Chapitre 19
Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 17 h 45
— J’aimerais bien savoir ce qu’Isenberg me veut, marmonna Marcus en entrant, à la suite de Scarlett, dans l’ascenseur du siège du CPD.
Cela le troublait un peu d’être convoqué par la patronne de la Brigade de répression de la grande criminalité. Il ne l’avait jamais rencontrée mais Scarlett était nerveuse, et c’était contagieux.
Scarlett appuya sur le bouton de l’étage des homicides puis recula d’un pas, les bras croisés, à bonne distance de Marcus. Cette réserve ne le dérangeait pas. Scarlett avait fixé une règle selon laquelle ils devaient éviter toute « démonstration d’affection » sur une scène de crime ou en public. Il se demanda si elle considérait que les ascenseurs étaient inclus dans l’espace public, mais il songea aussitôt que l’ascenseur était forcément équipé d’une caméra, probablement assez performante pour capter le moindre détail.
— Je n’en sais rien, dit Scarlett d’un air sombre. Lynda est cool, d’ordinaire, mais il lui arrive de s’énerver et elle peut se montrer imprévisible. Mais si elle commence à m’enquiquiner à propos de ma « relation » avec toi, c’est moi qui vais m’énerver. Elle n’a jamais dit un mot pour critiquer Deacon quand il s’est mis avec Faith.
Cette dernière remarque arracha un sourire à Marcus.
— Et nous, on va se mettre ensemble ?
— Tu as très bien compris ce que je voulais dire, répondit-elle en rougissant.
— Je n’en suis pas certain, dit-il tandis que l’ascenseur s’arrêtait et que ses portes coulissaient. Il va falloir que tu m’expliques…
— Que vous expliquiez quoi ?
La question avait été posée d’un ton sec par une femme aux cheveux gris coupés court, qui le dévisageait d’un œil d’acier pour le moins inamical.
Scarlett fit les présentations d’une voix crispée :
— Marcus, voici le lieutenant Isenberg, officier en charge de la Brigade de répression de la grande criminalité… Lynda, voici Marcus O’Bannion, patron du Ledger.
Isenberg le fusilla du regard.
— N’essayez surtout pas de m’appeler Lynda, l’avertit-elle.
Puis elle se tourna vers Scarlett et reposa sa question :
— Que voulait-il que vous lui expliquiez ?
— Le fonctionnement de la brigade, répondit Scarlett. Comment vous et l’agent spécial en chef Zimmerman, vous vous partagez les ressources du FBI et du CPD… Qui a le dernier mot en cas de litige, ce genre de choses…
Bluffé par l’aisance avec laquelle Scarlett mentait, Marcus balançait entre admiration et consternation. Il décida d’attendre, pour en juger, de voir comment lui-même se débrouillerait face à cette gradée qui ne semblait pas le porter dans son cœur.
— Je vois le tableau, grommela Isenberg, visiblement peu convaincue. Allez, venez, elle vous attend.
Scarlett ne bougea pas d’un millimètre, et Marcus jugea bon de l’imiter.
— Qui ça ? demanda-t-elle. De quoi s’agit-il ?
— Mme Annabelle Temple, répondit Isenberg. Suivez-moi.
— Attendez, lieutenant, dit Marcus. Elle vous a amené le bébé ? Il est en sécurité ? Et est-ce qu’elle sait où sont les deux femmes qui se sont enfuies ?
Isenberg lui darda un regard aussi inflexible qu’impénétrable.
— Oui… oui… et non, dit-elle en énumérant ces réponses lapidaires sur ses doigts. Une employée du service de protection de l’enfance est dans la salle d’interrogatoire numéro 1, avec le bébé et Mme Temple. Elle ne voulait pas leur remettre l’enfant avant d’avoir consulté son avocat et de vous avoir parlé, monsieur O’Bannion.
— Moi ?
— Oui, vous. Mme Temple affirme que Tabby Anders lui a dit de veiller sur le bébé et de vous contacter si elle n’avait pas de ses nouvelles avant 17 heures. Apparemment, Tabby Anders a lu votre article sur le site de votre journal, aujourd’hui, et elle vous fait confiance. Mes félicitations. Vous avez réussi à manipuler l’opinion publique en votre faveur.
Marcus ne releva pas le sarcasme mais tint à rétablir la vérité :
— Ce n’est pas seulement l’article… Tala lui avait parlé de moi. C’est elle qui l’a encouragée à me faire confiance.
— Marcus a enregistré Tabby quand elle lui a dit ça, intervint calmement Scarlett. Vous pouvez les entendre dans le fichier que je vous ai envoyé.
— Je sais, dit Isenberg. Je l’ai écouté.
— Alors pourquoi m’en voulez-vous ? demanda Marcus d’un ton abrupt. Je n’ai rien fait de mal.
— C’est vrai, reconnut Isenberg. Mais je n’aime pas que des témoins nous imposent la présence de la presse. Cela pourrait créer un précédent fâcheux.
— Tout ce que j’ai publié, je l’ai soumis au préalable à l’inspectrice Bishop, protesta Marcus.
Isenberg jeta un regard désapprobateur à Scarlett et répliqua :
— Ça aussi, je le sais. Allez, venez… Ne perdons pas de temps.
Marcus n’appréciait guère la manière dont Isenberg traitait Scarlett, mais il n’avait pas à s’en mêler — et si les années qu’il avait passées à l’armée lui avaient appris quelque chose, c’était le respect de la hiérarchie. Il se mordit la langue et obéit à Isenberg, la suivant dans une salle d’interrogatoire banale, avec un grand miroir sans tain, derrière lequel d’autres policiers s’étaient certainement postés pour les observer de la pièce voisine.
Une dame âgée, frêle, était assise à la table. À côté d’elle, un homme vêtu d’un costume à deux mille dollars et chaussé d’une paire de souliers qui devaient valoir la même somme, voire davantage, se frottait les tempes d’un air peiné. Une femme d’une trentaine d’années arpentait le fond de la pièce, tâchant de calmer le bébé, qui s’époumonait.
