Chapitre 8

Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 8 h 15

Quand Scarlett arriva à la morgue, elle retrouva Deacon, qui l’attendait devant la salle d’autopsie.

— Carrie t’a dit pourquoi elle souhaitait qu’on vienne ici ? demanda-t-il.

— Elle a quelque chose à nous montrer mais elle ne m’a pas dit quoi, exactement.

Le Dr Carrie Washington, médecin légiste de son état, n’était pas une femme bavarde.

— Tes petits copains du FBI t’ont appris quelque chose ? demanda Scarlett.

— Pas grand-chose pour l’instant, mais ils surveillent de près plusieurs réseaux soupçonnés de trafic d’êtres humains dans le Midwest, la plupart étant basés dans l’Ohio. L’antenne de Cincinnati centralise toutes les données.

Scarlett secoua la tête.

— J’ai lu le rapport du FBI sur ces réseaux et j’ai été formée au repérage des victimes, dit-elle. Chaque fois que j’entends dire que l’Ohio est l’un des États qui sont le plus touchés, je me dis qu’il doit y avoir erreur…

Mais elle savait que c’était exact. Les statistiques les plus récentes plaçaient l’Ohio parmi les dix États les plus gangrenés par ce fléau, juste après les « suspects habituels » : Californie, New York, Floride et Texas. La ville de Toledo, notamment, était la troisième du pays à figurer au triste palmarès des villes les plus touchées par le trafic d’êtres humains.

— L’Ohio ! s’indigna-t-elle. C’est dur à croire, et pourtant !

— C’est dû à sa position, dit Deacon.

— Je sais, mais quand même.

Frontalier du Canada et traversé par l’autoroute I-75, l’Ohio était, de fait, un lieu de passage idéal pour toutes sortes d’activités illégales. En outre, Cincinnati, située au sud de cet État, en constituait la porte d’entrée, ce qui contraignait les forces de police locales à la plus grande vigilance à l’égard des trafiquants de stupéfiants, par exemple. Tous les flics de la ville, même les débutants, le savaient et étaient à l’affût. Mais la résurgence de l’esclavage les dépassait et ils n’étaient pas assez sensibilisés à ce type de trafic.

— Je me demande depuis combien de temps ces salauds font ça sous nos yeux, sans être inquiétés, murmura Scarlett.

— Depuis plus longtemps qu’on ne le croit, j’en suis certain. La plupart des rapports que j’ai pu consulter à l’antenne locale du FBI portaient sur la traite des esclaves sexuelles, ce qui devrait nous permettre de trouver un lien avec Tala.

— Tu penses qu’on la forçait à se prostituer ?

— Pas toi ?

— Si, reconnut-elle. À en juger par la manière dont elle a proposé de récompenser Marcus pour son aide… Et puis, son travail ne devait pas se limiter à promener un chien…

— C’est ce que je pense aussi. L’agent qui dirige les investigations sur ces réseaux va vérifier quels suspects sont susceptibles de fournir des esclaves philippines. Il doit me rappeler à l’heure du déjeuner. Et toi ? Les deux SDF t’ont appris quelque chose ?

— Edna et Tommy n’étaient plus là quand je suis revenue à ma voiture. Les sirènes ont dû les effrayer. Je suis passée au refuge de Dani, et ils n’y étaient pas… Mais ils y passeront peut-être dans la journée. Si je ne les trouve pas au refuge, j’irai les voir dans leur coin habituel, ce soir.

— Des nouvelles de Marcus ?

— Il a envoyé les fichiers vidéo, comme promis. J’en ai tiré quelques photos correctes de Tala et du chien. J’en ai distribué des copies aux agents en uniforme pour qu’ils les montrent aux habitués du parc. Surtout, il semble bien que Tala ait reconnu son meurtrier juste avant qu’il ne lui tire dessus.

— Intéressant. Marcus n’en a pas parlé.

— Il ne s’en est peut-être pas rendu compte.

— C’est possible, mais il s’en est forcément aperçu depuis… Je n’imagine pas qu’il ait pu nous envoyer ces vidéos sans les avoir visionnées au préalable.

— Tu dois avoir raison, murmura Scarlett.

Elle était encore émue que Marcus lui ait dévoilé sa souffrance et son chagrin.

