Chapitre 33
Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 août, 18 h 00
Ken trouva Decker dans la chambre où Demetrius était mort. Le jeune et ambitieux garde du corps était torse nu et en nage. Armé d’une scie circulaire, il achevait de découper le matelas sanglant sur lequel Ken avait martyrisé Demetrius. Il faisait une chaleur étouffante dans la pièce, car Decker avait ouvert la fenêtre pour l’aérer, et l’air conditionné ne suffisait pas à la rafraîchir.
Decker éteignit son outil quand il aperçut Ken qui se tenait sur le pas de la porte.
— J’ai presque fini, monsieur, dit-il en sortant une serviette de toilette de la poche arrière de son jean pour s’essuyer le visage. Je vais le sortir dans le jardin et le brûler.
— Non, fit Ken. La fumée pourrait attirer l’attention. Enterrez-le.
Ken était heureux de voir le matelas réduit en charpie. Le meurtre de son meilleur ami avait été beaucoup plus difficile qu’il ne l’avait imaginé, même si Demetrius, qui l’avait trahi, avait mérité son sort.
— Entendu, dit Decker.
Il fit mine de redémarrer la scie mais se ravisa et demanda :
— Ce sera tout ?
— Où sont Burton et la fille Anders ? Je reviens du sous-sol et je l’ai trouvé désert.
— J’ai exécuté vos ordres, monsieur. Ils ont été supprimés.
— Déjà ?
— Je vous ai dit que je me débrouillais bien avec le broyeur… Ne me dites pas que vous avez changé d’avis…
Ken éclata d’un rire sombre et las.
— Non, dit-il. J’ai simplement eu envie d’avoir un dernier entretien avec Mlle Anders. C’était…
— Une salope, compléta Decker.
Il se tourna pour montrer à Ken quatre longues estafilades qu’il avait à l’épaule.
— Putain ! s’exclama Ken. Ça vous apprendra à ne pas porter de chemise.
— J’en portais une. Mais elle avait de faux ongles, qu’elle a aiguisés sur le sol en béton de sa cage. Elle m’a lacéré l’épaule.
Ken regrettait de ne pas avoir assisté à la scène. Il regrettait encore plus de ne pas avoir rendu visite à Stephanie avant que Decker s’occupe d’elle. Une bonne petite baise, rien de tel pour vous clarifier les idées avant de partir à la chasse. Et l’image mentale des griffes de cette tigresse, plantées dans les épaules nues et musculeuses de Decker, n’avait fait que durcir l’érection qui lui était venue en pensant à tout ce qu’il comptait lui infliger.
— Si j’étais vous, je vérifierais que mon vaccin contre le tétanos est à jour, conseilla-t-il à Decker.
— Il l’est, heureusement. Entre elle et sa mère…
— Ah oui, c’est vrai, Marlene vous a mordu, hier.
— Ces bonnes femmes sont vraiment impossibles, ronchonna Decker. Quand j’aurai fini de nettoyer cette chambre, j’irai au bureau. En l’absence de Reuben et de Burton, le travail s’accumule là-bas. Il va falloir que vous embauchiez de nouveaux gardes du corps. Si vous voulez, je peux réfléchir à une liste d’ex-militaires que je connais, qui seraient intéressés par ce genre de travail et dignes de confiance.
— Oui, bonne idée, dit Ken.
Mais le cœur n’y était pas. Il avait fait son temps. Son équipe dirigeante était décimée. Alice était en prison. Et Ken avait beau vouloir se convaincre qu’elle resterait ferme face aux flics, il savait pertinemment qu’elle le dénoncerait sans hésiter si elle estimait n’avoir pas d’autre choix. Il était donc bien décidé à quitter le pays au plus vite.
Il avait déjà acheté un billet d’avion Toronto-Papeete. Le vol était prévu le lendemain, en fin de journée. De Tahiti, il prendrait l’avion pour Bora Bora, où il avait loué un petit bungalow. Toutes ces démarches avaient été effectuées avec de faux papiers, prévus de longue date en cas d’urgence. Personne ne connaissait ce faux nom, pas même Alice et Sean.
Ken n’avait pas encore décidé s’il serait judicieux de faire venir Sean. Sa complicité avec son fils était beaucoup moins forte que celle qui le liait à Alice. Sean n’avait jamais aimé se salir les mains, alors qu’Alice était une vraie femme d’action. Merde, voilà qu’elle me manque déjà. Mais il n’avait pas l’intention de tomber dans un piège en tentant de la sortir de prison. Elle avait accès à des fonds importants. Et puis, elle était juriste de formation… Elle avait plus d’atouts pour se sortir elle-même de prison qu’il n’avait de moyens pour la faire évader.
Decker et ceux qui resteraient pourraient bien faire comme il leur plairait. S’ils souhaitaient profiter du réseau que Ken et ses associés avaient bâti au cours des décennies, grand bien leur fasse. Après tout, Joel avait échappé à l’hécatombe, et il avait en sa possession toute la comptabilité. Il pourrait prendre la tête de l’entreprise.
Certes, Ken ne croyait pas que Joel durerait longtemps… Les jeunes chercheraient sans doute à l’éliminer — ou son cœur fragile finirait par le lâcher. Mais au début au moins, il trouverait bien le moyen de se débrouiller sans Ken.
Avant de tirer sa révérence, Ken n’avait plus qu’un seul objectif : tuer Marcus O’Bannion. Ce type était capable de retrouver sa trace au fin fond de l’océan Pacifique.
Je vais régler ce dernier détail pour ne pas avoir à vivre dans la peur jusqu’à la fin de mes jours.
Il décida de commencer par le siège du Ledger. Plusieurs employés d’O’Bannion étaient à son service depuis de longues années. Il devait bien y en avoir un qu’il chercherait à libérer s’il venait à être kidnappé…
Sinon, Ken avait un plan B.