Voilà le bébé pour lequel Tala a sacrifié sa vie, songea Marcus, soulagé de l’entendre pleurer avec une telle énergie. Il salua la dame âgée d’un hochement du menton et dit :
— Madame Temple ? Je m’appelle Marcus O’Bannion.
— Ah, enfin ! fit la dame en jetant un regard noir à Isenberg. J’avais fini par croire qu’elle ne me laisserait pas vous parler.
Marcus ne put s’empêcher de sourire, malgré sa résolution de ne pas fâcher Isenberg.
— Eh bien, dit-il, me voilà. Mais avant tout…
Il rejoignit l’assistante sociale, qui ne parvenait toujours pas à apaiser la fille de Tala. Celle-ci avait un an, à peu près, et paraissait en très bonne santé. Physiquement, elle ne semblait pas avoir souffert des événements mouvementés de la journée. Le traumatisme émotionnel ne surviendrait que plus tard.
Pour cette gamine, ça ne sera pas facile et elle mettra du temps à s’en remettre, songea-t-il, le cœur serré, tandis que le bébé le fixait de ses grands yeux noirs baignés de larmes.
— Salut, Malaya, dit-il doucement, en donnant à sa voix une intonation chaleureuse et rassurante. Alors, tu pleures ?
L’enfant s’arrêta immédiatement et se mit à renifler doucement. Puis elle tendit ses petites mains potelées vers lui, paraissant sur le point de se remettre à pleurer.
Marcus se tourna vers l’assistante sociale pour lui demander silencieusement son autorisation.
— Tant qu’on est dans cette pièce, c’est d’accord, consentit la jeune femme. Ensuite, je dois l’emmener dans une famille d’accueil en urgence… Alors, ne vous attachez pas trop à elle.
— Je comprends, dit Marcus en prenant Malaya dans ses bras et en la plaquant doucement contre sa poitrine.
Il regretta d’avoir gardé son gilet pare-balles : la petite aurait pu poser sa joue sur une surface plus confortable. Quelques tapes affectueuses dans le dos suffirent à l’endormir. Il jeta un coup d’œil à Isenberg et constata qu’elle le regardait avec une franche hostilité.
— J’avais dix-huit ans quand mon frère Mikhail est né, expliqua-t-il sans toutefois élever le ton, de crainte de réveiller le bébé. Pendant ma dernière année de lycée, je le couchais tous les soirs, pour que ma mère puisse souffler un peu. Alors, arrêtez de me regarder comme ça, ou je risque de vous dire des choses désagréables.
— Je… Je m’excuse, dit-elle à contrecœur. Faites vite, inspectrice, pour que nous puissions expédier cette enfant en accueil d’urgence avant qu’elle ne se remette à brailler.
L’expression de surprise de Scarlett apprit à Marcus que ce comportement insensible n’était pas habituel chez Isenberg. Il contint sa mauvaise humeur et s’assit, laissant à Scarlett le soin de commencer l’entretien.
— Elle a eu à manger ? s’enquit-elle.
— Oui, répondit l’assistante sociale. Mme Temple l’a nourrie et je lui ai donné un autre biberon en vous attendant. Je l’ai changée, aussi. Elle pleure parce qu’elle a peur et qu’elle est fatiguée… Mais M. O’Bannion semble avoir réglé ce problème.
Elle accompagna ces derniers mots d’un signe de la tête approbateur.
— Tant mieux, dit Scarlett en jetant un regard non moins approbateur à Marcus.
Elle s’assit à la droite de Marcus, face à Annabelle.
— Madame Temple, lui dit-elle, merci d’être venue. Cette journée a été éprouvante pour nous tous.
Annabelle détourna les yeux de Malaya et hocha la tête.
— J’ai d’abord refusé de venir ici avec l’agent de police et l’assistante sociale. J’attendais un appel de Tabby. Personne ne veut me dire ce qui lui est arrivé.
— Elle est à l’hôpital, où elle est soignée par les meilleurs médecins, dit Scarlett, qui avait appelé en chemin l’hôpital pour avoir de ses nouvelles. Elle a été brutalement frappée.
Annabelle posa une main tremblante sur sa bouche.
— Oh ! mon Dieu, murmura-t-elle. C’est ce que je redoutais. Elle m’a dit de partir, de ne pas revenir et de ne pas appeler la police. Elle ne voulait pas mettre en danger Mila et Erica.
— Mila et Erica ? Elles sont apparentées à Tala ? demanda Scarlett.
— Mila est sa mère et Erica sa sœur cadette… Où sont-elles ?
— Nous l’ignorons, répondit Scarlett. Nous espérions qu’elles étaient avec vous.
— Non, non, fit Annabelle en secouant tristement la tête. Je ne les ai pas vues depuis que Tabby m’a donné le bébé.
— Pourquoi Tabby craignait-elle de nuire à la famille de Tala en appelant la police ?
— Elle avait peur qu’elles soient expulsées, expliqua Annabelle. Ou même pire… Son neveu leur avait dit que la police les mettrait en prison si elles se plaignaient. Elles sont entrées aux États-Unis clandestinement, mais Tabby m’a juré qu’elles étaient honnêtes et méritantes. J’aurais dû vous prévenir, ce matin, mais j’avais peur pour Tabby… Son neveu… Où est-il ?
— Ça aussi, nous l’ignorons, répondit Scarlett. Selon Tabby, il a été enlevé par des hommes armés, ainsi que son épouse et sa fille.
— Il l’a bien mérité, marmonna Annabelle. Cet homme est un monstre. Cela fait des années qu’il maltraite Tabby.
— Saviez-vous que Tala, sa mère et sa sœur étaient détenues contre leur gré dans cette maison ? demanda Isenberg.
Annabelle lui jeta un regard noir.
