Chapitre 1
Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 2 h 49
L’inspectrice Scarlett Bishop laissa exprès son blouson dans la voiture. En partie parce que la chaleur était trop forte et poisseuse pour se vêtir au-delà du strict minimum, mais surtout parce que ainsi son Glock — qu’elle portait habituellement caché sous son blouson — serait bien visible dans son holster latéral.
Elle n’était pas d’humeur à se laisser embrouiller, ce soir-là.
Elle jeta un regard aux alentours et fronça les sourcils en constatant que la rue était presque déserte. Les prostituées et les dealers étaient d’ordinaire très nombreux à proposer leurs services dans ce quartier interlope de la ville. Mais personne ne cherchait à y vendre quoi que ce soit, cette nuit-là, ce qui mettait Scarlett mal à l’aise. Il s’était passé quelque chose qui les avait fait fuir et se terrer dans leurs tanières. Quelque chose de grave.
Elle ne vit aucun signe de la présence de l’homme qui l’avait appelée et lui avait demandé de venir seule. Normalement, elle se serait méfiée et serait venue accompagnée. Mais la voix de cet homme… Elle ne l’aurait avoué à personne, mais l’entendre après tant de mois l’avait profondément émue. Le numéro qui s’était affiché sur l’écran de son portable ne lui disait rien, mais elle n’avait pas oublié cette voix, qui resterait gravée dans sa mémoire toute sa vie. Elle l’avait brutalement tirée d’un sommeil de plomb. Neuf mois s’étaient écoulés sans qu’ils aient échangé un seul mot. Et pourquoi se seraient-ils parlé ? La présence de Scarlett n’aurait fait que raviver la douleur de cet homme et de sa famille, en leur rappelant le décès tragique qui les avait frappés.
Mais cette nuit-là, il avait dit :
— Peut-on se voir ? Seul à seul ?
— Pourquoi ?
— C’est important.
— D’accord. Où ça ?
Mais il avait déjà raccroché. Un instant plus tard, elle avait reçu un texto lui indiquant le coin de rue où elle devait se rendre.
La dernière fois qu’il l’avait appelée ainsi à l’improviste, les informations qu’il lui avait communiquées l’avaient menée à quatre cadavres. C’est pourquoi elle n’avait pas hésité à accepter de le rejoindre. Mais il n’était nulle part en vue.
Les seuls signes de vie, dans cette rue, provenaient d’un couple de sans-abri, qui l’observaient avec un intérêt non dissimulé. Ils avaient élu domicile dans un renfoncement, à l’entrée d’un magasin dont la vitrine était condamnée par des planches. Scarlett sortit deux bouteilles d’eau du coffre de sa voiture et repéra trois autres personnes, qui l’épiaient aux fenêtres de l’immeuble d’en face. Elle tendit une bouteille à chacun des vieux clochards, qui s’apprêtaient à passer la nuit blottis l’un contre l’autre dans leur abri de fortune. Leurs quelques affaires étaient rangées dans le chariot de supermarché qu’ils partageaient. Tommy et Edna étaient des habitués. Scarlett les connaissait depuis des années.
— Il fait chaud, lança-t-elle.
— Une vraie canicule, acquiesça Tommy.
Il découvrit une rangée de dents blanches, qui contrastait avec sa peau foncée, tandis qu’il décapsulait la bouteille d’eau.
— Qu’est-ce que tu fais ici, à cette heure tardive, mam’selle Scarlett ? demanda-t-il en exagérant son accent du Sud lorsqu’il prononça ce prénom.
Scarlett le gronda gentiment tout en scrutant la rue, sans y déceler la moindre trace de l’homme qui lui avait donné rendez-vous :
— Et vous, Tommy, qu’est-ce que vous faites dehors par une telle chaleur ? Vous savez que ce n’est pas bon pour votre cœur.
Tommy lâcha un soupir théâtral.
— Mon cœur est déjà fichu, se lamenta-t-il. Et c’est toi qui l’as brisé, mam’selle Scarlett, quand j’t’ai d’mandée en mariage pour la toute dernière fois.
Scarlett esquissa un sourire. Tommy était un filou, mais elle l’appréciait sincèrement.
— Si je vous épousais, ce serait encore pire pour votre cœur, objecta-t-elle. Vous ne pourriez plus me voir en peinture.
Tommy éclata de son rire éraillé de fumeur invétéré.
— Là, t’as pas tort, acquiesça-t-il.
Il leva un doigt et ajouta d’un ton catégorique :
— Et me demande pas de me faire soigner au Meadow. J’y suis déjà allé trois fois, cette semaine. Cette jolie docteur Dani m’a dit que je me portais comme un charme.
La femme de soixante-dix-sept ans qui était assise à côté de lui émit un grognement. Edna vivait dans les rues de Cincinnati depuis que Scarlett était dans la police.
— Il raconte souvent que des conneries, çui-là mais, là, il te baratine pas. Il y a vraiment été, au Meadow. Mais pas trois fois, une seule…
Scarlett haussa les sourcils.
— Et le docteur Dani a vraiment dit qu’il se portait comme un charme ? demanda-t-elle.
Edna haussa les épaules.
— Un charme très ancien, alors, marmonna-t-elle.
Le Meadow était le centre local d’accueil pour SDF, et « cette jolie docteur Dani », ou plus précisément Danika Novak, était médecin urgentiste et sœur du coéquipier de Scarlett, Deacon Novak. Dani consacrait presque tout son temps libre au centre d’accueil, où elle dispensait bénévolement ses soins, et elle avait convaincu la plupart de leurs amis communs, dont Scarlett, de venir l’aider.
Scarlett secoua la tête mais n’insista pas. Cela n’aurait servi à rien. Elle avait déjà trouvé à deux reprises un logement stable à Tommy et à Edna au cours des dernières années, mais ils revenaient toujours à la rue. Cela nuisait à leur santé mais pouvait, à l’occasion, être utile à Scarlett dans ses enquêtes. Le couple était une source fiable d’informations concernant ce quartier, qu’ils connaissaient mieux que quiconque.
Elle jeta un nouveau regard autour d’elle mais ne vit toujours aucun signe de l’homme qu’elle devait rencontrer.
— Vous n’avez rien entendu de louche, cette nuit ? demanda-t-elle aux deux sans-abri.
Edna enfouit la bouteille d’eau dans l’une des poches de la blouse qu’elle ne quittait jamais puis fit un geste vers la gauche.
— Faudrait que t’ailles voir à trois rues d’ici, par là, ma poule. Y a eu des coups de feu… Trois…
Scarlett sentit son cœur vaciller.
— Pourquoi est-ce que vous ne l’avez pas dit avant ?
— Parce que t’as pas demandé, répliqua Edna en haussant les épaules.
— Les coups de feu, c’est courant dans le secteur, expliqua Tommy. Au point qu’on fait plus gaffe, sauf si c’est sur nous qu’on tire, bien sûr.
Scarlett se radoucit et demanda :
— Quand est-ce que c’est arrivé ?