Il avait trouvé sur l’iPad de Demetrius des photos d’O’Bannion et de cette inspectrice, assis tous deux dans la voiture de celle-ci, devant l’entrée du refuge animalier de Loveland. À première vue, les rapports du journaliste et de la policière étaient extrêmement personnels. Ken rechignait à s’en prendre à une policière, mais cette jolie brune ferait un excellent appât…
— Euh…, fit Decker, l’interrompant dans ses pensées. Y a-t-il autre chose que je puisse faire pour vous ?
— Non, non. Faites-moi cette liste. Je vais prévenir Sean que vous êtes en route pour le bureau…
Ken jeta un dernier regard à la chambre et lança, pour ne pas éveiller les soupçons de Decker :
— Demetrius et moi, on était comme les doigts de la main. On a passé tellement de bons moments ensemble… Il va me manquer.
— Je vous comprends, répondit Decker d’un ton compatissant.
Non, tu ne peux pas me comprendre.
— Bonsoir, Decker. N’oubliez pas de fermer à clé la porte d’entrée en sortant.
Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 août, 18 h 00
Quand il sortit de l’ascenseur pour entrer dans les locaux de la Brigade de répression de la grande criminalité, Marcus était extrêmement nerveux. Il allait devoir identifier la femme qui se trouvait dans la salle d’interrogatoire numéro quatre 4 comme étant celle qui avait été complice de la tentative de meurtre dont il avait été victime à l’hôpital. Il comprenait l’importance de son témoignage, tant pour l’enquête que pour Scarlett elle-même.
Le problème, c’était qu’il ne savait pas s’il en serait capable. Il n’aurait eu aucun scrupule à inventer une histoire pour faire plonger une personne qui s’était rendue coupable de tant de crimes. Cette femme était une tueuse — ou plutôt elle l’aurait été, et très délibérément, sans le « tuyau » que le FBI avait obtenu d’une source anonyme. En théorie, il lui suffirait de dire à Scarlett ce qu’elle voulait entendre.
Mais il avait accepté de témoigner à sa demande, et elle le jugeait incapable de malhonnêteté.
Isenberg les attendait à la porte de l’ascenseur.
— Monsieur O’Bannion, inspectrice Bishop, les salua-t-elle d’un ton sec.
La petite grimace agacée de Scarlett n’échappa pas à Marcus. Il lutta, une fois de plus, contre l’envie de dire à Isenberg d’aller se faire voir. Il savait que Scarlett avait entretenu des relations amicales et détendues avec sa chef. Jusqu’à ce que j’apparaisse dans le tableau, songea-t-il.
Il serra les dents et suivit Isenberg dans la salle d’observation adjacente à la salle d’interrogatoire. Scarlett et lui se postèrent près de la glace sans tain. Elle lui frôla l’épaule, comme pour lui donner du courage.
— Si tu n’es pas sûr que c’est elle, ce n’est pas grave, murmura-t-elle.
Ces mots allégèrent un peu le fardeau qui pesait sur ses épaules.
D’autres policiers étaient assis dans la pénombre, au fond de la salle d’observation, parmi lesquels les agents Troy et Coppola, ainsi que Deacon. Les trois agents fédéraux se levèrent à leur entrée. Deacon vint se placer à côté de Scarlett, et Kate Coppola à côté de Marcus. Troy, qui les dépassait tous d’une demi-tête, resta derrière eux.
Marcus constata avec soulagement qu’Isenberg avait disparu dans l’obscurité, au fond de la pièce. Selon Scarlett, sa chef se souciait de sa carrière, mais Marcus aurait préféré qu’elle s’y prenne autrement.
Mais il n’était pas venu pour rendre visite au lieutenant Isenberg, ni pour se faire bien voir. Il était là pour identifier une personne qui l’aurait abattu si elle n’avait pas été arrêtée à temps.
— Je vous présente Alice Newman, dit Kate Coppola. Elle n’est pas très contente d’être parmi nous.
Alice tournait le dos au miroir sans tain. Elle était menottée à sa chaise et se tenait très droite. Ses cheveux blonds étaient coiffés en un chignon, qui rappela vaguement quelque chose à Marcus.
Deacon désigna l’homme assis à côté d’Alice.
— C’est Karl Hohl, l’avocat qu’elle a choisi. Comme on lui a confisqué son portable, elle a demandé qu’on lui apporte les pages jaunes. Elle les a ouverts à la rubrique « avocats » et en a choisi un au hasard, les yeux fermés.
— Je vais demander qu’on l’oblige à se tourner vers la glace, dit Kate.
— Pas encore, dit Marcus. Je voudrais entendre sa voix avant de voir son visage.
— D’accord. Alors, je vais essayer de la faire parler.
— Elle ne s’est pas montrée coopérative, précisa Deacon. Vous serez peut-être obligé de vous contenter de l’enregistrement des quelques mots qu’elle a prononcés pour demander un avocat.
— D’accord. Essayez de lui faire dire quelque chose qui ressemble à « dépêche-toi ».
Comme si elle avait senti qu’elle avait un public, Alice Newman jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, et Marcus resta bouche bée un instant.
— Bordel de merde, marmonna-t-il enfin.
— Tu la connais ? murmura Scarlett, qui, contrairement à lui, ne semblait pas étonnée. C’est qui ?
— Allison Bassett, la sœur aînée d’un des copains de lycée de Mikhail, répondit-il. Enfin, c’est ainsi qu’elle s’est présentée… Je croyais connaître tous les amis de Mikhail, mais je n’avais jamais entendu parler du frère d’Allison. Après sa mort, il y a eu une cérémonie au lycée, où les gens qui l’avaient fréquenté sont venus présenter leurs condoléances. J’ai rencontré beaucoup d’amis de Mikhail que je ne connaissais pas de son vivant. Je ne me suis pas méfié d’elle…
— Comment vous a-t-elle contacté ? demanda Deacon.