— Non, répondit-elle. Tout ce que je savais, c’était que Tabby avait peur de son neveu. Mais c’est seulement ce matin que j’ai appris qu’il y avait d’autres gens dans cette maison, quand Tabby m’a appelée pour que je l’aide. Elle m’a dit qu’un bébé était en danger de mort, m’a suppliée de le recueillir, sans poser de questions, et de veiller sur lui jusqu’à ce qu’elle me rappelle. Et, au cas où elle ne me donnerait pas de nouvelles, elle tenait absolument à ce que je vous contacte, monsieur O’Bannion. Elle m’a dit que la mère du bébé était la fille qu’on avait retrouvée morte dans une rue pendant la nuit. Celle dont vous parlez dans votre article. Elle m’a assuré que vous nous aideriez.
— C’est ce que je ferai, promit Marcus en jetant un regard en coin à Isenberg. Pouvez-nous en dire davantage sur Mila et Erica ? Comment avez-vous appris leurs prénoms ?
— Tabby me les a donnés, ce matin. Je suis allée chez les Anders avec ma voiturette. Elle est sortie de la maison avec le bébé, dans un panier couvert… Un peu comme Moïse sauvé des eaux… J’ai aperçu une femme et une fille, sur le pas de la porte… Elles se tenaient par la main et sanglotaient. La plus âgée serrait son chapelet. Tabby m’a dit que c’étaient la grand-mère et la tante du bébé. Je lui ai demandé pourquoi elles abandonnaient l’enfant et elle m’a répondu que la mère avait été assassinée pendant la nuit, et qu’elles avaient peur pour le bébé. Je leur ai proposé de partir avec moi et d’aller tout raconter à la police. Mais Tabby m’a dit qu’elles refusaient de quitter la maison, de peur d’être expulsées…
Elle n’a pas compris, songea Marcus. Annabelle ne sait pas que ces femmes étaient des esclaves. Il se demanda si Tabby était au courant. Oui, sans doute. Mais elle était trop terrifiée par son neveu pour le dénoncer. Et il y avait de quoi, en effet, à en juger par la sauvagerie de la correction qu’Anders lui avait administrée.
— Tabby m’a demandé de n’en parler à personne, poursuivit Annabelle, jusqu’à ce qu’elle ait trouvé une solution. S’il lui arrivait quelque chose, il fallait que j’appelle la police. Elle voulait que quelqu’un sache au moins leurs prénoms…
Deux grosses larmes roulèrent sur les joues parcheminées de la vieille dame.
— Je n’ai pas compris, reprit-elle. Et je ne comprends toujours pas, d’ailleurs… Je m’occupe de bonnes œuvres et de pauvres gens, mais je ne comprends pas toute l’horreur de ce monde. J’aurais dû me fier à mon intuition et appeler la police. Mila et Erica seraient en sûreté, à l’heure qu’il est.
— Elles le sont peut-être, dit Scarlett d’un ton rassurant. Pouvez-vous nous les décrire ? Accepteriez-vous de collaborer avec un dessinateur pour établir un portrait-robot ?
— Comme à la télé ? Oui, bien sûr. Mais je ne sais pas si je saurai les décrire avec beaucoup de précision… Et avant, je veux voir Tabby. Dans quel hôpital se trouve-t-elle ? demanda-t-elle en faisant mine de se lever.
— Celui du comté, répondit Scarlett. Mais restez encore un peu, s’il vous plaît, j’ai d’autres questions à vous poser. Je vous ferai accompagner jusqu’à l’hôpital.
— D’accord. Que voulez-vous savoir d’autre ?
Elle se rassit et croisa les mains sur son sac.
— J’aimerais savoir quand et comment vous avez rencontré Tabby, dit Scarlett.
— C’était au début du mois de juin… J’étais en train d’admirer ses hortensias. Elle prenait le soleil, assise sur une chaise de jardin. Je lui ai dit que j’aimerais bien que mes hortensias soient aussi beaux que les siens. Sur le moment, elle a eu l’air tétanisée. Elle ne m’a pas dit un mot, alors je suis repartie dans ma voiturette. Les jours suivants, elle n’était pas dans son jardin et la chaise avait disparu. Puis, un jour, je l’ai revue assise au même endroit. Je l’ai saluée, et elle m’a fait signe. Un petit geste, comme ça…
Annabelle leva rapidement une main et reprit :
— Mais elle ne m’a rien dit, cette fois-là non plus. Comme si elle avait peur qu’on l’écoute…
— J’ai déjà entendu ça quelque part, marmonna Marcus, tout en tapotant doucement le dos de Malaya. Mais elle a fini par entrer en contact avec vous…
— Oui. Ce petit jeu s’est poursuivi pendant deux semaines, et puis, un jour, elle s’est levée et elle a traversé le jardin, en s’aidant de son déambulateur. Elle s’est présentée, m’a donné un bouquet d’hortensias et ensuite, elle est rentrée illico dans la maison. Je me suis dit qu’elle était peut-être un peu gaga. Au bout de deux autres semaines, on a commencé à avoir de vraies conversations. Une fois, elle avait le visage tuméfié. Elle m’a dit qu’elle était tombée dans l’escalier… J’ai tout de suite compris ce qu’il en était. Je lui ai proposé de venir chez moi, mais elle a refusé. Elle m’a dit qu’elle ne pouvait pas abandonner les filles… À l’époque, je ne comprenais pas ce qu’elle voulait dire par là…
Son regard se posa sur Malaya.
— Maintenant, je sais, soupira-t-elle. Je lui ai proposé de prévenir la police, mais elle n’a rien voulu savoir. Elle m’a assuré que tout allait bien, elle m’a suppliée de ne pas appeler la police… Elle m’a dit qu’elle ne leur dirait rien. J’aurais dû appeler… Pourquoi ne l’ai-je pas fait ?
Contre toute attente, ce fut Isenberg qui la réconforta.