— Le caniche est notre meilleur atout. Il est trop tape-à-l’œil pour passer inaperçu. J’ai appelé Delores Kaminsky, tu sais, la femme qui tient le refuge où Faith a trouvé Goliath…

— J’espère qu’il lui manque, ce maudit mangeur de chaussures, et qu’elle veut le récupérer, dit Deacon d’un air dégoûté.

Scarlett esquissa un sourire. Deacon était très à cheval sur la propreté de ses chaussures, toujours impeccablement cirées et reluisantes. Du moins, jusqu’à ce que Faith ramène Goliath chez eux. À présent, les belles chaussures de Deacon étaient parsemées de marques de morsures, laissées par les petites dents pointues du chiot. Deacon avait beau ronchonner et faire semblant de se fâcher, Scarlett savait qu’il gâtait le jeune golden plus que quiconque.

— Je ne crois pas, non, dit-elle. Mais Delores va me donner une liste de toiletteurs haut de gamme.

— Les toiletteurs, fit Deacon d’un air pensif. Je n’y avais pas pensé. Bravo.

— Merci. Mais j’attends toujours la liste des gens qui ont menacé Marcus et les journalistes du Ledger. Je l’ai relancé par mail et par texto, et je l’ai même appelé, mais il ne répond pas à mes messages.

Et cette promesse non tenue accroissait sa méfiance à l’égard de Marcus — mais aussi sa déception.

— Avons-nous vraiment besoin de cette liste dans l’immédiat ? demanda Deacon. Surtout maintenant qu’on sait que Tala connaissait son meurtrier…

— Sans doute pas, mais Lynda veut être certaine qu’il ne nous cache pas quelque chose d’illégal. Elle ne veut surtout pas que ses agissements puissent se retourner contre nous, s’il est notre principal témoin à charge quand les coupables passeront en procès. J’étais en route pour la rédaction du Ledger quand Carrie m’a appelée pour me demander de venir ici… Bon, allons-y.

Deacon grimaça.

— Oui, quand faut y aller, faut y aller, soupira-t-il.

Scarlett comprenait son manque d’enthousiasme. Elle rassembla tout son courage pour affronter l’odeur à laquelle elle ne s’habituerait jamais, poussa la porte de la morgue et prit un masque, puis une paire de gants en latex dans le distributeur à l’entrée, prête à faire son travail sans se plaindre.

Carrie était penchée sur un corps dans la salle d’autopsie. Elle leva les yeux, grossis par une paire d’épaisses lunettes de protection.

— Inspectrice Bishop, agent spécial Novak, dit-elle en guise de salut.

Elle couvrit le corps d’un drap, avec une délicatesse qui toucha Scarlett.

— Merci d’être venus, ajouta-t-elle. Par ici, je vous prie.

Elle leur fit signe de la suivre jusqu’à un mur de caissons réfrigérés et en ouvrit un, exhibant le corps de Tala, dont le torse était couvert d’un drap.

— J’ai procédé à une recherche dans le système automatisé d’identification des empreintes digitales. Ses empreintes n’y figurent pas, ce qui signifie qu’elle n’a pas d’antécédents judiciaires et qu’elle n’a jamais eu affaire à la police.

Scarlett fixa le visage de Tala et se souvint du désespoir qu’elle avait lu dans ses yeux un instant avant que la première balle ne lui perfore l’abdomen, ainsi que de la voix brisée de Marcus quand il avait découvert les dégâts causés au crâne par la deuxième. Elle serra les dents et refoula les larmes qui lui voilaient le regard pour se concentrer sur le corps de cette jeune fille, qui aurait dû être vivante. Et libre.

— J’espère que le chien va nous permettre de retrouver le type qui a fait ça, marmonna-t-elle. Parce que, autrement, on n’a rien pour l’identifier. La cause du décès, c’est la blessure à la tête, hein ? Vous avez remarqué quelque chose de bizarre ou de louche ?

— Pas mal de trucs louches, répondit Carrie. Mais plutôt sur sa vie que sur sa mort. Elle était en excellente santé. Bons soins dentaires, surtout les dernières années. Un dentiste a soigné ses caries assez récemment.

— Qu’entendez-vous par « assez récemment » ? demanda Scarlett.