— Elle m’a rendu visite à l’hôpital quand je suis sorti de l’unité de soins intensifs. Elle m’a dit que son frère était bouleversé par la mort de Mikhail. Selon elle, comme sa famille s’était installée à Cincinnati au début de l’année scolaire, son frère craignait d’avoir du mal à se faire accepter par les autres élèves, mais Mikhail s’était lié d’amitié avec lui. Elle est revenue me voir à plusieurs reprises pour discuter. Elle n’a jamais essayé de m’asphyxier sous un oreiller…
Il avait prononcé cette dernière phrase d’un ton désinvolte mais d’une voix qui tremblait un peu. Cette femme aurait pu en profiter pour le tuer, dans l’état de faiblesse où il se trouvait alors.
— De quoi parliez-vous ? demanda Deacon.
Scarlett restait muette et fixait Alice d’un œil sombre.
— Principalement de moi et de ma famille, répondit Marcus, mais aussi de ma convalescence et de mon retour au travail. Elle avait lu plusieurs articles du Ledger et elle me posait beaucoup de questions sur les enquêtes qui avaient permis de les publier. Elle m’a même parlé de l’article sur McCord, elle m’a dit qu’elle avait été très choquée…
Encore sous le choc, il secoua la tête.
— En fait, reprit-il, elle venait pour me tirer les vers du nez… Elle voulait sûrement savoir si on allait continuer d’enquêter sur l’affaire McCord. Et dire que je ne me doutais de rien…
— Et vous l’avez revue, après votre sortie de l’hôpital ? demanda Kate.
— Elle est passée me voir chez ma mère une ou deux fois. Quand je me suis rétabli, je la croisais parfois à la salle de sport.
Il vit le reflet de Kate froncer les sourcils dans la glace.
— Et vous n’avez pas trouvé ça bizarre ? demanda-t-elle. Ça ne vous est jamais venu à l’idée qu’elle vous épiait ?
Marcus se raidit. Il se demanda comment Scarlett allait prendre ce qu’il s’apprêtait à répondre et se jeta à l’eau :
— Non, je n’ai pas trouvé ça louche parce que je pensais qu’elle s’intéressait à moi parce que… Euh… Quand les médias ont parlé de cette histoire, plusieurs inconnues sont venues me rendre visite à l’hôpital. Je recevais des e-mails d’admiratrices, des messages sur ma page Facebook, et cetera.
— Le super-héros, le chevalier blanc qui vole au secours des demoiselles en détresse…, ironisa Deacon.
Marcus haussa les épaules, gêné.
— Quelque chose dans ce goût-là, dit-il. J’ai reçu un certain nombre de propositions… intéressantes… Mais ça s’est vite calmé. Sauf pour elle… Elle me draguait ouvertement. Un jour, je lui ai demandé de but en blanc pourquoi elle avait choisi de venir s’entraîner dans la même salle de sport que moi. Elle m’a répondu que c’était pour avoir l’occasion de me voir. Elle a même précisé qu’elle avait soudoyé le type de l’accueil pour qu’il la prévienne quand je venais m’entraîner.
Marcus vit Scarlett cligner des yeux comme elle avait l’habitude de le faire pour maîtriser ses émotions. Il n’aurait su dire lesquelles, en l’occurrence… Effroi rétrospectif ou colère à la pensée qu’une femme aussi dangereuse se soit à ce point acharnée sur lui ? Il espéra qu’elle ne lui reprochait pas d’avoir laissé Alice lui tourner autour — car il n’avait pas eu cette faiblesse.
— Je lui ai dit très clairement que je n’étais pas intéressé, dit-il d’une voix ferme.
— Mais elle insistait ? demanda Scarlett d’un ton professionnel.
Et, à cet instant, il sentit les doigts de Scarlett lui effleurer presque imperceptiblement la hanche. Dans de telles circonstances, elle ne pouvait guère faire plus pour lui exprimer son soutien et sa confiance en lui.
— Oui, soupira-t-il. Quand je changeais mes horaires d’entraînement, elle changeait les siens. J’ai fini par lui dire que mon cœur était déjà pris… Et c’était sincère.
— Et là, elle a laissé tomber ?
— Oui. Elle s’est trouvé un autre type à la salle. Moi, j’étais content qu’elle arrête de me courir après. Maintenant, je me demande qui était cet homme. Parce que, lui aussi, il a cherché à lier connaissance avec moi. La salle de sport s’appelle le Silver Gym, c’est juste à côté du Ledger. La direction devrait avoir dans ses archives une photo de ce type. Elle l’appelait DJ… Un gars très costaud… Afro-américain, âgé de vingt ou vingt et un ans, tout au plus… Un mètre quatre-vingt-dix, pas loin de cent vingt kilos… Il soulevait cent cinquante kilos de fonte. Je le reconnaîtrai si la direction de la salle de sport nous montre des photos.
Scarlett et Deacon échangèrent un regard.
— Il s’appelle DJ, dit-elle, et il a l’âge…
Marcus comprit tout de suite.
— Demetrius junior ? fit-il. C’est possible. Il avait la même stature.
— Je vais m’en occuper, dit Kate. En attendant, est-ce bien la femme qui parlait à Demetrius pendant qu’il tentait de vous étouffer ?
Elle lui tendit une oreillette et la brancha sur son téléphone.
— Pour l’instant, c’est tout ce que nous avons, ajouta-t-elle.
Marcus enfonça l’écouteur dans son oreille et appuya sur la touche MARCHE du téléphone de Kate. Il entendit une voix aigre et colérique réclamer un avocat. Il la réécouta à plusieurs reprises, mais secoua la tête.
— Je ne sais pas, dit-il en toute franchise. C’est un souvenir tellement confus… Et cette voix ne ressemble pas du tout à celle d’Allison. D’ailleurs, quand Allison me parlait, ça ne me rappelait pas la voix de la femme de l’hôpital… Je suis désolé.
— C’est bien ce que je pensais, dit Kate. Mais il fallait vérifier.
— Ses rapports avec le fils de Demetrius la relient aux trafiquants, dit Scarlett.
— Pas assez étroitement, regretta Kate. Croisons les doigts pour qu’on réussisse à récupérer une info intéressante à l’interrogatoire…
— Je peux lui parler, proposa Marcus. En me revoyant, elle dira peut-être quelques mots sous le coup de la surprise.