— Parce qu’on nous apprend à respecter la vie privée des gens, jusqu’à un certain point, dit-elle en posant sa main sur l’épaule d’Annabelle. Même si vous nous aviez appelés, Tabby nous aurait dit qu’il n’y avait pas de problème et qu’elle n’avait aucun motif de se plaindre. Vous êtes venue quand nous vous l’avons demandé, c’est ce qui compte. Vous avez recueilli ce bébé, vous lui avez acheté du lait et des couches, et vous lui avez très probablement sauvé la vie. C’est ça, le plus important.
De nouvelles larmes vinrent couler sur les joues d’Annabelle.
— Merci, lieutenant, mais je crois que je n’arriverai jamais à me le pardonner. Ce que j’ai fait aujourd’hui n’est vraiment pas grand-chose… Comment puis-je aider Mila et Erica ? J’ai de l’argent. Je pourrais offrir une récompense à la personne qui les retrouverait.
— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, intervint l’assistante sociale.
— Pourquoi ?
— Parce qu’elles craignent d’être expulsées. La diffusion d’un avis de recherche à leurs noms, avec une récompense à la clé, ressemble trop à un appel aux chasseurs de prime. Elles vont fuir Cincinnati, et on ne les reverra peut-être plus jamais.
— Elle a raison, acquiesça Scarlett. Mais je crois qu’il y a quelqu’un à qui elles pourraient accorder leur confiance. Tala avait un crucifix autour du cou, et vous venez de nous dire que Mila tenait un chapelet à la main…
Elle se tourna vers Isenberg et suggéra :
— Peut-être qu’elles se fieront à un prêtre.
Isenberg approuva la proposition d’un geste et dit :
— On pourrait demander à un policier de se mettre en soutane et col blanc.
Marcus ouvrait déjà la bouche pour exprimer son désaccord, mais Scarlett le prit de vitesse.
— Il faut gagner leur confiance, objecta-t-elle. Si elles découvrent que c’est un flic, elles ne nous diront rien.
— Alors, j’espère que vous connaissez un prêtre, dit Isenberg. Autrement, il faudra contacter l’association des aumôniers…
Scarlett se tourna vers Marcus.
— Vous en connaissez un, monsieur O’Bannion ? lui demanda-t-elle.
— Dans ma famille, on est épiscopaliens, répondit-il.
— Moi, je suis luthérienne, dit Annabelle. Mon pasteur porte un col blanc et il est très gentil. Je peux vous donner son nom, si vous le souhaitez.
— Et moi, je ne peux rien pour vous, murmura l’assistante sociale. Je suis baptiste. Nos prédicateurs ne portent pas de col blanc.
— Je vais demander à l’un des aumôniers du CPD, dit Isenberg.
— Pas la peine, lieutenant, déclara Scarlett avec une légère grimace, si légère qu’elle aurait échappé à Marcus s’il ne l’avait pas couvée des yeux. Mon oncle est prêtre. Il est plein de bon sens, c’est quelqu’un de bien. Il saura s’y prendre.
Marcus se demanda pourquoi elle n’avait pas d’emblée parlé de cet oncle. Il se promit de lui poser la question plus tard, quand ils seraient de nouveau seuls.
Scarlett redressa les épaules.
— Bon, je vais demander à un collègue de raccompagner Mme Temple, et ensuite j’appellerai mon oncle, le père Trace.
Le jeune avocat d’Annabelle prit pour la première fois la parole :
— Je vais emmener ma cliente à l’hôpital.
— Je me sens à l’étroit dans ta voiture, protesta Annabelle. Je me suis habituée à ma voiturette de golf.
— C’est une décapotable, mamie, répondit-il en souriant. Si on se dépêche, on aura le temps de s’arrêter chez un fleuriste et on pourra acheter un beau bouquet pour ton amie.
Il tendit un bristol à Marcus et ajouta :
— Quand vous retrouverez Mila et Erica, donnez-leur ma carte. Je ne suis pas spécialisé dans les problèmes d’immigration, mais je connais quelques confrères qui pourraient les aider. Et, pour elles, ce sera gratuit, je vous le promets.
Marcus empocha la carte, prenant soin de ne pas réveiller Malaya.
— Merci, dit-il.
Le petit-fils d’Annabelle travaillait pour l’un des plus prestigieux cabinets d’avocats de la ville. Le grand-père de Marcus avait été leur client pendant de longues années.
— C’est très aimable de votre part, maître Benitez, ajouta Marcus.
— Je suis né dans ce pays, comme mon père, dit Benitez. Mais mon grand-père est arrivé de Cuba dans les années soixante sur un radeau. Tout le monde n’a pas la chance d’être né dans ce pays. Et, si j’ai bien compris, ces femmes ne se trouvaient pas dans cette maison de leur plein gré… Je veux vous aider, autant que possible. Si elles veulent rentrer dans leur pays, nous pourrons nous arranger pour qu’elles le fassent rapidement. Mais si elles tiennent à rester, ce serait trop injuste qu’elles soient expulsées après avoir autant souffert.
Marcus était impressionné par Benitez. Les nuances qu’il venait d’exprimer échappaient à tant de gens… Pour l’instant, personne ne connaissait les circonstances dans lesquelles la famille de Tala était arrivée aux États-Unis, mais Marcus était d’accord avec le jeune avocat : les épreuves qu’elles avaient subies dans ce pays leur donnaient le droit de choisir.
Annabelle fronça les sourcils.
— Tu veux dire, Gabriel, qu’elles ont été enlevées ? demanda-t-elle. Et forcées à travailler pour cet horrible Chip Anders ?
— Il ne s’agit pas d’un enlèvement, mamie. Cela s’appelle du trafic d’êtres humains, et, malheureusement, cette forme moderne d’esclavage est de plus en plus répandue dans le monde… Allez, viens. Les policiers doivent se remettre au travail.
— Je n’y crois pas, dit Annabelle sans bouger. Le trafic d’êtres humains, ça n’existe que dans d’autres pays… Comme la Thaïlande. Pas ici, Gabriel, quand même ! On est dans l’Ohio. À Cincinnati… Et à Hyde Park, en plus ! Pourquoi Anders aurait-il forcé ces malheureuses à travailler pour lui ? Il a assez d’argent pour payer ses employés.