— Y a quelques minutes, répondit Tommy. Mais je sais pas exactement à quelle heure… J’ai pas de montre, ajouta-t-il en criant, car Scarlett s’était déjà mise à courir, la peur au ventre.
L’homme l’avait appelée treize minutes auparavant. S’il avait été abattu entre-temps, il était peut-être déjà mort. Non, il ne faut pas qu’il soit mort. Je vous en supplie, mon Dieu, faites qu’il ne soit pas mort.
Parvenue à la ruelle que lui avait indiquée Edna, elle s’arrêta net et son regard fut aussitôt attiré par le corps inerte qui gisait sur l’asphalte. Ce n’est pas lui. Cette victime-là était beaucoup trop petite.
Elle dégaina son arme, braqua sa lampe de poche devant elle et s’engagea prudemment dans la ruelle. Elle éclaira le corps de la victime — une jeune fille de type asiatique, apparemment. Qui était-ce ? Et où était l’homme ? Elle balaya la ruelle du faisceau de sa lampe mais ne vit personne d’autre. Le cœur serré, Scarlett s’accroupit à côté du corps. La victime, qui semblait avoir un peu moins de vingt ans, était allongée sur le dos. Ses grands yeux noirs fixaient le ciel sans le voir. Si jeune, songea Scarlett. Elle posa la lampe sur l’asphalte de façon à ce qu’elle éclaire le visage de la jeune fille, et enfila un gant sur sa main gauche, tenant toujours son pistolet de la main droite.
Elle lui palpa la gorge et constata l’absence de pouls, ce qui ne l’étonna pas. Mais la jeune fille n’était pas morte depuis longtemps : sa peau était encore chaude. Son ventre était dénudé. Son polo blanc avait été découpé juste au-dessous des seins.
Une balle avait été tirée à quelques centimètres du sternum mais, à en juger par la quantité de sang qui maculait le corps et l’asphalte tout autour, elle ne l’avait pas tuée sur le coup. Le décès était plus probablement dû à la balle qui lui avait perforé la tempe gauche, créant en sortant une plaie béante, large comme le poing, derrière l’oreille droite.
Cette fille avait été jolie avant que cette balle ne lui emporte la moitié du crâne.
Ce n’est pas lui qui a fait ça. C’est impossible. Scarlett ne pouvait pas y croire. En fait, tu ne veux pas y croire. Où était-il passé ?
Elle ramassa sa lampe de poche et s’en servit pour examiner le corps de la victime. Quelqu’un avait essuyé du sang sur l’abdomen nu. Scarlett vit sur le sol, à côté de la hanche, un morceau de tissu trempé de sang et roulé en boule. Quelqu’un avait tenté de lui porter les premiers secours.
— Il a tenté de te sauver la vie, murmura Scarlett.
— Tenté et échoué, dit une voix.
Scarlett la reconnut aussitôt et redressa brusquement la tête. Surgi de nulle part, il était là… L’homme qui hantait ses pensées et ses rêves depuis des mois. Et qui l’avait attirée une fois de plus sur la scène d’un homicide.
Marcus O’Bannion.
La voix — ce timbre si particulier qu’elle n’avait pu oublier — venait de l’obscurité, derrière elle. Abaissant son arme, elle se leva, se tourna et dirigea la lampe vers le mur de l’allée, éclairant de longues jambes, un torse puissant, de larges épaules et des vêtements noirs. Marcus était adossé au mur en brique, les bras croisés. Il baissait la tête et portait une casquette dont la visière lui masquait le visage.
Il redressa la tête et Scarlett sentit son cœur rater un battement. La peau de Marcus était blême, son expression maussade. Il ne cligna pas des yeux face à la lumière.
Elle ne l’avait pas entendu approcher et n’aurait pas remarqué sa présence s’il n’avait pas parlé. Il avait été d’une discrétion peu commune. Elle se souvint qu’il avait fait l’armée dans sa jeunesse. À présent, elle savait que, quel que soit le corps dans lequel il avait servi, il avait été très bien entraîné.
— D’où sortez-vous ? parvint à demander calmement Scarlett, malgré son cœur qui battait à tout rompre.
— De là, répondit-il en désignant la rue principale d’un geste de la tête.
— Vous faisiez quoi ?
— Je poursuivais le gars qui a fait ça, répondit-il.
Un autre petit mouvement de la tête, vers le corps de la victime, cette fois. Ses bras restaient immobiles. Scarlett traversa la ruelle et s’arrêta à une trentaine de centimètres de Marcus. Elle se rendit compte que ses épaules et son dos étaient anormalement voûtés. Elle remarqua également la grimace de douleur qui déformait sa bouche.
— Vous avez été blessé ?
— Moins grièvement qu’elle…
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
Il ne cilla pas, fixant toujours le corps de la jeune fille.
— Vous êtes venue vite.
— J’habite à côté.
Leurs regards se croisèrent et son cœur se serra — aussi fort que la dernière fois qu’elle l’avait vu. Il était sur une civière, ce jour-là, et il avait failli mourir de ses blessures. Il les avait reçues en sauvant la vie d’une femme qu’il ne connaissait même pas. Mais ses yeux — et sa voix — avaient bouleversé Scarlett. Et voilà qu’elle réagissait de même, neuf mois plus tard.
— Je sais, dit-il calmement.
Elle cligna des yeux, surprise. Lors de leurs brèves conversations dans une chambre d’hôpital, elle ne lui avait jamais révélé de détails aussi personnels que son adresse.
— Qu’est-ce qui s’est passé, Marcus ? Qui est-ce ?
— Aucune idée. Tout ce que je sais, c’est qu’elle s’appelait Tala.
— Et son nom de famille ?
— Je ne le connais pas. Nous n’en étions pas encore à ce stade de la conversation.
Il tendit l’oreille ; les hurlements des sirènes retentissaient dans la nuit.
— Les voilà enfin, marmonna-t-il.
— Vous les avez appelés ?
— Il y a trois minutes. Elle vivait encore…
Il se détacha du mur et se redressa précautionneusement. Et Scarlett eut une nouvelle surprise. Elle mesurait près d’un mètre quatre-vingts et levait rarement la tête pour regarder un homme dans les yeux, mais là, il lui fallut redresser le menton.
Elle se rendit compte qu’elle ne l’avait jamais vu debout. Elle l’avait aperçu allongé, d’abord sur une civière, ensuite dans un lit d’hôpital. Et il était venu à l’enterrement de son frère assis dans un fauteuil roulant.
Les sirènes se rapprochaient.
— Vite, le pressa-t-elle. Dites-moi ce qui s’est passé.
— Elle a demandé à me rencontrer.
Scarlett haussa les sourcils.
— Ah bon ? En pleine nuit ? Ici ?
Il confirma d’un bref hochement de tête.
— Moi aussi, ça m’a étonné. Ce n’est pas ici que je la rencontrais, avant…
— Et où la rencontriez-vous, Marcus ? demanda-t-elle d’une voix suspicieuse.
Il serra les dents.
— Ce n’est pas ce que vous croyez, grogna-t-il.