Kate se tourna vers Troy.
— Qu’en pensez-vous ? lui demanda-t-elle.
— Allez-y d’abord, dit-il. Confrontez-la avec ce que nous savons déjà d’elle, et voyons si elle peut nous donner le nom de l’individu plus âgé. Si elle ne desserre pas les dents, nous ferons intervenir O’Bannion.
— Quel individu plus âgé ? demanda Scarlett en plissant les yeux d’un air méfiant. De quoi parlez-vous ?
— Calmos, Scarlett, murmura Deacon en lui tapotant légèrement l’épaule. Personne ne te cache quoi que ce soit. On vient de l’apprendre…
— J’ai même fait des copies pour vous, dit Kate. Mais nous ne voulions pas influencer Marcus avant qu’il l’identifie.
Elle tendit à Scarlett une feuille de papier sur laquelle étaient imprimées plusieurs photos. Scarlett la tint à la lumière qui provenait de la glace sans tain, pour que Marcus puisse la voir, lui aussi.
Il glissa une main au creux de ses reins et se pencha pour examiner les clichés. Il y en avait trois. À côté de chaque photo se trouvait un détail agrandi. Sur la première, on voyait trois jeunes femmes qui souriaient à l’objectif, en shorts et débardeurs qui ne cachaient pas grand-chose. La deuxième et la troisième étaient des photos de groupe, prises lors d’une remise de diplômes. Alice Newman figurait sur les trois photos. Sur la troisième, Alice, revêtue de sa tenue universitaire d’apparat, était assise avec un homme assez âgé pour être son père. Cet homme d’allure sportive portait un costume qui devait coûter très cher, et avait un bras posé sur l’épaule d’Alice. Ils ne posaient pas pour le photographe et on ne voyait qu’une partie du visage de l’homme, mais l’agrandissement montrait qu’il souriait avec fierté.
— Nous avons trouvé le nom « Alice Newman » dans la base de données du service des immatriculations, après avoir traité sa photo avec un logiciel de reconnaissance faciale, expliqua Kate. Ensuite, nous avons fait une recherche sur les réseaux sociaux et nous sommes tombés sur cette photo d’elle sur la plage avec deux copines. Celle du milieu est également diplômée de la faculté de droit du Kentucky, et nous avons compulsé les photos de sa page Facebook… Nous avons trouvé Alice à l’arrière-plan de deux photos de remise de diplômes. L’homme qui figure sur la troisième photo n’apparaît sur aucun réseau social. Sa photo ne figure pas non plus dans la base de données des immatriculations. Pas plus que Demetrius Russell, d’ailleurs…
Elle roula les épaules et fit craquer ses phalanges.
— Souhaitez-moi bonne chance, ajouta-t-elle. Et vous, Marcus, ne bougez pas. Je vous ferai signe quand je le jugerai nécessaire.
Malheureusement, Alice se mura dans un silence boudeur, les yeux rivés sur la glace sans tain. Au bout d’une trentaine de minutes de questions sans réponses, Kate fit le signe convenu.
Marcus inspira profondément et redressa les épaules avant d’entrer dans la salle d’interrogatoire. Il observa sans dire un mot la réaction d’Alice. Et ne fut pas déçu. Ses yeux se plissèrent, chargés de haine. Si Marcus ne s’y était pas attendu, il aurait eu un mouvement de recul.
— Salut, Allison, dit-il doucement. Ou est-ce Alice ?
Elle se cala sur sa chaise et un sourire mauvais naquit sur ses lèvres.
— Ça alors ! dit-elle. Mais c’est M. Indestructible en personne ! J’aurais dû te tuer quand j’en avais l’occasion…
Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 août, 18 h 55
Scarlett relâcha son souffle.
— Ça a le mérite d’être clair, dit-elle à Deacon.
— En effet, murmura Deacon. Les femmes criminelles me surprendront toujours. Elles ont l’air douces comme des agneaux… Et tout à coup elles se transforment en hyènes… Ça me fout les jetons, ça.
Son désarroi sincère fit sourire Scarlett. Deacon était le coéquipier le plus perspicace qu’elle ait jamais eu, mais il avait une fâcheuse tendance à se faire embobiner par les femmes.
— C’est un des moyens par lesquels la nature compense les différences de sexe, dit-elle. Par exemple, les anémones de mer semblent être de charmantes fleurs, n’est-ce pas ? Eh bien, grâce à leurs jolis tentacules, elles peuvent injecter une toxine paralysante à leurs proies qui les frôlent sans méfiance, pour les dévorer ensuite…
— Tu es vraiment sangui…
— Fais attention à ce que tu dis ! Moi aussi, j’ai des tentacules…
— Pfff, fit Deacon d’une voix railleuse. Mais bon, si ça peut te faire plaisir, je dirai à tout le monde que j’ai peur de toi.
— J’espère bien, murmura-t-elle.
Marcus s’assit sur la chaise qui était à côté de celle d’Alice, la tourna vers elle et s’y assit à califourchon.
— Elle s’est approchée de lui tant de fois, Deacon…, dit Scarlett. Pourquoi est-ce qu’elle ne l’a pas tué quand elle en avait l’occasion ?
— Je n’en sais rien. Mais l’essentiel, c’est qu’il soit vivant. Et qu’elle, elle soit en garde à vue.
De l’autre côté de la glace sans tain, Marcus rompit le silence.
— Et pourquoi est-ce que tu ne l’as pas fait ? demanda-t-il à Alice. Tu aurais pu le faire, même après que ton pote a foiré le coup de l’oreiller. Je te remercie de m’avoir sauvé la vie, soit dit en passant. Demetrius était sur le point de m’asphyxier complètement quand tu l’as prévenu que quelqu’un venait.
Prise au dépourvu, Alice ouvrit la bouche avant de pouvoir ravaler les mots qui lui vinrent à l’esprit :
— C’était un crétin !
— En plein dans le mille, murmura Deacon.