— Hélas, votre petit-fils a raison, intervint Scarlett. Ces trafics d’un autre âge ont lieu de nos jours dans l’Ohio plus souvent qu’on ne l’imagine. Les individus qui ont recours au travail forcé sont souvent assez riches pour payer leurs employés. Mais ils sont avides. Ils veulent réduire leurs coûts salariaux au maximum. Ce sont des esclavagistes modernes, ni plus ni moins.
— C’est aussi une question de pouvoir et de statut social, précisa Marcus. Ils achètent des gens parce qu’ils en ont les moyens… Jusqu’à ce que nous les en empêchions.
— C’est la triste vérité, mamie, dit Benitez.
Visiblement bouleversée, Annabelle ramassa le paquet de couches qui se trouvait sous sa chaise.
— Je… J’ai demandé à ma femme de ménage d’aller acheter des affaires pour le bébé, dit-elle d’une voix brisée. Du lait maternisé, des biberons et des couches… Une couverture et des vêtements… Mais pas de chaussures. Elle va avoir besoin de chaussures.
— Et peut-être une tétine et un anneau de dentition ? demanda Scarlett. Tala les avait sur elle, mais ce sont des pièces à conviction que nous devons garder.
Annabelle fouilla dans le sac.
— Il y a une tétine, mais il faut la stériliser d’abord. Elle est encore dans son emballage.
Son petit-fils la débarrassa du sac et le tendit à l’assistante sociale, puis il offrit son bras à Annabelle. Quand ils sortirent de la pièce, celle-ci avait encore l’air profondément choquée.
L’assistante sociale tendit les bras pour récupérer Malaya.
— Il faut que je l’emmène, maintenant, monsieur O’Bannion, dit-elle. Merci beaucoup. J’avais vraiment besoin d’une petite pause…
Marcus ressentit une étrange réticence à se séparer du bébé et le garda contre lui un instant de plus.
— Vous me direz dans quelle famille d’accueil elle sera placée ? demanda-t-il. Je veux qu’elle sache qui était sa mère, quand elle aura l’âge de l’apprendre.
— Pour l’instant, elle va être accueillie en urgence pendant quelques jours. Je n’ai pas le droit de vous dire dans quelle famille elle sera placée ensuite. Mais je peux donner votre nom à ses futurs parents adoptifs. Ce sera à eux de décider s’ils vous autorisent ou non à la revoir.
Marcus aurait eu envie de protester, mais il savait que cela n’aurait servi à rien et que l’assistante sociale ne faisait qu’appliquer la loi. Par chance, il connaissait des gens, dans les services de protection de l’enfance, qui pourraient le renseigner. Il lui rendit Malaya.
— Pouvez-vous me donner votre carte ? lui demanda-t-il.
Elle en tendit une à Marcus, mais aussi à Scarlett.
— N’hésitez pas à m’appeler en cas de besoin, inspectrice Bishop.
— Je vais vous faire raccompagner par un agent, dit Scarlett en rangeant la carte dans sa poche.
Elle fit signe à un collègue en uniforme et étonna Marcus en déposant un petit bisou sur le front de Malaya.
— Ta mère t’aimait, petite fille, murmura-t-elle. J’espère que tu le sauras, un jour.
Lorsqu’elle releva la tête, son regard était redevenu impassible. Marcus sentit sa gorge se contracter. Scarlett avait, tout autant que lui, été touchée par le fait que le bébé ait été retrouvé indemne et en bonne santé. C’est le contraire qui aurait été étonnant, se dit-il. N’avait-elle pas chez elle une trousse de secours de professionnel pour soigner les bobos de ses nièces et neveux ?
Scarlett se tourna vers lui, les yeux encore brillants d’émotion.
— Au moins, on connaît leurs prénoms, soupira-t-elle. Mila et Erica… Bon, Lynda, je vais appeler mon oncle. Je vous laisse avec Marcus.
— Je tâcherai d’être aimable avec votre oncle, dit Isenberg.
— Ainsi qu’avec Marcus ?
— Bien sûr.
Marcus n’était pas enchanté de se retrouver en tête à tête avec elle, mais il se garda bien de le montrer. Isenberg avait déjà été dure avec Scarlett à cause de lui. Il ne voulait pas aggraver son cas.
Lorsqu’ils se retrouvèrent seuls, Isenberg se racla la gorge.
— Elle m’a demandé de rester avec vous parce qu’elle pense que je vous dois des excuses, monsieur O’Bannion.
— C’est ce que je pense aussi, lieutenant.
— Et vous avez raison. La première fois que j’ai eu affaire à vous, vous veniez d’être victime d’une tentative d’homicide en tentant de protéger une innocente. J’estimais alors que vous étiez quelqu’un d’honnête, et je n’ai pas changé d’avis.
— Alors pourquoi vous en prendre à moi comme vous le faites ?
Elle baissa les yeux et lâcha un soupir.
— Nous n’avions pas été en contact direct à ce moment-là. J’avais lu le rapport de l’inspectrice Bishop sur les circonstances de votre blessure, voilà tout. Je ne vous ai vraiment découvert que ce matin, sur la vidéo… Vous chantiez une ballade qui a été chantée à l’enterrement d’un de mes proches. Ça… ça m’a rendue très triste.
— Go Rest High on That Mountain, dit Marcus. Elle a aussi été chantée aux obsèques de mon frère. Je n’ai pas pu chanter moi-même parce que j’avais un poumon perforé. Je croyais être seul quand je l’ai chantée au parc, la nuit où j’ai vu Tala pour la première fois. La deuxième fois, c’était pour l’attirer.
