette fille a vraiment du cran. Presque amusé, il lui sourit avant de répondre :

— Pour la plupart.

— Mais encore ? fit-elle d’une voix plus aiguë. Qu’est-ce que ça veut dire, « pour la plupart » ?

— J’ai répondu à votre question.

Elle inspira profondément et dit :

— Bon, d’accord. Si vous voulez la jouer comme ça… Mais si vous êtes arrêté en employant un moyen illégal, ma tante aura-t-elle affaire à la justice, elle aussi ?

Il l’observa attentivement avant de répondre :

— Vous ne vous inquiétez pas pour vous-même ?

— Si, mais je m’inquiète surtout pour elle.

— Vous supposez donc qu’elle est au courant d’activités qui ne sont pas tout à fait légales ?

— Je ne suppose rien. Je sais qu’il y a des fichiers, sur le disque dur de Gayle, auxquels je n’ai pas pu accéder. Je sais aussi qu’elle a une adresse mail secrète dans laquelle je n’ai pas réussi à m’introduire. Il est évident qu’elle a quelque chose à cacher. Moi, je ne me soucie que de sa santé. Et de sa vie.

Marcus se sentit rassuré par le fait qu’elle ne soit pas parvenue à pirater les fichiers cryptés. À moins que Jill ne mente pour gagner sa confiance…

— Vous craigniez que l’une de ces menaces soit mise à exécution et que je me fasse tuer, ce qui vous ferait perdre votre emploi. Mais vous n’avez pas pensé à m’avertir…

— Non. Je me disais que vous aviez déjà assez de soucis comme ça. Et puis, vous ne consultiez jamais la liste vous-même.

— Je croyais que vous ne me surveilliez pas…

— Je ne vous ai pas surveillé délibérément, mais par la force des choses. Allez-vous… Allez-vous me virer ?

C’est ce que je devrais faire. Elle est trop intelligente et elle en sait trop. Mais il décida de la garder auprès de lui pour le moment, afin qu’il puisse la surveiller à son tour.

— Non, répondit-il. Vous aimez votre tante autant que je l’aime. Vous avez agi pour la protéger. J’aurais dû me rendre compte il y a longtemps que je lui en demandais trop. Je ne referai plus la même erreur.

— Merci.

Jill se détendit un peu et inspira profondément, comme si elle rassemblait tout son courage avant de se jeter à l’eau.

— Alors, vous allez me dire ce qu’il y a dans les fichiers secrets que ma tante gère pour vous ?

Il lui jeta un regard glacial.

— Ne poussez pas trop votre chance.

— Vous ne me faites pas confiance ?

— Bien sûr que non.

Il sortit un ordinateur portable de l’un des tiroirs de son bureau. Comme cette vieille machine n’était connectée à aucun réseau, il n’y aurait pas de dégâts si la clé USB était infectée par un virus.

— La confiance, ça se mérite, dit-il. Vous n’avez pas encore mérité la mienne, pour l’instant.

— Mais vous me laissez une chance ?

— C’est à vous d’en décider.

Il alluma l’ordinateur et brancha la clé dessus.

— Votre intuition ne vous a pas trompée, dit-il d’une voix dure. Je ne suis pas doux comme un agneau, Jill. Je ne suis pas toujours charmant. Mais j’essaie de faire ce qu’il faut faire. Et je suis loyal envers ceux qui ont mérité ma confiance et mon estime. Je vous ai embauchée parce que Gayle m’a demandé de le faire, mais ne vous y trompez pas : si vous essayez de me rouler, le fait d’être la nièce de Gayle ne vous servira à rien. C’est bien compris ?

— Je comprends. Vous comptez en parler à ma tante ?

— Non. Mais je trouverai bien un moyen de « découvrir » qu’elle a eu une crise cardiaque sans qu’elle le prenne mal.

Il se promit en même temps de limiter l’accès de Jill à ses données. Il comptait demander au plus vite à un autre de ses employés — une personne de confiance, cette fois — de s’occuper du courrier.

— Merci, dit-elle d’une voix faible et frémissante.