— Quelle garce, dit Scarlett.
— Tu es en garde à vue, et lui, non… Si c’est un crétin, tu es quoi, toi ? demanda Marcus.
— Une employée loyale, marmonna-t-elle.
Son avocat se racla la gorge avant de la mettre en garde :
— Mademoiselle Newman !
— Ne vous inquiétez pas, maître ! dit-elle avec un rire sardonique qui glaça les sangs de Scarlett. Je ne vais rien lui dire. Rien ! Sauf si on m’accorde ce que je veux…
— C’est-à-dire ? demanda Kate.
— L’immunité. Totale.
— Rien que ça ? Vous êtes en plein délire, ma petite.
— Alors vous me faites perdre mon temps, dit-elle avec un sourire hautain. Et vous perdrez le vôtre. Soit je sors libre d’ici, soit je ne vous dis rien.
— L’agent Coppola n’aura peut-être pas besoin de toi, intervint Marcus. Je me demande si DJ sera aussi stoïque quand on l’interrogera.
— DJ n’est qu’un gigolo. Il ne sait rien.
— C’est possible. On en aura bientôt le cœur net, puisqu’il est dans la salle d’interrogatoire voisine, mentit-il avec aplomb. J’aimerais bien voir sa tête quand il va apprendre que son père est mort. Mais peut-être qu’il le sait déjà ? Tu crois qu’il continuera à faire tes quatre volontés comme un clébard quand il apprendra ce que tu as fait à son père ? Moi, j’espère qu’il lui poussera une paire de couilles et qu’il te balancera au FBI.
Cette fois, la surprise d’Alice fut encore plus grande.
— Va te faire foutre, O’Bannion, cracha-t-elle.
De l’autre côté de la glace, Deacon inclina la tête.
— Comment sait-il tout ça ?
— Il l’a deviné, dit Scarlett. Quand elle a dit que Demetrius était un crétin, elle en a parlé au passé. Il sait aussi que DJ est plus jeune qu’Alice et qu’elle le menait par le bout du nez à la salle de sport. Il n’est pas bête, tu sais…
Marcus affichait à présent un rictus implacable.
— Pas par toi, en tout cas, répliqua-t-il. Tu ne m’intéressais déjà pas avant que j’apprenne que tu cherchais à me tuer. Les tarées dans ton genre, ce n’est pas mon truc.
— Crève ! aboya Alice.
Marcus ne cilla pas et la dévisagea d’un œil méprisant. Scarlett le regarda avec une fierté qui se changea en effroi lorsqu’elle l’entendit répliquer :
— C’est-à-dire que ça risque de ne pas être facile. N’oublie pas que je suis M. Indestructible.
— Il est encore temps d’essayer, Marcus, dit Alice en souriant.
— Quel con ! grogna Deacon. Ce n’est pas malin d’exciter un serpent acculé avec un bâton.
— Il est têtu comme une bourrique, grinça Scarlett. Je vais lui dire deux mots, après.
Son téléphone portable se mit à bourdonner, mais elle choisit de l’ignorer. Elle ne voulait pas détourner les yeux de la vipère assise dans la pièce voisine. Assise trop près de lui.
— Puisque tu es ici et que Demetrius est mort, il faudra bien que quelqu’un prenne la relève, dit Marcus à Alice. Mais qui ? Pas DJ… Ce n’est qu’un tas de muscles. Mais peut-être ce type…
Il désigna la photo agrandie par Kate et demanda :
— C’est ton proxénète ? C’est lui qui t’entretient ?
Alice se raidit presque imperceptiblement avant de se détendre et d’afficher un sourire vicieux.
— Oui, fit-elle. Ou plutôt, c’était lui… Il m’a payé mes études en échange de mes faveurs. Mais depuis que j’ai eu mon diplôme, je ne l’ai jamais revu. J’ai trouvé mieux ailleurs.
Kate s’assit à côté de Marcus.
— Tueuse à gages, c’est ça ? demanda-t-elle d’un ton acerbe. Pas besoin d’avoir un diplôme de droit pour tuer les gens…
Le téléphone de Scarlett bourdonna de nouveau. Elle marmonna un juron et ne décrocha pas, car elle ne voulait pas manquer la réaction d’Alice.
— C’est un texto de Vince, dit Deacon en ouvrant son propre téléphone. Il a décodé les fichiers de la clé USB de Drake Connor. Tu viens ?
— Je te rejoins. Je veux voir la fin de cet interrogatoire.
Elle tendit à Deacon le disque dur externe que Diesel lui avait remis et lui demanda :
— Tu peux demander à Vince de vérifier qu’il n’est pas contaminé ? Ce sont les fichiers que Diesel a copiés sur l’ordinateur de McCord.
— Inutile de te demander comment tu te l’es procuré, je suppose…
— Dis à Vince que je dois examiner ces données et que je veux être sûre qu’elles ne sont pas infectées avant de les transférer sur mon propre ordinateur.
— D’accord, dit Deacon avec circonspection. J’espère que tu sais ce que tu fais.
Il se retourna et dit :
— Vous venez, Lynda ? Et vous, agent Troy ?
Scarlett n’avait pas oublié leur présence, pas plus qu’elle n’avait oublié celle d’un autre policier, assis à côté d’Isenberg. Elle attendit que Deacon et les autres soient sortis de la pièce pour lâcher un long soupir.
— Tu peux te rapprocher, papa, tu verras mieux.
Jonas Bishop la rejoignit devant la glace et croisa les bras.
— Je ne savais pas si tu m’avais vu, dit-il.
— Je t’ai repéré dès que j’ai mis le pied dans la pièce, mais je ne voulais pas distraire Marcus. Tu pourras lui parler après l’interrogatoire.
— Toujours aussi autoritaire, ronchonna-t-il.
Mais il lui caressa les cheveux d’un geste paternel et lui mit un bras sur l’épaule. Elle se laissa faire et posa la tête contre sa large poitrine, mais en gardant les mains dans les poches.