— Je sais… Scarlett m’a tout raconté. Quand la porte de l’ascenseur s’est ouverte, tout à l’heure, et que j’ai entendu votre voix, ça m’a rappelé cette chanson, et ce deuil, qui m’a beaucoup affectée. Ajoutez à cela la mort d’un membre de notre équipe, et vous comprendrez pourquoi je suis à cran, aujourd’hui.
— L’agent spécial Spangler, se souvint Marcus avec une pointe de remords. Paix à son âme… Je suis vraiment désolé.
— Quoi qu’il en soit, je n’aurais pas dû m’en prendre à vous.
Marcus jugea ces excuses sincères.
— N’en parlons plus, dit-il. Vous êtes toute pardonnée.
À condition que ça ne se reproduise pas…
— Je regrette que ma chanson ait ravivé des souvenirs douloureux, ajouta-t-il d’un ton conciliant.
— Ils ne se sont jamais éteints, dit-elle avec une sorte de rictus. Le chagrin est toujours là…
Elle inclina la tête, l’observa d’un œil intrigué et lui demanda de but en blanc :
— Vous avez l’intention de draguer mon inspectrice ?
— Scarlett ? fit-il, surpris par son franc-parler. Ça ne vous regarde pas.
— Bravo. Vous avez du courage. Vous en aurez besoin avec Scarlett Bishop… C’est une dure.
Elle se trompe, elle aussi, sur le regard impassible de Scarlett, songea Marcus. Il savait, lui, que la femme qu’il désirait de tout son être avait un cœur sensible et fragile — qu’il redoutait de briser. Alors, fais bien attention.
Il resta silencieux et, contre toute attente, Isenberg éclata d’un petit rire.
— Ça m’a l’air plus sérieux que je ne l’avais pensé, dit-elle d’un ton facétieux. Vous êtes peut-être l’homme qui réussira enfin à lui mettre la corde au cou.
— Il y en a eu d’autres avant moi ?
— Oui, et ils ont échoué lamentablement. Certains se sont fait remballer pour un simple « bonjour ». Elle a une réputation à défendre, notre Scarlett. Celle d’une femme qui n’hésite pas à humilier les hommes qui essaient de la séduire. Une pimbêche, quoi…
Ce terme déplut souverainement à Marcus et fit baisser Isenberg dans son estime.
— Je m’étonne que vous puissiez qualifier ainsi une autre femme. Surtout une collègue que vous prétendez respecter.
— Ça fait plaisir de vous voir voler à son secours, répliqua-t-elle malicieusement. C’est bon signe.
Marcus comprit alors qu’elle l’avait mis à l’épreuve.
— J’ai réussi le test ? s’enquit-il.
— En beauté… Pour l’instant. Parlons maintenant de la manière dont vous comptez traiter cette affaire dans votre journal. J’aimerais que vous ne divulguiez pas certains faits.
Tout disposé à négocier, Marcus sortit son téléphone de sa poche et ouvrit un nouveau fichier.
— Lesquels ? demanda-t-il.
Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 18 h 30
Scarlett se réfugia dans la salle d’observation, à présent déserte, en espérant qu’elle n’avait pas commis une erreur en laissant Marcus seul avec Lynda. Isenberg s’était montrée irritable toute la journée. Elle était naturellement abrupte, mais jamais blessante et désagréable. Scarlett voulait lui donner l’occasion de s’expliquer seul à seul avec Marcus, espérant qu’elle se radoucirait.
Elle le souhaitait en partie pour Marcus, en partie pour Lynda… Mais surtout pour elle-même. Cette enquête pouvait durer encore longtemps, et elle ne voulait pas que ses rapports avec Marcus restent secrets et honteux. Plus Lynda aurait une bonne opinion de Marcus, plus le travail de Scarlett en serait facilité.
À travers le miroir sans tain, elle les regarda discuter pendant un moment — le temps de s’assurer qu’il n’y avait aucune effusion de sang… Puis elle sortit son téléphone portable et composa un numéro qui était gravé dans sa mémoire.
— Paroisse Saint-Ambroise, dit son oncle en décrochant.
Le fait d’entendre cette voix lui serra le cœur. Elle ne s’était pas bien comportée avec lui, et il lui manquait plus qu’elle ne se l’avouait. Il avait été son oncle favori, son confident — jusqu’à ce que la mort de Michelle lui dévoile toute l’inutilité de la prière. Et de Dieu. Son oncle, par son sacerdoce et sa piété, lui rappelait cette douloureuse perte de la foi, et elle avait choisi de l’éviter. Cela faisait dix ans qu’elle ne l’avait pas vu.
— Allô ? Qui est à l’appareil ?
Scarlett se racla la gorge.
— Oncle Trace, c’est Scarlett.
Un bref silence, puis :
— Je t’ai reconnue, ma chérie, dit-il d’un ton circonspect. Je n’ai pas oublié ta voix.
Elle se dit qu’elle méritait cette méfiance.
— Ça fait longtemps. J’avais peur que tu l’aies oubliée.
— Qu’est-ce qui te fait penser ça ? dit-il avec une pointe d’amertume. Le fait que tu ne m’aies rien dit d’autre, en dix ans, que « bonjour », « au revoir » et « joyeux Noël » ? Tu crois vraiment que je pourrais oublier ta voix ? Et puis, le mot CPD s’affiche sur l’écran de mon téléphone, et comme ça ne peut pas être ton père ou l’un de tes frères… à moins qu’ils n’aient subi une subite transformation hormonale… Bref, j’en ai déduit que ça ne pouvait être que toi.
Elle lâcha un petit rire gêné et demanda :
— Comment vas-tu ?
— Aussi bien que la dernière fois que tu m’as vu… et ignoré, au baptême de Colin junior, dit-il d’une voix acerbe.
Piquée au vif, Scarlett tressaillit. Mais son oncle lui demanda aussitôt d’une voix plus douce :
— Que se passe-t-il ?
— Je… J’ai besoin de ton aide. Je recherche deux femmes, qui ont disparu ce matin. Nous pensons qu’elles ont été victimes d’un trafic d’êtres humains. Nous ne voulons donc pas publier d’avis de recherche…
— Vous avez raison, ça leur ferait peur et elles se cacheraient.