— Il y a plus d’un an, mais pas plus de cinq ans. Les analyses sanguines indiquent un niveau normal des principales vitamines. Son poids est normal par rapport à sa taille, ce qui permet d’établir qu’elle n’était pas dénutrie. Mais, là encore, cette nutrition suffisante est relativement récente. Les radios montrent que les os des bras et des jambes ont une faible densité.

— Vous voulez dire qu’elle était mal nourrie dans son enfance mais que les gens qui la séquestraient la nourrissaient correctement ?

— Je peux seulement vous dire que son alimentation était suffisante, répondit Carrie. À vous de trouver qui la nourrissait.

— Vous avez trouvé des traces de drogue dans son organisme ? demanda Scarlett.

— Les analyses d’urine sont négatives, pour les stupéfiants les plus répandus. J’ai envoyé des échantillons sanguins au labo pour un examen plus complet. Je devrais avoir les résultats demain…

Elle tira doucement la main de Tala de dessous le drap avant de poursuivre :

— Ses mains sont rugueuses, mais ses ongles sont manucurés. Elle a des cals au bout des doigts et aux genoux. Elle a pratiqué un travail manuel, mais quelqu’un voulait que ses mains aient l’air soignées. La peau de son visage est d’une grande douceur. À première vue, elle était en bonne santé…

— Mais ? demanda Deacon.

— Mais elle a été battue. Pas assez violemment pour lui briser les os, mais assez pour laisser des ecchymoses.

Carrie découvrit le corps jusqu’à la taille.

Scarlett inspira profondément.

— Bordel de merde, marmonna-t-elle.

D’affreux hématomes couvraient le torse tout entier.

— Avec quoi a-t-elle été frappée ? demanda Scarlett.

— À coups de poing, je pense. Tout du moins, pour ces marques-là. Je crois que les coups qui les ont causées étaient bien dosés, suffisamment forts pour faire très mal, mais pas assez pour nécessiter l’intervention d’un médecin, requise pour immobiliser un os fracturé ou suturer une plaie profonde.

— Et ces coups ont été portés à des endroits où personne ne pouvait en voir les traces, observa Deacon, puisqu’ils étaient cachés par son polo.

— Mais il y a pire, poursuivit Carrie.

Elle tourna délicatement le corps pour faire apparaître le dos. Scarlett grimaça. Deacon étouffa un juron. Le dos de Tala était couvert de bleus, de zébrures rouge vif et de plaies ouvertes.

— Il semble que ces marques ont été laissées par la boucle d’un ceinturon. Tristement banal, fit Carrie d’une voix blanche.

Elle replaça le corps dans sa position initiale d’une main sûre et adroite. Mais sa respiration était légèrement irrégulière et, lorsqu’elle ouvrit le tiroir en grand, elle ne put réprimer un haut-le-cœur.

— Ça va aller, Carrie ? s’inquiéta Scarlett.

Carrie se força à sourire.

— Oui, oui. C’est juste que les corps qui sont meurtris comme ça…

Elle se racla la gorge avant de reprendre :

— Ses cuisses aussi sont couvertes de zébrures et de plaies, mais, là encore, son pantalon les rendait invisibles. Ainsi que ça…

Elle retroussa le drap jusqu’aux genoux, dévoilant des tibias couverts de traces de coups. Quelques centimètres au-dessus de l’une de ses chevilles, une trace rouge encerclait son mollet.

— On lui a mis un bracelet électronique, du même type que ceux que portent les personnes condamnées pour des petits délits ou mises en liberté conditionnelle, expliqua Carrie.

Scarlett cligna des yeux tandis que les pensées se bousculaient dans sa tête.

— Vous le lui avez enlevé ? demanda-t-elle en se gardant d’ajouter : « Sans nous prévenir ? »

Carrie hocha la tête.

— J’étais encore en route quand mon assistant a commencé à l’examiner. Il a appelé la scientifique, qui est arrivée ici en même temps que moi. L’un des techniciens a tranché le bracelet et ils l’ont emporté pour analyse. Ils m’ont dit qu’ils vous contacteraient.

Scarlett se pinça les lèvres, irritée.

— Eh bien ils ne l’ont pas fait, dit-elle avec aigreur. J’aurais pourtant aimé qu’on me prévienne.