— Il n’y a pas de quoi. Maintenant, vous devriez rentrer chez vous et prendre un peu de repos.

Sur le vieil ordinateur, le fichier que contenait la clé USB avait fini par s’ouvrir. Il se tourna vers l’écran, ignorant ostensiblement Jill. Les menaces qu’elle avait compilées étaient d’une teneur beaucoup plus violente que celles qui figuraient sur la liste expurgée de Gayle. Mais il s’aperçut rapidement qu’elles n’avaient aucun rapport avec les coups de feu de cette nuit. Il décida de choisir les plus à même de balayer les doutes de l’inspectrice Bishop et de la convaincre qu’il n’était pas la cible de ces coups de feu.

— Pourquoi avez-vous besoin de la regarder, tout d’un coup ? demanda Jill.

Marcus releva brusquement la tête. Il se renfrogna en la voyant toujours debout dans l’embrasure de la porte.

— Je vous croyais partie, marmonna-t-il.

Elle traversa la pièce et insista :

— Hein, pourquoi ? Alors que vous ne l’avez pas consultée une seule fois en neuf mois.

— Ça ne vous regarde pas. Rentrez chez vous, maintenant.

— Ça me regarde si ça concerne ma tante. Vous êtes venu consulter la liste parce que vous avez été blessé cette nuit. Si une des personnes qui figurent sur la liste de Gayle ou celle de la clé USB cherche à vous tuer, elle pourrait bien chercher à nuire à ma tante aussi.

Il la regarda droit dans les yeux, s’efforçant d’avoir l’air le plus méchant possible. Mais, quoique tremblante, elle ne baissa pas sa garde. Cette fille avait du courage. Mais avait-elle de l’honneur ?

— Qui est Tala ? demanda-t-elle. Je vous ai entendu prononcer son nom…

Il ravala un juron et hésita, ne sachant que répondre. Elle avait entendu l’enregistrement qu’il venait d’écouter à plein volume. Il aurait préféré ne rien dire, mais il savait qu’il était trop tard. Même si Stone n’écrivait pas d’article sur le meurtre de Tala, d’autres médias ne manqueraient pas d’en parler et de mentionner la présence de Marcus sur la scène de crime — et elle ferait le rapport.

Il aurait voulu la virer sur-le-champ, mais il savait que c’était inutile : elle en savait décidément trop.

Il entendit la porte des locaux de la rédaction s’ouvrir.

— Marcus ? appela Stone depuis l’entrée.

Surprise, Jill sursauta et jeta un coup d’œil à la pendule.

— Qu’est-ce qu’il fait là, lui ? murmura-t-elle.

— C’est moi qui lui ai demandé de venir, répondit Marcus.

Et soudain la solution lui apparut clairement.

— Vous voulez mériter ma confiance ? demanda-t-il à Jill.

Elle eut l’air d’hésiter.

— Oui, dit-elle avec circonspection. Que faut-il que je fasse ?

Le pas lourd de Stone se rapprocha puis cessa. Son imposante stature emplissait toute l’embrasure de la porte du bureau de Marcus.

— Jill ? s’étonna-t-il. Que faites-vous ici si tôt ?

Il haussa les sourcils en découvrant la mine épuisée de la jeune femme.

— Ou plutôt si tard, se corrigea-t-il en jetant à Marcus un regard interrogateur.

— J’aimerais que Jill t’aide à enquêter sur l’affaire dont je t’ai parlé au téléphone.

Stone écarquilla les yeux, visiblement contrarié, et grommela un juron.

Jill parut encore plus surprise.

— Moi ? fit-elle.

— Oui, vous, répondit Marcus. Vous m’avez dit que vous vouliez mériter ma confiance. Vous avez changé d’avis ?

Elle plissa les yeux, comme si elle flairait du louche.

— Je ne sais plus, dit-elle.

Marcus désigna la porte.

— Allez nous chercher un petit déjeuner, ordonna-t-il. Ça vous donnera le temps d’y réfléchir. Quand vous reviendrez, Stone vous dira de quoi il retourne.