Scarlett l’avait irrité avec ses insinuations. Eh bien tant pis ! Il était adulte et il avait eu rendez-vous avec une adolescente au beau milieu de la nuit… Une adolescente qui avait été tuée.
— Alors, racontez-moi.
— Je la voyais souvent quand elle promenait son chien au parc, près de l’endroit où je vais souvent. À chaque fois, elle était en larmes. Je lui ai demandé pourquoi, à plusieurs reprises. Mais elle ne m’a jamais répondu, même s’il est clair qu’elle essayait désespérément de le faire. Et ce soir, j’ai reçu un texto dans lequel elle me demandait de la rencontrer ici. Je vous ai appelée parce que j’ai pensé qu’elle avait peut-être besoin de protection. J’étais sûr que vous, vous pourriez l’aider.
Elle s’efforça de ne pas se laisser affecter par ces derniers mots.
— Mais visiblement, ça s’est mal passé…
— Ouais, on peut dire ça, fit-il avec amertume. Quand je suis arrivé, elle n’était pas au coin de la rue, comme elle me l’avait indiqué dans son message. Mais je l’ai vue passer la tête hors de cette ruelle obscure, alors je l’ai rejointe ici. Nous avons commencé à parler, et puis elle a été atteinte par une première balle.
— Celle qui a provoqué sa blessure au ventre…
— Oui. J’ai couru à l’autre bout de la ruelle, dit-il en désignant l’extrémité opposée à celle par laquelle Scarlett était arrivée. Mais le tireur n’était plus là. J’ai appelé la police avant de tenter d’arrêter l’hémorragie…
Sa mâchoire se crispa un peu plus, un mouvement convulsif lui déforma la joue.
— J’espérais que vous arriveriez avant les autres flics. Je comptais vous dire tout ce que je sais d’elle et repartir ensuite…
Il hésita avant d’ajouter :
— Je me disais que tout le monde imaginerait la même chose que vous…
— C’était une prostituée ? demanda-t-elle d’un ton égal.
— Je n’en sais rien. Elle avait de gros ennuis, c’est sûr, mais lesquels ?
Il dit la vérité, jugea Scarlett. Mais pas toute la vérité. Il lui cachait quelque chose. Quelque chose d’important. Elle n’aurait su dire ce qui lui faisait penser cela, mais elle en était certaine.
— Comment a-t-elle obtenu votre numéro ?
— J’ai laissé ma carte de visite sur le banc où j’étais assis, dans le parc.
— Pourquoi l’avez-vous laissée là, cette carte ? Pourquoi ne la lui avez-vous pas remise en mains propres ?
— Parce qu’elle ne s’est jamais assez approchée de moi. Pas une seule fois. Elle se tenait toujours au moins à une dizaine de mètres…
Son regard s’assombrit lorsqu’il ajouta :
— Et puis elle boitait, la dernière fois que je l’ai vue. Elle portait de grosses lunettes de soleil, mais pas assez grosses pour cacher un bleu à la joue.
— Elle était battue.
— C’est aussi mon avis. La dernière fois que je l’ai vue, je n’ai pas dit un mot. J’ai simplement brandi ma carte de visite avant de la poser sur le banc et de m’éloigner.
— C’était quand, ça ?
— Hier après-midi. Vers 16 heures.
— D’accord… Après le premier tir, celui qui l’a atteinte au ventre, vous lui avez porté les premiers soins. Qu’est-ce qui s’est passé ensuite ?
Il détourna les yeux.
— Je n’ai pas entendu le tireur revenir. Il a dû faire le tour du pâté de maisons. Il m’a pris à revers. J’étais en train de parler à la jeune fille, je lui disais de tenir le coup… Je lui répétais que les secours allaient arriver d’un instant à l’autre… Je ne faisais plus attention…
Il déglutit avant de poursuivre d’un ton amer :
— J’aurais dû. Il m’a tiré dessus avant de loger une balle dans la tête de la fille.
— Il vous a tiré dessus ? Où ça ?
— Dans le dos, répondit-il avec un rictus de dédain. Mais je porte un gilet pare-balles.
— Un gilet pare-balles… Mais pourquoi ? demanda-t-elle sans ciller, alors même qu’elle se sentait terriblement soulagée.
Les dégâts à l’arrière du crâne de la victime avaient été causés par un projectile de très gros calibre, tiré à bout portant. Si Marcus n’avait pas été protégé par un gilet pare-balles, il ne serait sans doute plus de ce monde.
— Vous vous attendiez à ce que ça tourne mal ? s’enquit-elle.
— Non. Pas à ce point, en tout cas. Je ne m’attendais pas du tout à… Mais je ne me sépare jamais de mon gilet pare-balles, depuis quelque temps.
— Pourquoi ? demanda-t-elle tout en constatant, mal à l’aise, qu’il rougissait.
— Parce que je l’ai promis à ma mère.
C’était plausible. La mère de Marcus venait de perdre son plus jeune fils moins de neuf mois auparavant, et elle avait failli perdre Marcus juste après. Dans ces conditions, Scarlett comprenait qu’une mère puisse exiger de son fils une telle précaution.
Sauf que… Sa mère devait avoir ses raisons pour craindre que Marcus soit à nouveau la cible d’un tueur. Mais lesquelles ? Elle décida de laisser cette question de côté pour le moment.
— L’impact de la balle m’a fait perdre l’équilibre. Je suis tombé de tout mon poids sur la fille…
Il passa un doigt sur sa poitrine puis le tendit pour que Scarlett puisse l’examiner. Il était trempé de sang. Sa chemise noire rendait la tache invisible.
— C’est son sang. Quand j’ai repris mon souffle, je me suis levé. Et j’ai vu ce que le tireur lui avait fait. Je me suis lancé à sa poursuite mais, le temps que j’arrive au coin de la rue, il avait disparu. J’ai fait le tour du pâté de maisons, il n’y avait pas un chat. Tout le monde s’était carapaté, à commencer par lui…
— Et donc, vous êtes revenu ici pour m’attendre ?
Il haussa les épaules.
— Pour attendre quelqu’un… Soit vous, soit les autres flics.
Lesquels arrivèrent justement à cet instant. Une voiture de patrouille pila net à l’autre bout de la ruelle. Scarlett se tourna vers Marcus pour lui poser une dernière question.
— Vous m’avez dit que vous aviez l’intention, quand elle était encore en vie, de partir dès mon arrivée. Pourquoi êtes-vous revenu après sa mort ? C’était trop tard, et le tireur aurait pu revenir et tenter à nouveau de vous tuer. Pourquoi êtes-vous revenu, Marcus ?
Il jeta un regard désolé au corps de la jeune fille et murmura :
— Je ne pouvais pas la laisser seule dans la nuit.
Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 2 h 52
Hors d’haleine, Drake Connor jeta un bref regard par-dessus son épaule avant de s’engouffrer sur le siège passager de la voiture.
— Roule ! lança-t-il en claquant la portière derrière lui.