Elle se tourna vers Deacon et lui demanda :

— Ils t’ont prévenu, toi ?

Il secoua la tête, visiblement tout aussi agacé.

— Non, répondit-il. On s’en occupera quand on en aura fini ici.

Puis il se tourna vers Carrie et dit :

— S’ils l’ont tranché alors qu’il émettait encore, cela a dû déclencher une alarme quelque part. J’aurais préféré choisir le bon moment pour le faire.

— Ça dépend du modèle, dit Scarlett. S’il réagit à la température corporelle ou au pouls, l’alarme se sera déclenchée au moment de sa mort. Ou, à la limite, un peu après, quand le corps s’est refroidi. Dans ce cas, le lieu et le moment où le bracelet a été enlevé n’importent pas tant que ça.

— Le labo trouvera de quel modèle il s’agit, dit Deacon. Nous aurons donc au moins une idée du moment où ses ravisseurs ont compris qu’elle était morte, à supposer qu’ils ne l’aient pas tuée eux-mêmes…

Il jeta un regard au corps, en fronçant les sourcils.

— Dans les deux cas, ce bracelet est énigmatique. Si elle savait qu’on pouvait la suivre à la trace, pourquoi aurait-elle donné rendez-vous à Marcus dans cette ruelle ? Elle devait se douter qu’elle était suivie.

— Elle le savait, murmura Scarlett. Elle connaissait le type qui lui a tiré dessus, elle savait qu’elle était traquée. Elle a peut-être pensé qu’à cette heure, son absence passerait inaperçue.

— Mais il la surveillait même la nuit, objecta Deacon, puisqu’ils lui laissaient promener le caniche bien après minuit.

Scarlett se mordit la lèvre. Il y avait quelque chose qui ne collait pas. Mais quoi ?

— Pas systématiquement, dit-elle. Certaines nuits, Marcus l’a attendue, mais elle n’est pas venue. Je me demande bien pourquoi.

— Ils chargeaient peut-être quelqu’un d’autre de promener le chien, dit Deacon. Quelqu’un qui suivait un autre itinéraire dans le parc… Et ils ont peut-être fini par comprendre qu’elle s’arrêtait pour écouter Marcus chanter. C’est peut-être pour ça qu’ils l’ont frappée aussi violemment. Marcus a bien dit qu’elle boitait la dernière fois qu’il l’avait vue au parc, et que ce n’était pas à l’heure habituelle ?

— Oui. C’est ce qui l’a incité à laisser sa carte de visite sur le banc.

Scarlett se tourna vers le médecin légiste et lui demanda :

— Carrie, avez-vous repéré sur son corps des traces de coups antérieures ?

— Non. Son dos et ses jambes sont trop abîmés pour que des cicatrices plus anciennes soient visibles à l’œil nu. Mais je vais essayer d’en détecter en procédant à un examen sous-cutané par ultrasons. C’est important ?

— Je ne sais pas. Peut-être pas du tout. Je voudrais simplement en savoir un peu plus sur la vie qu’elle menait.

— Je pratiquerai l’examen en question cet après-midi.

Carrie recouvrit les jambes de Tala et lissa doucement le drap de sa main gantée avant de refermer le tiroir. Chaque fois que Scarlett la voyait faire ces gestes, avec cette douceur pleine de respect, elle sentait sa gorge se serrer. Carrie semblait réserver ces attentions aux corps des victimes de violences. Ces gestes délicats rappelaient ceux d’une mère qui borde ses enfants avant qu’ils ne s’endorment.

« Je ne pouvais pas la laisser seule dans la nuit », avait dit Marcus, et ces mots résonnaient dans la tête de Scarlett. En les murmurant, il avait eu l’air tellement triste… Mais aussi tellement perdu. Était-ce seulement parce qu’il était choqué et hébété, après qu’une jeune fille avait été abattue sous ses yeux ? Scarlett n’y croyait qu’à moitié. Certes, le meurtre avait de quoi toucher les cœurs les plus endurcis, mais Marcus avait probablement vu bien pire au cours de sa carrière militaire.

— Scarlett ? Allô ? Ici la Terre.

Elle cligna des yeux et s’aperçut que Deacon agitait la main devant elle. Il était penché en avant et la fixait d’un œil inquiet.

— Ça va ? fit-il.