Elle ne voulait pas qu’il se rende compte qu’il avait eu raison depuis le début. Qu’elle n’était pas taillée pour être policière. Que ce métier l’avait broyée et poussée à l’extrême limite de ses capacités de résistance.
Alice s’était de nouveau calée sur sa chaise. Elle n’avait plus dit un mot depuis que Kate était intervenue dans la conversation. À présent, elle fixait le vide et ne desserrait pas les lèvres.
Kate ouvrit son téléphone portable et fit signe à Marcus de se taire. Un silence de plomb régnait dans la salle d’interrogatoire.
— Pourquoi es-tu venu, papa ? demanda Scarlett.
Il lui pressa doucement le biceps avant de répondre :
— Je voulais te voir. On ne te voit pas assez.
— Je suis désolée.
— Ne sois pas désolée, mais ne t’éloigne pas trop de nous…
Son père, qu’elle avait appris à craindre, lui parut soudain hésitant et nerveux.
— Ton oncle m’a dit que tu l’avais appelé…
— J’avais besoin de son aide. Il me fallait un prêtre. Oncle Trace a été formidable.
Il y eut entre eux un long silence que Jonas finit par rompre :
— Alors, c’est lui, hein ? L’homme que tu as choisi…
Scarlett perçut dans la voix de son père quelque chose qui la hérissa.
— Oui, dit-elle en regrettant aussitôt de paraître sur la défensive. Marcus est un type bien.
— Comment pourrais-je en juger ? dit-il sur un ton léger. Je ne l’ai jamais rencontré, ce garçon.
— Je m’apprêtais à lui proposer de venir vous voir à la maison…
Plus tard, précisa-t-elle mentalement.
— On est très occupés en ce moment, ajouta-t-elle. Avec cette enquête…
— Oui, il paraît. Jamais je n’aurais cru que tu pourrais être à nouveau attirée par un journaliste.
— Marcus n’est pas à proprement parler journaliste. Et il est très différent de tous ceux que je connais.
— Ta mère a longtemps eu peur que tu choisisses Bryan. Elle se faisait un sang d’encre à cause de ça…
— Je croyais qu’elle l’aimait bien, s’étonna-t-elle.
— Elle a de la compassion pour lui, parce qu’il n’a pas connu sa mère. Mais elle n’a jamais espéré que tu l’épouses. J’essayais de la rassurer… Je lui affirmais que tu avais trop de bon sens pour commettre une telle erreur.
— Merci, papa, dit-elle d’une voix émue.
— Mais…
Scarlett sentit son dos se raidir.
— Mais quoi ? demanda-t-elle.
Avec son père, il y avait toujours un « mais ».
— Mais ton lieutenant pense que tu mets ta carrière en danger en fréquentant de trop près ce type avant que cette affaire, où il est témoin, soit réglée. Tu connais les règles, Scarlett Anne…
Jusque-là, quand il l’appelait par son prénom, c’était toujours quand il était déçu ou qu’il avait des reproches à lui faire. Mais cette fois, il l’avait dit avec une tendresse mêlée d’inquiétude.
— Comme ma poche, papa.
— Il ne suffit pas de les connaître. Il faut les suivre. Cette liaison pourrait nuire à ta carrière.
Ce n’était pas un reproche en l’air. C’était la réalité. Et Scarlett appréciait son franc-parler.
— Je sais, dit-elle. J’espère qu’on n’en arrivera pas là… Mais si je dois choisir entre ma carrière et Marcus, je choisirai Marcus. Ça fait trop longtemps que je l’attends.
Jonas se raidit un peu plus.
— Ça fait deux jours que tu le connais, ma puce, dit-il.
— Non, dit-elle en souriant. Ça fait plus longtemps que ça.
Son sourire s’estompa lorsque son regard tomba sur celui d’Alice Newman, qui la fixait sans la voir.
— Et puis, ça me ferait peut-être du bien de quitter le service, dit-elle d’une voix mal assurée. Je suis fatiguée, papa.
— Depuis combien de temps ? demanda-t-il d’une voix si douce que Scarlett sentit des larmes lui piquer les yeux.
— Depuis le premier jour, répondit-elle en riant malgré ses larmes. Quand j’arrête un criminel, il y en a deux qui prennent sa place…
Elle cligna des yeux pour focaliser son regard voilé sur Alice Newman.
— Cette femme achetait et revendait des êtres humains… Des enfants. Des familles entières… Comme du bétail. Elle et ses complices ont tenté de tuer Marcus je ne sais combien de fois… Parce qu’il a le cœur large et l’âme droite… Parce qu’il n’a pas supporté de voir une jeune fille souffrir le martyre. Et tout ce que je peux faire d’elle, c’est l’arrêter, alors qu’en fait je n’ai qu’une envie, c’est de la…
Elle s’interrompit abruptement.
— De la découper en rondelles ? suggéra son père. De l’attacher à un lit et de donner à chacune de ses victimes un grand couteau pour qu’elles la désossent comme une carcasse de viande ?
Sidérée, elle tressaillit et regarda son père droit dans les yeux. Il ne souriait pas.
— Mais, papa…
— Tu crois que tu es la seule, Scarlett ? Détrompe-toi.
— Mais je ne t’ai jamais entendu parler comme ça…
— Pas en ta présence. Pas à une enfant… Ça n’aurait été ni convenable ni judicieux. Mais je peux te dire que je ne me privais pas pour en parler à ta mère… Elle a toujours su que je ne passerais pas à l’acte et que j’avais seulement besoin de me défouler verbalement. Elle me connaît bien…
Scarlett se mordit la lèvre.
— J’ai bien peur que cette envie ne se limite pas à des fantasmes, dit-elle prudemment.
— Mais encore ?
Elle tourna la tête vers la glace et vers Marcus, qui attendait patiemment, pendant que Kate consultait ses messages sur son téléphone.
— J’ai été tentée de tuer Trent Bracken… Plusieurs fois, murmura-t-elle.
— C’est compréhensible. Il a tué ta meilleure amie et n’a pas été condamné à une seule journée de prison.