Jill contourna Stone, qui semblait aussi stupéfait qu’agacé.

— Je reviendrai, promit-elle.

— Je n’en doute pas, dit Marcus gentiment.

Lorsqu’elle fut sortie de la pièce, il s’adressa à Stone à voix basse :

— Va voir si elle est vraiment sortie. Et ferme la porte à clé. Il faut qu’on cause, tous les deux.

Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 5 h 50

La sonnerie du téléphone tira Kenneth Sweeney d’un rêve très agréable. Il fit la grimace en regrettant la plage paradisiaque, à l’écart du monde, où une ravissante jeune femme sans visage lui prodiguait d’agréables soins. Il tendit la main pour prendre son téléphone sur la table de nuit. Il jeta un rapide coup d’œil au numéro de son correspondant sur l’écran et se redressa dans son lit, tout à fait réveillé. Le service de la sécurité n’était censé contacter directement le directeur général qu’en cas d’urgence. Comme urgence rimait en général avec descente de police, il se prépara au pire.

— Oui ? Qu’y a-t-il ? demanda-t-il.

Son correspondant hésita un instant avant de répondre :

— Monsieur Sweeney ? Gene Decker à l’appareil.

Ken reconnut cette voix. Gene avait été l’un de ses gardes du corps, jusqu’à ce qu’il soit blessé dans l’exercice de ses fonctions, le mois précédent. Il avait admirablement fait son devoir : il avait reçu une balle dans la jambe en sauvant la peau de Ken, qu’un concurrent avait pris pour cible — une petite frappe qui voulait rafler la clientèle de Ken sur le juteux marché clandestin de l’OxyContin1

Comme Decker avait fait des études de comptabilité, on lui avait trouvé quelque chose à faire au bureau commercial, le temps qu’il se remette de sa blessure.

Gene Decker s’était avéré un excellent comptable, mais ses nouvelles attributions ne pouvaient expliquer cet appel si matinal.

— Pourquoi m’appelez-vous, Decker ? demanda Ken d’une voix irritée.

— Une alarme s’est déclenchée sur l’ordinateur du PC de sécurité.

— Où est le garde de service ?

Légère hésitation.

— Il a l’air de dormir, monsieur.

Ken sentit sa colère frôler le point d’explosion et sa tension artérielle se propulser vers les sommets.

— Il dort ? dit-il en maîtrisant son courroux.

— Son haleine semble alcoolisée, monsieur.

— Bon. Où est Reuben Blackwell ?

— Je l’ai déjà appelé chez lui, monsieur. Je suis tombé sur son répondeur. J’ai laissé un message pour lui dire qu’il y avait urgence et lui demander de rappeler au plus vite. J’espère que j’ai bien fait.

Ken était furieux. Le responsable en chef de sa sécurité devait être disponible sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Alors il est où, là, bordel de merde ?

— Racontez-moi ce qui s’est passé, Decker. En commençant par me dire pourquoi vous êtes au travail en dehors des heures de bureau.

— On arrive à la fin de l’année fiscale, monsieur. Nous devons faire parvenir notre déclaration au fisc avant le 15 du mois en cours. Ça fait une semaine que je travaille toute la nuit.

— Où est votre chef ?

— Je suppose que Joel est chez lui, en train de dormir.

Pendant que son subordonné se tape tous les chiffres, pensa Ken. C’était dans l’ordre des choses. Mais Joel Whipple tenait tous les comptes de Ken, et Gene Decker n’était pas habilité à accéder à la plupart d’entre eux. Ken se doutait donc que Joel n’était pas en train de roupiller mais de compiler des chiffres, lui aussi.

— OK, dit-il. C’est quoi, cette alarme, alors ?

— J’ai pris une pause et je suis allé faire quelques pas dans le couloir pour me clarifier les idées. J’ai entendu l’alarme sonner derrière la porte du PC de sécurité. J’ai frappé à la porte, mais personne n’est venu ouvrir. Alors je suis entré.

— Quoi ! La porte n’était pas fermée à clé ?

Bordel de merde, Reuben me le payera cher.