Rouge de confusion, elle redressa les épaules.

— Ouais. Désolée, dit-elle. J’ai eu un moment de distraction.

— Un long moment, dit-il d’une voix soucieuse. Tu as entendu ce que je viens de dire ?

Non sans mal, Scarlett résista à l’envie de baisser les yeux.

— Non, excuse-moi. Tu peux répéter ?

— J’ai demandé à Carrie si la victime avait subi une agression sexuelle.

Bonne question. J’aurais dû la poser moi-même. Mais non, j’étais en train de rêvasser à Marcus et à ses états d’âme… Reprends-toi, Bishop !

— Et l’a-t-elle été ? demanda-t-elle à Carrie d’un ton égal.

— Il n’y a aucune trace de viol. Pas de lésions vaginales. Mais elle avait une activité sexuelle. Elle souffrait d’une blennorragie et avait des verrues tant dans la zone anale et périanale qu’autour du vagin. Comme elles ne sont pas visibles, il est possible qu’elle n’en ait pas eu conscience. J’ai envoyé un prélèvement au labo pour une analyse bactériologique…

— Ça ne m’étonne pas, dit Scarlett. Ce qui est plus surprenant, c’est que vous n’ayez pas constaté de violences sexuelles.

— Moi aussi, ça m’a étonnée, avoua Carrie. Surtout après avoir vu autant de traces de coups. Je vais en aviser les services de santé. Il faudra les tenir informés quand vous l’aurez identifiée et que vous aurez arrêté ses ravisseurs. Toute personne ayant eu des rapports sexuels avec elle est potentiellement infectée.

— Ça me ferait plaisir que les salauds qui l’ont violée aient contracté toutes les MST du monde, dit Deacon d’une voix tendue, s’ils ne risquaient pas de les propager dans leur entourage… Et d’infecter leurs épouses ou leurs petites amies innocentes…

Surprise par l’animosité de Deacon, Scarlett se tourna vers lui. Sa mâchoire était verrouillée, son regard dur. Sa fureur semblait sur le point d’éclater. Deacon était un protecteur-né et, depuis qu’elle travaillait avec lui, elle avait vu plus d’une fois sa compassion pour les victimes se teinter de hargne à l’égard de leurs bourreaux. Mais elle l’avait rarement vu aussi hors de lui.

Et Scarlett comprit subitement pourquoi. Elle savait que la sœur de Deacon, Dani, était séropositive, mais elle n’avait jamais osé lui demander quand ni comment elle avait contracté le HIV. Après tout, ça ne la regardait pas. Mais à présent, en observant la réaction de Deacon, elle réalisait que Dani comptait parmi les « petites amies innocentes » qu’il venait d’évoquer avec tant de colère.

Elle posa une main prudente sur l’épaule de Deacon et murmura :

— Calme-toi.

Deacon recouvra lentement son sang-froid. Il ferma les yeux et chuchota :

— Excusez-moi.

— Vous n’avez pas à vous excuser, dit Carrie. Je pense exactement la même chose. Quand vous transmettrez ces informations aux services de santé, ce sera pour le bien des innocentes.

Elle avait dit « quand » plutôt que « si », et cette marque de confiance acheva de détendre Deacon. Il rouvrit les yeux, à nouveau maître de lui.

— Vous pouvez compter sur moi, docteur, dit-il.

Scarlett lui pressa doucement le bras.

— Contactez-nous dès que vous en saurez plus, dit-elle à Carrie.

— Bien sûr, assura celle-ci. Mais je n’avais pas fini…

Scarlett sentit son cœur se serrer.

— Il y a autre chose ? fit-elle.

— Oui. Votre victime a accouché au moins une fois. À en juger par la largeur du bassin, je dirais que la naissance a eu lieu au cours des trois dernières années et que la grossesse a été menée à terme.

Scarlett sentit une nouvelle vague d’effroi l’envahir.

— Peut-être que l’enfant…, articula-t-elle.

— Il y a de grandes chances pour qu’il soit encore en vie, fit Carrie d’un ton grave. La victime allaitait encore.

— Alors, il y a quelque part un bébé qui doit commencer à avoir faim, déclara Deacon d’un air sombre.

Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 8 h 45

Marcus fixa le téléphone sur son bureau pendant un long moment avant de se forcer à saisir le combiné pour appeler sa mère. La femme de ménage décrocha à la première sonnerie et Marcus se sentit lâchement soulagé. Mais le remords reprit aussitôt le dessus dans son esprit.

— Vous êtes bien chez Mme Yarborough. En quoi puis-je vous être utile ?

Della Yarborough avait repris son nom de jeune fille quand elle avait divorcé de Jeremy O’Bannion, près de vingt ans plus tôt. À Cincinnati, le nom de Yarborough avait un certain prestige, et sa mère avait joui du pouvoir qu’il procurait. Mais Marcus avait choisi de conserver le nom de Jeremy, en un geste d’amour et de solidarité envers l’homme qui les avait adoptés, tant juridiquement que moralement, et les avait élevés comme s’ils avaient été ses propres fils.

— Bonjour, Fiona. C’est Marcus. Elle est réveillée ? demanda-t-il tout en connaissant très bien la réponse.

Le fait que Fiona ait décroché aussi rapidement indiquait que sa mère dormait encore. Ce qui voulait dire qu’elle avait pris des somnifères avant de se mettre au lit. Elle se couchait de plus en plus tôt et se levait de plus en plus tard.

— Non, monsieur, dit Fiona à voix basse.

— Vous êtes entrée dans sa chambre, ce matin ?

— Oui, monsieur. Trois fois. Elle dort à poings fermés. Je peux vous être utile ?

— Euh… Oui, en fait. Quand elle se réveillera, dites-lui de m’appeler ou d’appeler Stone le plus vite possible.

— Il y a un problème ?

— Non, non. Nous allons tous les deux très bien. Mais je voudrais lui parler d’un article avant qu’elle ne le lise en ligne. Il sera dans l’édition papier aussi… Il faut absolument que je lui parle avant qu’elle ne le lise.

— Entendu, dit Fiona avec une pointe d’hésitation. Dois-je faire venir son médecin ?

— Non, je veux simplement qu’elle entende le son de ma voix et qu’elle sache que je vais bien. Merci, Fiona.

Marcus raccrocha, déchiré entre la colère, la pitié et l’inquiétude pour sa mère. Il avait déjà failli la perdre ; il ne voulait pas revivre ces heures terribles. Plus jamais. Surtout, il redoutait qu’elle fasse une nouvelle tentative de suicide. Mais que pouvait-il faire ? Quoi qu’il lui dise et quelle que soit son inquiétude, elle n’en ferait qu’à sa tête.

Il fit la grimace en repensant à ce que Cal lui avait dit plus tôt dans la matinée et qui faisait étrangement écho à cette situation : « Tu n’as qu’à faire ce que tu veux, puisque mon avis ne compte pas. » Au moins, moi, je reconnais que je suis têtu, songea-t-il.

Il ouvrit son téléphone portable et soupira en découvrant ses messages : Scarlett Bishop lui avait envoyé deux textos et avait laissé deux messages sur sa boîte vocale. Il y avait également des textos de son beau-père. Marcus savait que l’inspectrice attendait la liste. Mais il décida d’écouter ses messages, juste pour le plaisir d’entendre sa voix. Je suis vraiment pitoyable, se dit-il.

Dans son premier message, Scarlett lui demandait sur un ton professionnel s’il avait envoyé la liste. Dans le deuxième, elle semblait inquiète.

« Marcus, c’est Scarlett Bishop. Je n’ai pas de nouvelles de vous et je… Euh, je voulais juste savoir si vous alliez bien. Si votre mal au dos s’est aggravé, vous devriez consulter un médecin. J’espère que vous vous reposez et qu’il n’y a rien de grave. Pouvez-vous me rappeler à votre réveil ? J’ai quelques questions supplémentaires à vous poser. »

Marcus réécouta ce message deux fois, et il l’aurait écouté encore si son téléphone portable ne s’était pas mis à sonner à ce moment-là. C’était son beau-père, Jeremy.