— Exactement. Il s’agit d’une adulte et de sa fille cadette, une adolescente. La fille aînée a été assassinée, cette nuit, dans une rue du centre-ville.
— J’ai lu un article sur cette triste affaire, dit-il. En quoi puis-je t’être utile ?
Sa voix était redevenue aussi affectueuse qu’elle l’était quand Scarlett avait dix ans.
— La mère ne se sépare jamais de son chapelet, et la fille aînée portait un crucifix au cou. Je me suis dit qu’un prêtre les rassurerait, qu’elles ne fuiraient pas, à son approche. Ma chef a proposé de déguiser un collègue en prêtre, mais…
— Vous perdriez leur confiance si elles s’en rendaient compte, objecta oncle Trace.
— C’est ce que je lui ai dit… Et c’est pour ça que je m’adresse à toi.
— Où peut-on se voir ?
— Au siège du CPD.
— D’accord…
Une longue, très longue pause, et il ajouta :
— Tu me manques beaucoup, Scarlett.
Scarlett sentit son cœur se fendre, mais elle ne voulait pas lui donner de faux espoirs.
— Ce n’est pas un retour au sein de l’Église, précisa-t-elle.
— Ce n’est pas grave. C’est toi, ma nièce, qui m’as manqué. Qu’importe la foi, j’ai envie de te voir et de te parler.
— C’est toujours possible, tu sais ?
— Pour quoi faire ? Pour te donner des remords même quand je te parle gentiment ?
— Oui, dit-elle en accompagnant sa réponse d’un rire mal assuré.
— Tu m’as ignoré pendant dix ans, dit-il doucement. Ça m’a fait de la peine. Ça vaut bien quelques remords, non ?
— C’est vrai, reconnut-elle. Si tu pouvais être ici dans la minute, ce serait idéal.
— Si je me fais arrêter pour excès de vitesse, tu feras sauter la contravention ?
— Disons qu’il faudrait que tu arrives, légalement, le plus vite possible, dit-elle en levant les yeux au ciel.
— Certes. Comment comptes-tu t’y prendre pour localiser ces femmes ?
Elle n’y avait pas encore pensé. Elle passa mentalement en revue les diverses possibilités.
— Tu n’as pas peur des chiens ? demanda-t-elle.
— Non, mais j’y suis allergique, depuis toujours. Pourquoi ?
— J’aimerais que tu accompagnes un maître-chien de notre équipe de sauvetage. Le chien pourra suivre les femmes à la trace à partir de la maison où elles étaient séquestrées. Nous pensons qu’elles n’avaient pas de voiture. Elles ont plusieurs heures d’avance mais, si elles sont toujours à pied, elles n’ont pas pu aller bien loin. Mets tes chaussures de marche. Il va peut-être falloir crapahuter un peu dans les rues… Et prends des cachets antiallergiques.
— Je suppose que tu veux que je vienne en soutane, alors qu’il fait une chaleur étouffante.
— Oui, s’il te plaît. Il faut que tu aies l’air le plus catholique possible.
— Le plus catholique possible ? Je veux bien, moi… Mais ça fait des années que je ne l’ai pas portée, cette soutane. Je ne sais même pas où je l’ai rangée… Je ferai de mon mieux. À tout de suite.
— En fait, tu as une heure pour arriver… Le temps que je contacte un maître-chien et qu’il se prépare au pistage.
Et, dans l’intervalle, il fallait qu’elle trouve le temps de mettre la main sur Deacon et son expert en trafic d’êtres humains.
Elle raccrocha et fixa un instant son téléphone, pensive. Cette journée avait apporté dans sa vie de grands changements : adieu Bryan, bonjour Marcus… et maintenant, ces retrouvailles avec oncle Trace.
Elle envoya un message urgent à un maître-chien du CPD, qui lui répondit aussitôt :
Je serai sur place dans une heure, avec Romeo. Je vais essayer de trouver d’autres équipes pour participer aux recherches.
Elle appela ensuite Deacon sur son téléphone portable et fronça les sourcils lorsque Faith répondit.
— Scarlett ? Deacon est un peu… occupé en ce moment… Mmm…
Le gémissement étouffé de Faith fit presque vibrer le récepteur.
— Hum, pardon, reprit-elle. Qu’est-ce que tu lui veux ?
La fiancée de Deacon semblait étrangement essoufflée. Décidément, ils étaient incorrigibles.
— Non mais je rêve, s’étrangla Scarlett. Vous n’auriez pas pu attendre ce soir ?
Elle entendit en fond sonore la voix distante de Deacon :
— Dis-lui que je la rappellerai.
— Donne-lui une minute, supplia Faith. Il te rappelle dès que… Tout de suite, quoi !
— Pas sur mon portable. Je suis dans la salle d’interrogatoire numéro 1…
— Je te rappelle, grogna Deacon dans le récepteur.
Et la communication fut coupée. Scarlett se tourna vers la glace sans tain et lâcha un soupir agacé.
— C’est pas vrai, marmonna-t-elle.
Puis son regard se posa sur Marcus et elle se figea. Il était légèrement penché vers Lynda et il lui parlait d’un air sérieux. Lynda ne semblait plus fâchée : ils s’étaient sans doute réconciliés. Tant mieux. Lynda dirigea son regard vers le téléphone posé sur la table, et désigna l’écran en haussant les sourcils. Marcus pianota sur l’appareil puis leva la tête pour consulter Lynda des yeux, qui eut un geste approbateur de la tête. Elle prononça quelques mots qui firent naître un sourire sur les lèvres de Marcus. Et quel sourire !
Le cœur de Scarlett chavira. Il avait tant de charme ! Elle désirait tellement être avec lui ! Si seulement elle était à la place de Lynda à cet instant… Il effleura l’écran du téléphone, et Isenberg se renfrogna en disant quelque chose qui effaça le sourire de Marcus.