— Euh… non, monsieur, elle était déverrouillée. J’ai trouvé le vigile allongé sur le sol. Je l’ai secoué pour lui demander ce qu’il fallait faire dans ces cas-là. Il s’est réveillé et m’a semblé lucide pendant quelques secondes. Il m’a dit de composer le 1 sur le téléphone fixe et il s’est rendormi. Je suis tombé sur la messagerie de Reuben Blackwell. Comme il ne répondait pas, j’ai décidé de composer le 2. Et je suis tombé sur vous, monsieur.

— Bon… Mais je n’entends pas d’alarme, moi.

— J’ai coupé le son de l’ordinateur pour écouter ce que le garde me disait. Vous voulez l’entendre ? Elle sonne comme un klaxon. Et sur l’écran, on peut lire : « 501 en cours. »

Merde. Un des bracelets a été endommagé.

Il ne fallait surtout pas qu’un subalterne comme Gene Decker s’en mêle.

— Je vais m’en occuper, Decker. Laissez le vigile là où il est. Retournez dans votre bureau et reprenez votre travail là où vous l’avez laissé.

— Je travaillais sur le bilan comptable de fin d’exercice fiscal, lui rappela Decker.

— Ouais, ouais. Et, Decker, pas un mot de tout ça, hein ? Je compte sur votre discrétion.

— Motus et bouche cousue, monsieur.

Ken raccrocha puis composa le numéro du téléphone portable de Reuben. Le responsable de la sécurité répondit à la première sonnerie.

— Il y a un problème, Ken ?

Ken connaissait Reuben depuis une quinzaine d’années — depuis le jour où cet ex-flic de Knoxville l’avait arrêté avec une cargaison d’Oxy dans le coffre de sa voiture. Ken était allé se fournir en Floride et revenait dans l’Ohio par l’autoroute I-75. Il se voyait déjà faire un long séjour derrière les barreaux, mais Reuben l’avait laissé filer, moyennant une part du gâteau. Après avoir gagné la confiance de Ken, il était devenu le quatrième associé au sein de l’entreprise, quittant peu après le Tennessee pour emménager, avec son épouse, à Cincinnati.

Ken avait rencontré ses deux autres associés — le comptable Joel et le directeur des achats, Demetrius — sur les bancs de la fac, trente longues années auparavant. Seul Reuben était encore marié, les autres ayant tous divorcé au moins une fois. Les épouses étaient au mieux une source de dissipation. Et au pire un facteur de vulnérabilité, surtout quand elles se montraient trop curieuses.

C’est ce que la deuxième épouse de Ken avait fait. Elle avait même tenté de le faire chanter quand elle avait appris quel genre d’entreprise son mari dirigeait. À présent, Ken était veuf. Il dormait seul dans son vaste lit depuis qu’il avait égorgé sa femme pour lui prouver qu’elle avait eu tort de tenter de le doubler.

C’était Reuben qui avait compris ce que préparait l’épouse de Ken. C’était Reuben qui lui avait montré les preuves de cette trahison. Et c’était Reuben encore qui avait aidé Ken à se débarrasser du corps. Ken avait confiance en lui plus qu’en quiconque, même si cette confiance était toute relative de la part d’un être aussi méfiant.

— Où es-tu, Reuben ? demanda-t-il posément, de sa voix de directeur général, pour lui faire comprendre qu’il ne l’appelait pas pour bavarder gentiment.

— En route pour le bureau. Tu as besoin de moi ?

— Tu as reçu un appel du PC de sécurité ?

— Oui, mais j’étais sous la douche et quand j’ai essayé de rappeler, personne n’a décroché. C’est justement pour ça que je viens si tôt. Pourquoi ?

— Moi aussi, j’ai reçu un appel…

Ken lui expliqua la situation. Reuben laissa échapper un juron.

— Jackson ne boit pas, s’étonna-t-il. Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais je ne vais pas tarder à le savoir.

— Je compte sur toi. Je serai au bureau à l’heure normale. Je veux un rapport complet quand j’arrive. Sur Jackson et sur l’alarme informatique.

— Oui, chef.