— Non, tu ne comprends pas. Ce n’est pas seulement une envie, c’est un vrai scénario que j’ai bien failli mettre en scène… J’avais tout prévu, jusqu’à me trouver un alibi solide. Il m’est arrivé plusieurs fois de le guetter devant chez lui, mon pistolet de service à la main, en espérant le voir sortir ses poubelles… Un soir, il est apparu sur le pas de sa porte. J’ai pointé mon pistolet vers lui et j’ai enlevé la sécurité. Je l’ai eu dans ma ligne de mire pendant une bonne vingtaine de secondes… Mais je n’ai pas tiré. Et il est rentré chez lui, sans savoir à quoi il venait d’échapper.
Il y eut un long et lourd silence.
— Qu’est-ce qui t’a empêchée de tirer ? finit par demander Jonas d’une voix bourrue.
— Je ne sais pas vraiment. Je crois que c’est mon orgueil, d’une certaine manière. J’aurais voulu qu’il me voie presser sur la détente. Qu’il sache que c’était moi… Et que le sang de ce salaud me rougisse les mains… C’est seulement ainsi que j’aurais pu oublier celui que Michelle avait versé.
— Mais tu ne l’as pas fait, murmura-t-il en lui pressant machinalement l’épaule.
— J’en étais incapable. Je ne pouvais pas appuyer sur la détente…
Elle haussa les épaules et ajouta :
— Il faut croire que tu m’as bien élevée.
— Ce n’est pas la seule bonne chose que j’ai faite, Scarlett Anne.
— En tout cas, un policier ne doit pas se comporter de la sorte. Le nombre de fois où j’ai failli craquer… Alors, quand Isenberg me dit que je mets ma carrière en danger, ça ne me dérange pas. Je préfère y renoncer à cause de Marcus plutôt que pour avoir tabassé un type qui vient de battre son enfant à mort. Tu avais raison, papa… je ne suis pas faite pour être flic. Je n’ai pas la peau assez dure.
Il se raidit.
— Comment ça ? s’indigna-t-il. Qu’est-ce que tu racontes ? Tu es une excellente policière, Scarlett. Je n’ai jamais dit le contraire !
Elle recula d’un pas pour le regarder dans les yeux.
— Si, tu l’as dit. Le jour où j’ai été admise à l’école de police… J’étais tout excitée, mais tu as dit que j’avais le cœur trop tendre et que ce métier me broierait.
Il lui jeta un regard incrédule mais elle ne détourna pas les yeux, attendant qu’il se souvienne de ses propres paroles. Il pâlit subitement et dit tout bas :
— Tu n’étais pas censée m’entendre dire ça. C’était à ta mère que je parlais. Dans notre chambre.
— Je me suis levée pour aller aux toilettes et je vous ai entendus vous disputer.
— Non, tu m’as entendu décharger mes angoisses sur ta mère… Mais enfin, Scarlett ! Tu étais encore hantée par la mort de Michelle. J’ai été surpris que tu passes avec succès le test psychologique. Seul un aveugle n’aurait pas vu que tu étais très perturbée.
— Je n’étais pas perturbée, papa.
— Ah bon ? Comment appelles-tu quelqu’un qui guette l’auteur d’un crime pour lui loger une balle dans la tête quand il sort ses poubelles ?
— Bon, d’accord, dit-elle en rougissant. Tu as raison.
— Écoute, tu n’as entendu qu’une partie de cette conversation, ce soir-là. Ta mère m’a dit que tu étais beaucoup plus forte que je ne le pensais. Que nous t’avions élevée pour que tu sois capable de prendre tes propres décisions. Et qu’il fallait que je te fasse confiance. Et c’est ce que j’ai fait. Je ne t’ai rien dit, je n’ai pas essayé de te dissuader. J’ai gardé mes angoisses pour moi. Parce que, oui, j’étais angoissé. Et, oui, tu avais le cœur tendre. Et tu l’as encore. Tu sais ce que ta mère m’a dit, ce soir-là ?
— Non. Quoi donc ?
— Que tu tenais ça de moi. Et que, de nos sept enfants, tu étais celle qui me ressemblait le plus. Et elle avait raison… Car c’est ce cœur qui fait de toi une bonne professionnelle, dit-il d’une voix tremblante. Et le premier qui dit le contraire, je lui démolis le portrait…
Scarlett se pinça les lèvres et sentit les larmes lui mouiller les yeux.
— Tu ne vas pas te battre pour si peu, murmura-t-elle d’une voix rauque. Tu perdrais ta retraite.
Elle s’essuya les yeux du revers de la main.
— Ça, c’est hors de question. Ta mère ne reste avec moi que pour profiter de ma future pension, plaisanta-t-il.
Il lui caressa la joue de son énorme main et reprit son sérieux. Il avait lui aussi les yeux humides.
— Pourquoi n’es-tu pas venue m’en parler ? demanda-t-il. Pourquoi as-tu gardé ça pour toi, pendant tant d’années ?
— Parce que je voulais te prouver que tu avais tort et que je pouvais exercer ce métier aussi bien que toi. Et que je n’avais pas le cœur trop tendre.
— Tu as le cœur tendre, ma puce, mais pas trop tendre… Sinon, tu aurais craqué depuis longtemps… Et tu aurais appuyé sur la détente quand tu avais ce salaud de Bracken dans ta ligne de mire. Tu aurais tabassé des criminels… Et tu ne serais jamais devenue l’inspectrice Bishop. Tu as peut-être eu des doutes, mais tu as tenu le choc…
Il la prit dans ses bras et la secoua doucement avant d’ajouter :
— Et, si tu t’étais confiée à quelqu’un, par exemple à ton père, ta colère et ta frustration n’auraient peut-être pas atteint ce niveau, et tu n’en serais pas arrivée à douter autant de toi-même.
— Je ne voulais pas te montrer ma colère, avoua-t-elle. Je ne voulais pas que tu penses que j’étais au bout du rouleau.