Il se pencha vers la grille de ventilation de la climatisation, inspira profondément à plusieurs reprises, s’efforçant de ralentir sa respiration. S’il avait couru aussi vite sur une piste, il aurait gagné une montagne de trophées.
Stephanie démarra et fronça les sourcils.
— Où est-elle ? Et pourquoi es-tu en sueur ?
La voiture roulait trop lentement au goût de Drake.
— Accélère, nom de Dieu !
Il appuya sur le genou droit de Stephanie, et la Mercedes bondit.
— Merde ! s’écria Stephanie en écrasant la pédale de frein. Tu veux qu’on se fasse arrêter ? Où est-elle ?
Il ne lâchait pas des yeux le rétroviseur, guettant les gyrophares. J’aurais dû les tuer tous les deux quand je les ai vus ensemble pour la première fois. Son estomac était encore noué par la fureur.
— Dans la ruelle, répondit-il.
— Alors j’avais raison, lâcha Stephanie d’un ton méprisant. Je savais que ça ne sentait pas bon. Cette salope se foutait de nous. Tu n’aurais pas dû la laisser là toute seule. Dieu seul sait ce qu’elle fabrique avec Styx. Il est super moche, mais il a la meilleure came de la ville. Il doit être en train de bien la niquer…
Ça, pour être niquée, elle est niquée, songea sombrement Drake. Et elle l’a bien cherché.
— Ouais, dit-il, c’est probable.
Stephanie mit le clignotant avant de jeter un regard méfiant à Drake.
— J’aurais cru que ça t’inquiéterait plus. Je te parie que Styx a toutes les maladies sexuellement transmissibles répertoriées. Si elle se le tape, elle va nous contaminer.
— Il faudra juste lui trouver une remplaçante, lâcha-t-il, les dents serrées.
Il saisit le volant au moment où Stephanie s’apprêtait à tourner à gauche.
— Tu vas où comme ça ?
— Je retourne là-bas. On ne peut pas la laisser entre les pattes de Styx.
— Je t’ai dit de rouler, merde !
Il entendait le cri des sirènes, à présent.
— Voilà les flics ! Tirons-nous !
Stephanie freina si brusquement qu’ils faillirent tous deux rentrer dans le pare-brise.
— Les flics ? Mais qu’est-ce que tu as fait ?
— Elle est morte. Si tu ne veux pas aller en taule, tu vas rouler à toute blinde et nous emmener loin d’ici.
Stephanie ouvrit et referma la bouche sans émettre le moindre son, comme un poisson dans son bocal.
— Tu l’as tuée ? parvint-elle enfin à demander. Tu as tué Tala ?
— Je n’ai pas dit ça…
Il venait de se trahir, mais il était bien décidé à ne jamais avouer le meurtre.
— Mais c’est à nous qu’on va faire porter le chapeau, reprit-il. Alors ramène-nous à la maison ou je te jure que tu finiras comme elle.
Sous le choc, Stephanie obéit. Elle accéléra et se dirigea vers la sortie de la ville.
— Pourquoi tu l’as tuée ? demanda-t-elle.
— Je n’ai pas dit que je l’avais tuée.
— Tu veux dire qu’elle était déjà morte quand tu l’as retrouvée ?
— Ouais.
— C’est Styx qui l’a tuée ?
— Possible.
— Oh mon Dieu ! Mais c’est horrible. C’est tout simplement… Oh non… Maman et papa. Ils vont le savoir. Je vais me faire… Merde. Ils vont savoir que je l’ai laissée sortir…
Stephanie commençait à hyperventiler.
— Ils vont l’apprendre. Ils vont me tuer.
— Non, ils ne vont pas te tuer, parce que tu vas te ressaisir. Personne n’en saura rien.
— C’est toi qui le dis ! s’écria Stephanie. Réfléchis deux secondes. Ça sera aux infos. On parlera de la découverte de son corps à la télé. Mes parents regardent la télé, tu sais.
Son hystérie faisait de Stephanie une preuve vivante de leur culpabilité. Il faut que je la calme, songea Drake. Il faut qu’elle se détende. Il faut faire baisser la tension.
— Et alors ? demanda-t-il d’un ton posé, rassurant, presque convaincant, en accompagnant sa question d’un haussement d’épaules désinvolte. Elle est sortie. Comment pourraient-ils savoir que c’est toi qui lui as permis de sortir, si tu ne leur dis pas ? C’était une droguée. Elle voulait acheter un peu de came. Elle est tombée sur le mauvais dealer, et il les a butés, elle et son petit ami.
Stephanie se figea.
— Son quoi ?
— Son petit ami. Elle était avec un homme, dans cette ruelle.
— Qui ça ?
— J’en sais rien. Un vieux.
— Un flic ?
— Je ne crois pas. Maintenant, ça n’a plus d’importance. Ils sont morts. Ils ne peuvent plus rien dire.
— Mais, fit-elle d’une voix à peine audible, mais si c’était un flic ? Si elle parlait avec un flic… Peut-être qu’elle lui a tout raconté. Peut-être qu’il en a parlé à un de ses collègues. Peut-être qu’elle lui a parlé de ma famille. Peut-être que les flics vont…
— Peut-être que tu devrais te concentrer sur la route, l’interrompit-il d’un ton toujours calme mais lourd de menaces. Il ne faudrait pas qu’on ait un accident.
— Non, murmura-t-elle, hébétée. Non, il ne faudrait pas qu’on ait un accident.
Elle paniquait totalement. Ce qui était beaucoup plus probable, c’est que Tala racolait dans cette ruelle et que ce type n’était qu’un client. Voire un proxénète. La gamine était bien trop terrorisée pour parler à qui que ce soit.
Mais peut-être que Stephanie n’avait pas tout à fait tort de s’inquiéter.
Car même si le type en question n’était pas un flic, il avait peut-être parlé de Tala à quelqu’un d’autre, et cela pouvait être dangereux. Drake devait découvrir qui était ce connard, comment il avait rencontré Tala — et à qui il aurait pu parler d’elle.
Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 3 h 35
Scarlett Bishop le regardait.
En temps normal, Marcus O’Bannion se serait peut-être réjoui du regard ouvertement admiratif d’une femme ravissante sur son torse nu et dégoulinant de sueur, tandis qu’il se prélassait sur son siège. Mais les circonstances n’avaient rien de normal, et Scarlett Bishop n’était pas seulement une femme ravissante : c’était aussi une inspectrice spécialisée dans les homicides.
Et il ne se prélassait pas du tout, en fait : il était assis à l’arrière d’une ambulance et se faisait ausculter par un urgentiste. Et le regard de l’inspectrice était certes admiratif, mais aussi alerte, inquiet — et méfiant.
Car Scarlett était perspicace. Elle devrait être plus qu’inquiète. Elle devrait être terrifiée. Comme je le suis, moi. Pas parce que la balle aurait pu mettre fin à ses jours, mais parce qu’il avait, l’espace d’un instant, voulu mourir.