Il répondit, un peu honteux d’avoir écouté trois fois le message de Scarlett alors qu’il n’avait même pas écouté ceux de Jeremy. Il bénissait le ciel tous les jours de lui avoir donné Jeremy O’Bannion pour beau-père. Jeremy était entré dans sa vie alors que Stone et lui étaient tout petits — et dans un sale état. Leur seul vœu alors était d’avoir un père pour les protéger. Jeremy n’avait que vingt et un ans à l’époque — onze de plus que Marcus, ce qui n’était pas beaucoup — mais il les avait adoptés et leur avait donné son nom de famille. Et il les avait aidés à chasser leurs cauchemars.

— Salut, Jeremy. Quoi de neuf ?

— Ouf ! soupira-t-il. Ça fait du bien d’entendre le son de ta voix. Je suis mort d’inquiétude depuis que l’inspectrice Bishop m’a appelé.

Marcus cligna des yeux.

— Scarlett Bishop t’a appelé ? Pourquoi ?

— Elle te cherchait. Elle pensait que tu serais peut-être chez moi, parce que tu ne répondais pas sur ta ligne fixe et sur ton portable. Je lui ai demandé pourquoi elle te cherchait… Elle avait l’air très inquiète.

Marcus sentit une chaleur délicieuse envahir son cœur.

— Je vais bien, mais je suis occupé. Je sors de réunion, je la rappellerai.

Quand j’aurai fini d’établir cette maudite liste.

— Et toi, où es-tu ? demanda-t-il en entendant des aboiements familiers en fond sonore.

— À la maison. Je suis passé chez toi pour voir si tu y étais, mais il n’y avait que BB. Je… je l’ai ramenée à la maison. J’espère que ça ne t’embête pas. Elle est… Je sais que ça a l’air idiot, mais, des fois…

— BB est tout ce qui nous reste de Mikhail, dit Marcus.

Son cœur saignait en pensant à la double perte qui avait frappé Jeremy. Celui-ci avait appris que Mikhail était son fils biologique peu avant son meurtre. Jeremy avait toujours aimé Mikhail, qui avait été conçu après son divorce. Tout le monde avait cru, à l’époque, qu’il était le fruit d’une nuit d’amour sans lendemain, que Della avait passée avec un mystérieux inconnu. Marcus comprenait pourquoi sa mère n’avait pas révélé l’identité du père de Mikhail : elle craignait la réaction du nouveau compagnon de Jeremy, Keith. Or ce secret avait fait souffrir toute la famille. Mikhail n’avait pas su qu’il avait le meilleur père du monde. Quant à Jeremy, il avait découvert trop tard que Mikhail était son fils biologique, et il en avait eu le cœur brisé.

— C’est vrai, dit Jeremy. Tu me comprends, toi… Tu as bon cœur, Marcus. Peut-être trop. Ça va te jouer un tour, un de ces jours.

— Je vais très bien, le rassura Marcus. À part quelques bleus… Et toi, ça va, papa ?

Il ne l’appelait pas toujours « papa », mais parfois il avait besoin de prononcer ces deux syllabes, et il pensait que Jeremy désirait les entendre.

— Ça va, répondit-il. J’ai essayé d’appeler ta mère. Je ne voulais pas qu’elle apprenne ce qui t’est arrivé en lisant l’article sur le site du journal.

— Moi aussi, j’ai essayé de la joindre. Mais elle dormait.

— Je m’inquiète pour elle, Marcus. Elle prend trop de cachets. Sans parler de tout ce qu’elle boit…

Ce que Marcus appréciait, entre autres, chez Jeremy, c’était l’amour qu’il éprouvait si sincèrement pour autrui. Il comprenait pourquoi Jeremy n’avait pas été capable de rester avec sa mère. Mais il savait aussi que leur divorce n’avait pas empêché Jeremy de continuer à aimer et à protéger Della et ses enfants.

Della avait tout expliqué à ses fils quand Jeremy et elle avaient demandé le divorce par consentement mutuel. Le départ de Jeremy avait rempli Stone et Marcus de chagrin et de ressentiment, mais Della n’avait ressenti ni tristesse ni rancœur. Jeremy avait été franc avec elle : dès leur première rencontre, il lui avait dit qu’il était gay. Elle s’était contentée de lui demander d’être discret et de ne pas la tromper avec d’autres femmes. Elle avait eu son lot d’infidélités avec le père biologique de Marcus et de Stone. Della et Jeremy avaient vécu heureux ainsi, et ils avaient eu Audrey ensemble. Mais après sa naissance, Jeremy avait rencontré son premier compagnon, Sammy.