— Alors, tu as choisi de garder tes distances. Pendant toutes ces années… Quel gâchis…
Il lâcha un profond soupir et demanda :
— Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Je compte sur Marcus. Lui, il ne voit pas de colère en moi. Je crois que c’est parce que je me sens toujours bien quand je suis avec lui.
— Il est ta soupape de sûreté.
— Comme maman, avec toi.
— Bon, d’accord. Viens dîner avec lui dimanche. Tes frères voudront le rencontrer. Nous lui parlerons d’homme à homme.
— Pas la peine, dit-elle en riant. Tommy lui a déjà fait le sermon cet après-midi.
— Tommy ? Tommy le cireur de chaussures ?
— En personne. Je le suis de près, lui et d’autres sans-abri, je leur file un coup de main de temps en temps… Il passe souvent au Meadow, ces jours-ci. Il a vu un suspect fuir une scène de crime. Grâce à son témoignage et à celui d’Edna, une petite crapule du nom de Drake Connor, qui a commis un meurtre dans le Michigan, va aussi être inculpé ici, dans l’Ohio, pour homicide volontaire. C’est lui qui a tué la fille dans la ruelle et qui a tiré sur Marcus.
— Je ne savais pas que tu veillais sur Tommy. Il ne me l’a pas dit. Vois-tu, parfois, j’ai besoin de faire cirer mes chaussures…
Scarlett savait à quoi s’en tenir. Ce n’était pas pour faire briller ses chaussures que son père allait voir Tommy.
— Mais il n’a plus son stand, fit-elle mine de s’étonner.
— Non, mais il a gardé son nécessaire de cirage. Quand j’ai deux minutes de libres, je me mets à sa recherche. Pas aussi souvent que je le voudrais… Mais il ne m’a jamais dit que tu le voyais.
— Je lui ai demandé de n’en parler à personne. Il n’était pas censé me trahir, dit-elle en se renfrognant. Je m’occupe de lui et d’autres gens qui sont à la rue, et ils me préviennent quand ils voient quelque chose de louche. Exactement comme toi, à l’époque. J’en parlais justement à Marcus, cet après-midi.
— Tu étais tellement mignonne avec ton tutu rose… Et il te fallait toujours un cornet de glace ! À la framboise et aux pépites de chocolat…
— Oui, toujours le même parfum, dit Scarlett, émue par ces souvenirs d’enfance. Je me demandais pourquoi tu faisais un tel détour pour faire cirer tes chaussures. Mais je n’ai pas tardé à comprendre pourquoi. Je n’avais pas besoin d’aller à l’école de police, papa… J’ai appris à devenir flic en t’observant.
— Merci, ma puce. C’est gentil.
— C’est la vérité. D’où ma réaction quand je t’ai entendu dire que je n’étais pas faite pour être flic. Je voulais être comme toi.
Il se racla la gorge avant de dire d’une voix bourrue :
— Tu sais que je t’aime, ma fille.
— Moi aussi, dit-elle en posant sa tête sur l’épaule de son père.
Il la serra bien fort contre lui avant de dire :
— Donc, on est bien d’accord ? Il n’y a pas d’autres malentendus à régler ?
— Je ne sais pas, dit-elle avec effronterie. Je vais y réfléchir et je te préviendrai si je trouve quelque chose.
Le téléphone portable de Scarlett se mit à bourdonner, couvrant le petit rire de Jonas. Elle reprit tout son sérieux et lut les messages qu’elle venait de recevoir.
— Les techniciens de la police scientifique ont décodé la clé USB de Drake Connor, annonça-t-elle avec un sourire de satisfaction. Et ils ont trouvé des données intéressantes, dont plusieurs photos. Ils m’en ont envoyé quatre…
Elle cliqua sur la première et reprit :
— C’est le même homme que sur la photo de remise de diplômes, sauf que, sur celle-là, il serre la main de Chip Anders… Anders, expliqua-t-elle à son père, c’est le salaud qui a acheté Tala et sa famille.
Les yeux de Jonas s’assombrirent.
— La photo est légendée, poursuivit Scarlett. Cet homme s’appelle Kenneth Sweeney…
Elle tourna son téléphone vers son père et poursuivit :
— Sur la suivante, on voit Anders en compagnie de Demetrius Russell. Anders récupère la famille Bautista, la photo a été prise dans son salon. J’y étais hier. Les photos ne sont pas très nettes, mais j’ai tout de suite reconnu l’endroit.
— Ces photos ont été prises avec une caméra cachée, dit Jonas. Anders voulait être bien sûr qu’on ne le doublerait pas. Entre criminels, il n’y a pas d’honneur.
— Drake a volé ces photos sur l’ordinateur d’Anders dans le but de le faire chanter le moment venu. En voici une troisième…
Elle fronça les sourcils en la découvrant et demeura perplexe un instant avant de la commenter :
— C’est la main de Chip Anders. Tu vois sa bague ? Il est en train de signer un papier à un bureau d’accueil. La caméra devait être placée quelque part dans son costume. Sans doute un stylo qui dépassait de sa poche.
— Et voilà la flingueuse du CPD, assise de l’autre côté du bureau.
Et en effet, c’était bien Alice Newman. Scarlett ouvrit la dernière photo, également prise avec un stylo-espion.
— Et là, c’est le jackpot ! jubila-t-elle. Kenneth Sweeney, Alice Newman et Demetrius Russell tous ensemble. Nous n’avions, en fait, même pas besoin que Marcus se souvienne du son de sa voix.
Elle se sentit soulagée et eut peur d’avoir mis trop de pression sur Marcus pour qu’il identifie la voix d’Alice.
— Je dois admettre que ton journaliste m’a fait bonne impression, dit Jonas. Il aurait pu prétendre qu’il reconnaissait cette voix, pour toi, mais aussi pour en tirer un article sensationnel. Mais il n’était pas sûr de lui, et il l’a reconnu.
— En effet. Je crois que tu l’aimeras beaucoup, papa, quand tu découvriras qui il est vraiment.
— J’ai hâte de le rencontrer, Scarlett Anne.