Je suis fatigué. Fatigué par l’avidité, la violence et la perversité qui se déchaînaient autour de lui. Fatigué de voir le désespoir dans les yeux des victimes de la méchanceté humaine. Il en avait assez d’avoir toujours un train de retard. Car, même s’il avait été capable de les sauver et de les venger toutes, il n’aurait pas pu effacer ce qu’elles avaient subi. Et cette nuit, il n’avait même pas réussi à sauver la jeune fille.
Tala était en route pour les urgences, où les médecins ne pourraient que constater le décès. Elle était morte parce qu’elle l’avait appelé au secours. J’aurais dû être sur mes gardes. J’aurais dû mieux la protéger.
Il avait compris qu’elle subissait des mauvais traitements. La peur qu’il avait lue dans ses yeux était palpable, cette nuit-là comme toutes les fois où il l’avait croisée au parc. Elle m’a fait confiance. Et je l’ai trahie.
— Votre tension artérielle est normale, dit l’auxiliaire médical en retirant le brassard gonflable de son bras nu. Votre pouls aussi.
Marcus leur avait affirmé qu’il n’avait rien de cassé, mais les secouristes n’avaient pas tenu compte de son avis et avaient insisté pour s’en assurer. Il connaissait son corps. Il savait ce qu’il ressentait quand tout allait bien. Mais ces gars faisaient leur boulot et il ne pouvait pas leur en vouloir. Il hocha la tête en articulant un « merci ».
— Vous devriez faire une radio, poursuivit l’auxiliaire. Le gilet a empêché la balle de pénétrer, mais ça ne veut pas dire qu’elle n’a pas causé de dégâts. Vous avez peut-être une ou deux côtes fracturées.
— Non, ça ira, répondit calmement Marcus qui observait Bishop, laquelle était repartie sur la scène de crime.
Partant de l’endroit où elle avait découvert le corps de Tala, elle s’en éloignait en effectuant des cercles concentriques, notant chaque détail d’un œil que Marcus savait très attentif.
Brusquement, elle s’accroupit et se pencha pour inspecter ce qui ressemblait à un petit amas de déchets, tassés dans une fissure du mur de la ruelle. Sa longue natte noire glissa devant son épaule. D’un geste impatient, elle ôta ses gants et rassembla ses cheveux en un nœud en huit qu’elle fixa à l’arrière de son crâne avec une barrette. Ses gestes étaient rapides et précis, ce qui n’étonna pas Marcus. Quand elle n’était pas remontée en chignon, sa natte lui descendait jusqu’aux reins et devait souvent la gêner dans ses mouvements.
Il aurait été plus commode — et plus sûr — de la couper. Cette natte rendait en effet Scarlett plus vulnérable dans un combat au corps à corps, en offrant à son adversaire un moyen facile de l’immobiliser.
Cette natte pouvait aussi donner une prise à son amant pendant qu’il… Non. Pas de pensées de ce genre. Pas aujourd’hui. Mais il ne put s’en empêcher, comme souvent au cours des neuf derniers mois.
Il chassa ces pensées impures et la regarda marcher vers le photographe de la police scientifique, désignant l’asphalte. Puis elle enfila une nouvelle paire de gants en latex, tandis que l’homme prenait quelques clichés.
Elle fouilla dans le tas de déchets et en sortit un petit objet qui brillait à la lumière de sa lampe de poche. Une douille. De gros calibre. Pas étonnant que j’aie si mal au dos, songea Marcus.
Elle glissa la douille dans un sachet en plastique et se releva pour continuer d’inspecter la scène de crime. C’était bien la femme qui occupait si souvent ses pensées. Grande et fière. Agile et gracieuse. Forte mais compatissante. Trop compatissante. Son travail la rongeait de l’intérieur. Elle avait sous les yeux des cernes qui ne venaient pas du manque de sommeil, mais d’une lassitude morale qu’il connaissait bien pour l’avoir tant de fois constatée sur son propre visage en se regardant dans la glace.
Elle était exténuée, comme lui. Et pourtant elle avait accouru quand il l’avait appelée. Comme d’habitude.
Et cette fois encore, il sentait qu’il y avait entre eux une connivence, quelque chose de plus que l’attirance physique, qu’il ne cherchait d’ailleurs pas à nier — que ce soit dans ses pensées ou dans ses rêves. Il ne savait pas exactement de quoi il s’agissait, mais il avait l’intuition que Scarlett Bishop pourrait le comprendre.
Comprendre quoi ? se demanda-t-il avec amertume. Moi ? Oui, elle comprendra. Les choix qu’il avait faits. Les secrets qu’il cachait au fond de son cœur. Sa vie au fil du rasoir. Les ténèbres qui le gagnaient inexorablement. Oui, elle le comprendrait. Elle pourrait même lui venir en aide.
C’était justement la raison pour laquelle il ne l’avait pas revue au cours des neuf derniers mois. Il avait beau désirer le réconfort qu’elle pouvait lui apporter, il ne voulait surtout pas l’entraîner dans sa descente aux enfers.
Elle se tourna vers l’homme aux cheveux blancs qui venait de la rejoindre : l’agent spécial du FBI Deacon Novak, coéquipier de Scarlett au sein de la Brigade de répression de la grande criminalité de Cincinnati. Marcus connaissait mieux Deacon qu’il ne connaissait Scarlett. Il l’avait rencontré à plusieurs reprises lors des réceptions qu’organisaient ensemble le beau-père de Marcus et sa cousine Faith — la plus récente avait eu lieu pour célébrer les fiançailles de Faith et de Deacon. Marcus avait été heureux de voir cette relation amoureuse se renforcer ainsi. Deacon lui semblait sympathique et intègre.
Trop intègre, songea Marcus. Deacon Novak n’aurait jamais approuvé les sanglantes idées de vengeance qui envahissaient son esprit en cet instant même, pendant qu’un technicien de la police scientifique traçait des marques sur l’asphalte, tout autour du sang et de la matière cervicale de Tala.
Elle n’avait que dix-sept ans. Et elle avait été abattue comme un animal.
Une feuille de papier blanc, fixée à un bloc-notes, apparut dans son champ de vision, occultant la scène du carnage.
— Si vous ne voulez pas qu’on vous emmène aux urgences, dit l’auxiliaire d’un ton désapprobateur, vous devez signer cette décharge.
— J’ai déjà eu des côtes cassées. Je sais ce que ça fait. Là, ce n’est qu’un gros hématome, répliqua Marcus en lisant le formulaire en diagonale.
Il finit par signer et recommença à observer Scarlett. Elle se dirigeait vers lui, suivie de près par Deacon Novak.
Marcus se leva, réprimant une grimace de douleur. Son dos lui faisait horriblement mal, mais il avait aussi sa fierté. Qu’il soit torse nu alors que les deux flics étaient habillés — Deacon était même vêtu d’un costume-cravate —, passe encore. Mais il était hors de question de rester assis en leur présence.
Les yeux de Scarlett croisèrent les siens pendant un bref instant avant de se tourner vers l’auxiliaire.
— Alors ? demanda-t-elle d’un ton cassant. Votre diagnostic ?
— Contusions multiples, dit l’homme, laconique. Fracture des côtes possible.