Il avait proposé à Della de divorcer, et elle lui avait donné sa bénédiction. Elle avait été sincèrement heureuse pour Jeremy et Sammy, à tel point que Marcus et Stone ne pouvaient que s’en réjouir, eux aussi. Ils adoraient Sammy et, quand il avait trouvé la mort dans un accident de voiture, ils avaient partagé le deuil de Jeremy et l’avaient soutenu dans cette épreuve.

Le nouveau compagnon de Jeremy était très sérieux. Pas antipathique, mais pas non plus très chaleureux. Marcus le soupçonnait de se sentir menacé par les liens familiaux que Jeremy avait refusé de rompre. Surtout par sa relation avec Della. Chaque fois qu’elle avait eu besoin de lui, Jeremy avait tout laissé en plan pour lui venir en aide.

— Moi aussi, je suis inquiet, dit Marcus. Je lui ai conseillé d’aller voir un psy. Je lui ai dit que Faith pourrait convenir. Mais elle s’est défilée au dernier moment.

— Faith… Elle aussi, elle a un cœur en or… Promets-moi de faire attention, fils. S’il te plaît.

— C’est promis. Comment va Keith ?

— Toujours aussi râleur, mais ça y est, il remarche.

Il avait fallu poser deux prothèses au compagnon de Jeremy après que le même psychopathe qui avait grièvement blessé Marcus lui avait tiré une balle dans chaque rotule. L’homme avait aussi harcelé sa cousine Faith et failli la tuer. Et il avait abattu Mikhail de sang-froid, dans la cabane familiale de la forêt du Kentucky. Il y avait séquestré deux jeunes femmes qu’il avait prises en otages, et Mikhail s’était simplement trouvé là au mauvais moment. C’était Stone qui avait retrouvé son corps.

Mikhail avait été abattu d’une balle dans la tête. Comme Tala.

Marcus se racla la gorge et chassa de son esprit la vision de la tête mutilée de Tala, essayant de se concentrer.

— Je suis heureux d’apprendre qu’il va mieux. Dis-lui qu’il nous manque sur la pelouse, à la troisième base…

Valide, Keith avait compté parmi les meilleurs joueurs de l’équipe de softball1 du Ledger.

— À cause de son absence, ajouta Marcus, on a perdu nos six derniers matchs contre l’équipe de la radio locale.

— Je le lui dirai. J’ai un cours cet après-midi, je viendrai déposer BB vers midi chez toi. Tu y seras ?

— J’espère bien, marmonna Marcus. Merci, Jeremy. Et si l’inspectrice rappelle, dis-lui que je me porte comme un charme.

— C’est tout ? Je ne suis pas aveugle, Marcus. Je sais lire entre les lignes. Elle avait l’air de s’inquiéter sérieusement pour toi…

— Oui, papa, c’est tout. Et pas un mot à Audrey. Tu la connais… Je ne veux pas qu’elle me bombarde de questions.

— Je ne lui dirai rien. Et merci… Tu viens de confirmer ce dont je me doutais. Je crois que l’inspectrice Bishop avait un peu peur de me parler. Dis-lui qu’elle peut compter sur nous. C’est l’essentiel, hein ?

— Oui, tu as raison, acquiesça Marcus. Qu’est-ce qui te fait dire qu’elle avait peur de te parler ?

Jeremy était probablement l’une des personnes les moins intimidantes de la planète.

— Je crois plutôt qu’elle avait peur de me faire de la peine. Je l’aime bien, Marcus. Et puis elle est très jolie.

— Jeremy, fiche-lui la paix, enfin ! s’écria Keith en fond sonore. Arrête de jouer les entremetteuses !

— Faut que j’y aille, dit fermement Marcus.

Il raccrocha en entendant Jeremy pouffer de rire. Lui-même ne put s’empêcher de sourire. Puis son regard tomba sur l’écran de son ordinateur et les deux listes de menaces. Cela faisait trop longtemps qu’il repoussait le moment. Il fallait qu’il trie les noms qu’il pouvait envoyer ou non à Scarlett.

Une fois cette corvée terminée, il n’aurait plus qu’à imprimer la liste présentable et à la porter lui-même au commissariat. Pour la lui remettre en mains propres.