— Alors, pourquoi ne l’emmenez-vous pas aux urgences ?
L’auxiliaire haussa les épaules.
— Il ne veut pas.
— Ce n’est qu’un bleu, marmonna Marcus. Je peux récupérer ma chemise ?
Le regard de Scarlett s’égara vers son torse nu avant de revenir précipitamment à son visage.
— Je suis désolée, mais votre chemise est devenue une pièce à conviction, tout comme votre gilet pare-balles… Mais mon partenaire vous a apporté un T-shirt, dit-elle d’un ton tout professionnel.
— Salut, Marcus, fit Deacon avec chaleur.
— Salut, Deacon.
— Ça fait plaisir de voir que vous n’êtes pas mort, déclara Deacon en lui tendant un T-shirt noir uni.
Marcus repensa aux coups de feu tirés à bout portant et serra les dents.
— Oui, dit-il avec amertume. Ça aurait été encore plus le bordel.
En enfilant le T-shirt, il lâcha un petit cri. La douleur lui vrillait le dos et les épaules.
— Je vous ai entendu, dit Deacon. Vous devez aller à l’hôpital.
— Non, pas du tout, répliqua Marcus d’un ton catégorique.
Il inspira profondément pour tester ses capacités respiratoires et fut heureux de constater que ses deux poumons fonctionnaient.
— J’en ai ma claque des hôpitaux. Et d’ailleurs, en cas de côte cassée, il n’y a rien d’autre à faire que d’attendre qu’elle se ressoude.
Il fit un signe de tête à l’auxiliaire médical.
— Merci quand même de m’avoir ausculté, lui dit-il.
— Vous avez tort, dit l’auxiliaire en secouant la tête.
Il referma les portières de l’ambulance, se mit au volant et démarra.
Ils restèrent donc tous les trois au coin de la rue, sans dire un mot, pendant que les techniciens de la police scientifique passaient la scène de crime au peigne fin. Marcus se rendit compte que Scarlett et Deacon attendaient qu’il fasse sa déposition. Il se sentit tout à coup plus épuisé qu’il ne l’avait été depuis des mois. Il redressa le dos en promenant son regard sur l’asphalte souillé de sang. Il devait faire attention à ce qu’il allait leur apprendre. Une colère froide montait en lui, s’ajoutant à la fatigue et à la douleur dans son dos. Dans un tel état, il risquait d’en dire trop et de révéler des faits qu’il devait garder pour lui.
Ressaisis-toi. Ne leur raconte que ce qu’ils ont besoin de savoir pour retrouver l’assassin de Tala.
Le reste ne les regardait pas.
Il se racla la gorge et déclara :
— Elle s’appelait Tala. Elle n’avait que dix-sept ans.
Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 3 h 45
— Vous connaissez son nom de famille ? redemanda Scarlett d’un ton posé, mais se félicitant en son for intérieur que Marcus ait revêtu le T-shirt.
Elle avait dû se concentrer pour ne pas regarder son torse puissant. À présent, elle pouvait se focaliser sur ce qu’il disait. Et je vais enfin pouvoir faire mon boulot correctement. Une fille avait été tuée. Cette victime méritait que justice soit faite. Et justice ne pourrait être faite que si Scarlett se mettait au boulot sans être perturbée par les caprices de ses hormones.
Elle était heureuse que Deacon soit arrivé. Dès l’instant où elle s’était retrouvée seule avec Marcus O’Bannion dans cette rue étroite, elle avait perdu ses moyens. Ses émotions l’avaient emporté sur son professionnalisme. Et elle en avait honte. Elle avait même éprouvé une pointe de jalousie à l’égard de la jeune victime… d’une fille morte ! Tout ça parce que la malheureuse avait donné rendez-vous à Marcus. Et cette jalousie se combinait avec un refus farouche de croire que le beau Marcus pouvait avoir fait quelque chose de mal.
Elle se laissait aveugler, persuadée qu’il était un type bien. Un héros, même.
— Elle ne me l’a pas dit, lâcha Marcus en évitant le regard des deux inspecteurs.
Il avait les yeux rivés sur la scène de crime.
— Je n’ai pas eu le temps de le lui demander, précisa-t-il.
— Alors, qu’est-ce qu’elle vous a raconté ? demanda Scarlett.
Marcus serra les dents.
— Que sa famille était en danger. Quand je lui ai demandé qui la menaçait, elle m’a répondu : « L’homme et sa femme… Ils nous possèdent. »
Scarlett sentit son cœur se serrer.
Deacon marmonna un juron.
— Comment ça ? demanda-t-il.
— C’est ce que je lui ai demandé, mais c’est à ce moment que le premier coup de feu a été tiré et qu’elle s’est effondrée. Les deux seuls autres mots qu’elle a prononcés sont : « Aidez Malaya. » Et elle a perdu connaissance.
— Malaya…
Deacon était déjà en train de pianoter sur le clavier de son portable.
— Elle aurait pu parler d’une région, dans l’ouest de la Malaisie, dit-il au bout d’un moment.
— C’est peut-être aussi un prénom courant, hasarda Marcus. Ça veut dire « libre » en tagalog.
— Le tagalog est un dialecte philippin, si je ne me trompe, intervint Scarlett.
C’était logique. La fille avait l’air philippine.
Marcus hocha la tête.
— Vous parlez tagalog ? demanda Deacon d’un air intrigué.
— Non, mais je sais que c’est le nom d’un journal de Manille.
— Comment cela se fait-il ? demanda Deacon, plus curieux que suspicieux.
Marcus haussa les épaules.
— Ma famille travaille dans le milieu de la presse depuis plusieurs générations. Quand j’étais gamin, mon grand-père lisait cinq quotidiens avant le petit déjeuner. Il collectionnait les unes célèbres. L’une d’elles était justement celle de Malaya, le jour où le président Marcos a quitté le pouvoir et est parti en exil. Je lui ai demandé ce que cela signifiait et il m’a dit que malaya se traduisait par « libre » ou « liberté ».
— Vous vous en souvenez encore, depuis le temps ? demanda Scarlett. La chute de Marcos a eu lieu il y a près de trente ans. Vous ne deviez pas avoir plus de quatre ou cinq ans…
Nouveau haussement d’épaules.
— Je me souviens de presque tout ce que m’a dit mon grand-père. Mais ce mot-là avait une importance particulière à ses yeux. Il avait été envoyé aux Philippines pendant la guerre, il s’y était fait des amis parmi les autochtones. Il les avait connus dans un camp de prisonniers, à Bataan.
Scarlett et Deacon grimacèrent.
— Il n’a pas dû rigoler tous les jours, murmura Scarlett.
— Ouais. Malaya est l’un des premiers mots que mon grand-père a appris dans ce camp…
— Pour en revenir à Tala, qu’est-ce qu’elle a voulu dire, à votre avis ?
— Je crois qu’elle voulait que j’aide sa famille à se libérer. Le problème, c’est que je ne sais pas où elle habitait. Je n’ai aucune idée de l’endroit où ils sont enfermés.
— L’inspectrice Bishop m’a dit que vous aviez rencontré Tala au parc, dit Deacon.
— Pas exactement. En fait, je ne lui avais jamais vraiment parlé avant cette nuit. Je la voyais au parc, c’est tout. Quand je lui posais des questions, elle s’enfuyait.
— À quel endroit du parc la croisiez-vous ? Et quand l’avez-vous vue pour la première fois ? demanda Deacon.
— Près de ma maison. Et je l’ai vue pour la première fois il y a deux semaines, vers 1 heure du matin.
Étonnée, Scarlett haussa les sourcils.
— Vous étiez au parc à 1 heure du matin ?
— D’habitude, j’y vais en milieu d’après-midi. Mais il a fait si chaud, ces derniers jours, que je préférais y aller à la nuit tombée, vers 23 heures.
— Vous y allez pour faire votre jogging ? demanda Deacon.
— Avant, oui. Mais je n’ai pas couru depuis neuf mois.
Depuis qu’il a failli être tué, songea Scarlett. Et elle se souvint de ce qui s’était passé ce jour-là. Une balle avait perforé l’un de ses poumons alors qu’il protégeait une jeune femme innocente qu’un sociopathe avait prise pour cible. Marcus avait bien failli y rester.
Marcus se tourna de nouveau vers la scène de crime et reprit tranquillement son récit :
— Ma chienne est vieille, je dois lui mettre un manteau. Elle a le cœur fragile et ne supporte pas la chaleur, donc je la promène à la tombée de la nuit. Il y a deux semaines, j’ai dû bosser très tard, et je ne suis rentré chez moi que vers 1 heure du matin. J’ai emmené BB au parc. Comme il n’y avait personne, j’ai…
Il hésita, haussa les épaules d’un air gêné et poursuivit :
— J’étais assis sur un banc, je laissais la chienne renifler l’herbe et puis Tala est arrivée, avec un caniche tout pomponné, du genre qu’on voit dans les concours canins. J’ai remarqué le collier du chien en premier.
— Il était fluorescent ? s’enquit Deacon.
Scarlett en était restée à ce « comme il n’y avait personne, j’ai… » inachevé. Comme il n’y avait personne, vous avez fait quoi, au juste ? avait-elle envie de lui demander. Car il avait rougi en disant cela, comme lorsqu’il avait avoué qu’il portait un gilet pare-balles parce qu’il l’avait promis à sa mère. Elle reporta la question à plus tard.
Marcus secoua la tête.
— Non, dit-il. Il était serti de diamants.
Deacon et Scarlett ouvrirent de grands yeux.
— Serti de diamants ? fit Scarlett. Des vrais diamants ? Vous êtes sûr que ce n’était pas plutôt de la verroterie ou de la zircone ?
— J’en suis presque certain. Il y avait une étiquette cousue dessus avec le logo de l’un des bijoutiers les plus chers de Chicago… Quand j’ai appelé le magasin pour me renseigner, un vendeur m’a assuré qu’ils n’avaient pas vendu ce modèle depuis longtemps… Il m’a suggéré de regarder sur eBay.
Scarlett fronça les sourcils.
— C’est drôle, mais je ne suis pas étonnée d’apprendre que vous avez mené votre petite enquête, dit-elle, de nouveau méfiante.
— J’espérais pouvoir l’identifier. Sur le moment, j’ai été consterné… Car qui irait affubler son chien d’un objet aussi coûteux ? Et que faisait une fille de son âge dans le parc à cette heure-là ? Je me suis mis en mode alarme. Je me suis levé et je me suis mis à marcher dans la direction opposée, mais… mais elle pleurait.
— Alors, vous êtes resté ? demanda Deacon d’un ton circonspect.
Marcus lui jeta un regard noir.
— Juste assez pour lui demander si elle avait besoin d’aide. Elle a tout de suite fait demi-tour. J’ai voulu la suivre mais ma chienne ne peut plus courir. Le temps que je la prenne dans mes bras, la jeune fille avait déjà disparu.
— Quand l’avez-vous revue ? demanda Scarlett, qui eut une vision subite de Marcus serrant un vieux chien contre lui.
— Le lendemain. Je suis revenu à 1 heure du matin, je me suis assis sur le banc et j’ai attendu. Elle est restée assez loin de moi et elle était habillée tout en noir, mais son chien est blanc, alors j’ai pu l’apercevoir. Je l’ai appelée, mais elle s’est enfuie, comme la veille. La troisième nuit, elle s’est approchée un peu plus près. Elle était en larmes.
Scarlett étudia le visage de Marcus. Il leur cachait quelque chose, elle en était sûre.
— Pourquoi s’est-elle approchée, cette fois-ci ? demanda-t-elle.
Il hésita et leva les yeux au ciel avant de répondre :
— Je ne sais pas… Peut-être parce que je chantais.
Scarlett et Deacon échangèrent un regard surpris.
— Vous chantiez ? Une chanson ? Dans le parc ?
Il la fusilla du regard.
— Oui, je chantais une chanson. J’étais seul, la première nuit… Enfin, c’est ce que je croyais. Il m’arrive de chanter quand je suis seul. Le surlendemain, je me suis dit que si je chantais, elle s’approcherait davantage.
Scarlett l’observait, fascinée : ce grand costaud était rouge comme une pivoine, il rentrait les épaules, sur la défensive. Il craignait visiblement qu’elle se moque de lui. Rien ne pouvait être plus éloigné de la vérité. Elle aussi était attirée par sa voix, par sa chaleur, sa façon de détacher les mots.
— Moi aussi, je chante quand je suis seule, dit-elle doucement. Surtout parce que personne ne supporterait de m’entendre. Je suppose que Tala aimait bien vous écouter.
Il se détendit un peu.
— Ouais, faut croire que oui, marmonna-t-il.
— Quelle chanson chantiez-vous ? demanda Deacon.
— Une ballade de Vince Gill, Go Rest High on That Mountain.
Émue, Scarlett inspira profondément. Elle avait trop souvent entendu cette chanson, lors de trop nombreux enterrements. Elle se souvenait encore de la première fois où elle l’avait entendue, et cela hantait encore ses cauchemars.
À en juger par le chagrin qui déformait le visage de Marcus, le plus récent de ces enterrements l’obsédait encore, lui aussi.
— Je comprends, murmura-t-elle.
Leurs regards se croisèrent, et elle sut qu’il ne doutait pas de sa sincérité.
Deacon les regardait d’un œil perplexe.
— Eh bien, pas moi, dit-il. C’est quoi, cette chanson ?
— C’est de la country, expliqua Scarlett sans quitter Marcus du regard. Vince Gill l’a écrite après le décès de son frère. On la joue souvent aux enterrements. On l’a mise à celui du frère de Marcus… C’était un bon choix.
Les yeux de Marcus brillaient. La gratitude s’y mêlait au chagrin.
Deacon soupira en silence. Il avait neutralisé le meurtrier du frère de Marcus, fauché à dix-sept ans. Grièvement blessé, il n’avait pu assister aux obsèques. Mais il avait vu le corps sans vie du garçon.
Tout comme Scarlett.
Et Marcus.
Scarlett aurait voulu préserver Marcus de cette image terrible. Le fait d’avoir vu le cadavre de son frère jeté au fond d’un trou, comme un déchet, rendait son deuil plus éprouvant encore. Cela, Scarlett le savait d’expérience.
— Je vois, dit doucement Deacon. Donc, Tala était attirée par cette chanson. Elle vous a dit quelque chose, cette nuit-là ?
Marcus bascula d’un pied sur l’autre, évitant de croiser le regard des deux flics.
— Non, elle ne m’a jamais rien dit. J’ai continué d’aller au parc à 1 heure du matin toutes les nuits, en espérant qu’elle se confie enfin à moi. J’ai apporté ma guitare — je m’étais dit que comme ça, elle me trouverait peut-être moins intimidant. Mais ça n’a servi à rien. Elle a laissé le chien venir assez près pour que je puisse le caresser, mais elle ne s’est jamais approchée à moins de neuf mètres cinquante.
Neuf mètres cinquante ? D’abord étonnée par une telle précision, Scarlett fronça les sourcils avant de hocher la tête.
— La longueur de la laisse extensible du caniche.
Elle se tourna vers Deacon et expliqua :
— C’est la taille standard. J’en ai une comme ça pour promener Zat. Marcus, avez-vous vu la plaque d’identification du chien quand il s’est approché ?
— Il n’y avait que son nom sur la plaque, pas de numéro. Il s’appelait Coco… Tala est revenue au parc sept nuits d’affilée. Elle restait le temps de m’écouter chanter une ou deux ballades. La huitième nuit, elle n’est pas venue, ni les deux soirs suivants. Alors je me suis mis à aller au parc à des heures différentes de la journée. Et j’ai fini par la recroiser hier en fin d’après-midi. Il y a moins de douze heures de cela…
— C’est là qu’elle était couverte de bleus et qu’elle boitait, murmura Scarlett.
Il hocha la tête.
— Ouais, fit-il. Quelqu’un l’avait frappée. Sur le moment, je n’ai pas pensé que ça avait un rapport avec moi, parce que je n’avais jamais remarqué qu’elle était suivie quand elle promenait le caniche. Mais maintenant, je pense que j’ai été repéré. Quelqu’un savait qu’elle avait rendez-vous avec moi. Sans cela, elle serait encore vivante…
— Vous avez dit à l’inspectrice Bishop que vous aviez laissé votre carte sur le banc, dit Deacon. Et que Tala vous avait envoyé un texto pour vous demander de venir ici. On pourrait avoir le numéro du téléphone qu’elle a utilisé ?
Marcus lui tendit son portable.
— Elle m’a demandé de ne pas la rappeler et a ajouté qu’elle allait effacer le message, pour ne pas se faire prendre. Je n’ai pas rappelé, mais j’ai vérifié. C’est un numéro de portable jetable.
Deacon fronça les sourcils.
— Comment avez-vous fait pour vérifier ? demanda-t-il.
— Je dirige le journal qui appartient à ma famille, Deacon, dit Marcus tout doucement. Je dispose de toutes sortes de moyens d’obtenir des informations.
Agacé, Deacon plissa les yeux.
— Des moyens que vous ne comptez pas nous révéler, je suppose ? dit-il sèchement.
— Non, bien sûr.
Deacon fit mine de vouloir insister mais se ravisa.
— Bien, que pouvez-vous nous dire d’autre ?
Marcus se tourna vers Scarlett et la regarda d’un air embarrassé avant de dire :
— Vous m’avez demandé si c’était une prostituée, et je vous ai répondu que je ne le savais pas. C’est la vérité. Mais je crois qu’elle était habituée à… certaines choses… Quand je lui ai proposé de l’aider, elle m’a dit qu’elle ne pouvait pas me payer, à quoi j’ai répondu que je ne voulais pas de son argent. Là, elle m’a regardé d’un air à la fois complètement désespéré et dégoûté. Puis, en un clin d’œil, elle a changé d’attitude. Elle a tendu la main vers mon pantalon… Elle m’a dit qu’elle pouvait me faire passer un bon moment… Je lui ai répondu que ça ne m’intéressait pas non plus.
— Et alors ?
— Elle avait l’air perdue, elle m’a demandé pourquoi je voulais l’aider. Elle m’a dit qu’elle n’était rien… que sa famille était en danger.
— Quel genre de « famille » voulait-elle que vous aidiez ? demanda Deacon. Ses parents, ses frères et sœurs ? Ou bien d’autres filles prisonnières, comme elle ?
— Elle a dit « ma famille ». J’ai tout de suite pensé que le couple qu’elle a mentionné la prostituait.
Scarlett montra à Deacon une des photos de la victime qu’elle venait de prendre avec son portable.
— C’est ce que j’ai pensé, moi aussi, dit-elle.
— Elle était jeune et vulnérable, acquiesça Deacon. La proie rêvée des réseaux d’esclavage sexuel. Comment était-elle habillée quand elle promenait son chien au parc ?
— Elle portait un polo et un vieux jean. On aurait pu la prendre pour une lycéenne ordinaire.
— Une lycéenne ordinaire qui promène un caniche dont le collier est serti de diamants, marmonna Deacon. En tout cas, quelles que soient les personnes qu’elle voulait protéger, et quelle que soit la nature de ses relations avec ces gens, elle devait tenir beaucoup à eux pour prendre de tels risques. Et ses « propriétaires » sentaient que leur emprise sur elle était assez forte pour la laisser promener le chien et être sûrs qu’elle reviendrait.
— Elle parlait bien anglais ? demanda Scarlett. Est-ce qu’elle vous a donné l’impression qu’elle habitait ici depuis longtemps ?
— Elle parlait parfaitement anglais, mais avec un accent, répondit Marcus.
Il sortit de la poche arrière de son jean une casquette de base-ball et ajouta :
— Vous pourrez en juger par vous-mêmes. J’ai enregistré la conversation…
Il s’interrompit avant de hausser les épaules et d’expliquer :
— J’ai enregistré tous nos échanges depuis notre deuxième rencontre.
Scarlett fixa la casquette d’un air stupéfait.
— Vous avez un micro dans votre casquette ?
— En fait, c’est une caméra. Cachée vers la visière.
— Pourquoi ? demanda Deacon.
— Je veux pouvoir me protéger au cas où quelqu’un chercherait à me piéger.
— Qui pourrait bien chercher à vous piéger, Marcus ?
Marcus se redressa, arborant l’expression d’un soldat prisonnier qui se blinde avant d’être interrogé.
— Je ne sais pas, répondit-il.
Il y a de la frustration dans sa voix, songea Scarlett. Et de la sincérité. Ou peut-être était-ce ainsi qu’elle voulait l’interpréter.
— Ceux qui vous ont incité à promettre à votre mère de porter un gilet pare-balles, peut-être ? demanda-t-elle avec une pointe d’ironie.