Le téléphone de la salle d’observation se mit à sonner. Scarlett répondit sans quitter Marcus des yeux.
— Bishop, dit-elle.
— C’est moi, murmura Faith. Je sais qu’il faut que tu parles à Deacon, mais il est sous la douche.
— Ça va, j’ai compris… épargne-moi les détails, grommela Scarlett, mais avec moins de sévérité cette fois-ci — le simple fait d’avoir Marcus sous les yeux avait un effet adoucissant sur ses nerfs.
— Écoute-moi, murmura Faith, je n’ai pas beaucoup de temps… Tu sais, cette annonce de décès qu’il vient de faire…
La douce chaleur dans laquelle baignait Scarlett se dissipa. Comment avait-elle pu oublier l’agent Spangler et la veuve qu’il laissait ?
— Comment ça s’est passé ? s’enquit-elle.
— Mal. L’épouse de Spangler a piqué une crise. Elle s’en est prise à Deacon. Elle lui a griffé le visage, il est tout amoché.
Scarlett se laissa tomber sur l’une des chaises.
— Elle l’a griffé ? Mais pourquoi ? Il n’a pas réussi à l’en empêcher ?
— Je crois qu’il était trop choqué…
— Et sans doute tétanisé par la situation, dit Scarlett en se mettant à la place de son coéquipier. En plus, tu connais Deacon, il devait penser qu’il le méritait… Zimmerman n’est pas intervenu ?
— Il a eu un empêchement, et Deacon a dû y aller seul.
Deacon était loin d’être bête, mais il commettait parfois des erreurs grossières.
— Mais enfin, Faith, pourquoi est-ce qu’il ne m’a pas appelée ? Ou Lynda ? On aurait pu l’accompagner.
— Je crois qu’il regrette de ne pas l’avoir fait, mais annoncer des décès avec Lynda le rend toujours un peu nerveux.
— Elle est un peu rigide, concéda Scarlett.
— Ce n’est rien de le dire, acquiesça Faith. Il voulait t’appeler mais il savait que tu cherchais quelqu’un…
— Oui… Annabelle Temple. Nous l’avons trouvée. Deacon va bien ?
— Physiquement, oui, répondit Faith. Mais émotionnellement, pas du tout. Ce n’est pas la première fois qu’il annonce un décès à la famille d’une victime, mais il ne l’avait jamais fait pour un collègue. Je travaillais à la maison quand il est revenu ici pour se changer et se laver…
— Pourquoi a-t-il eu besoin de se changer en pleine journée ? la coupa Scarlett.
— Comme il ne s’est pas défendu contre Mme Spangler, sa chemise est toute déchirée… Elle lui aurait planté ses ongles dans la poitrine s’il n’avait pas porté son gilet pare-balles.
Vive le kevlar, songea Scarlett en regardant le dos de Marcus, protégé, lui aussi, par ce matériau hyper résistant.
— J’ai l’impression que la femme de Spangler était déjà un peu dépressive…
— C’est possible. Deacon a appelé le pasteur du temple qu’elle fréquente et a attendu son arrivée. Quoi qu’il en soit, j’étais à la maison quand il est passé se changer, et comme il avait le moral à zéro…
— Tu l’as consolé, compléta Scarlett. J’ai compris…
— Il ne veut pas que tu saches combien ça l’a marqué, chuchota Faith.
— Ça aussi, je l’ai compris. Je ferai comme si je n’étais pas au courant, mais il faudra quand même que je le taquine au sujet de votre petit jeu interrompu de tout à l’heure. Il va trouver ça louche si je ne le chambre pas un peu.
— Merci, gloussa Faith. Il m’a dit qu’il te retrouverait à l’antenne locale du FBI. Il paraît que vous avez rendez-vous là-bas.
— C’est exact. J’appelais justement pour lui dire qu’on n’aura pas beaucoup de temps, parce qu’il y a de nouveaux développements dans l’enquête. Je ne pourrai pas l’attendre longtemps s’il est en retard.
— Je transmettrai. Passe le bonjour à mon cousin, ajouta-t-elle d’un ton malicieux. Il est beau gosse, hein ? Il me faut des détails, Scarlett. Tous les détails. C’est compris ?
Scarlett sentit ses joues rougir.
— Au revoir, Faith, dit-elle.
Elle raccrocha tandis que Faith éclatait d’un rire coquin. Puis elle passa dans la salle d’interrogatoire, où Lynda était en train de fixer Marcus d’un œil incrédule. Celui-ci la défiait du regard.
Scarlett se renfrogna.
— Mais qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle. Quand je suis sortie de la salle d’observation, vous aviez l’air de vous entendre à merveille. Dix secondes plus tard, vous vous regardez en chiens de faïence, comme avant…
— Il se montrait raisonnable, expliqua Lynda, et, tout d’un coup, il s’est mis à délirer. Il veut être intégré à l’enquête… Comme dans cette série idiote, à la télé, où un auteur de polars et une inspectrice de la brigade des homicides enquêtent en commun.
Scarlett réprima un sourire.
— Vous voulez parler de Castle ? J’aime bien, moi. Je trouve ça très sympa.
— Il s’agit d’une vraie enquête criminelle, rétorqua sèchement Lynda. Nous ne sommes pas très sympas, inspectrice.
— Et moi, je ne suis pas un auteur de fiction, intervint Marcus en contenant la colère qui montait en lui. Je suis un journaliste, et il en faut un pour raconter cette histoire au public. Combien de gens croient, comme Annabelle, que le trafic d’êtres humains n’existe qu’en Thaïlande ? Et je me suis plié à toutes vos exigences concernant l’article sur le sauvetage de Tabby Anders. Oui ou non ?
— En effet, concéda Lynda. Mais j’ai déjà été roulée par des journalistes, O’Bannion. À la première occasion, vous n’en ferez plus qu’à votre tête. Et c’est comme ça que meurent les flics et les victimes.
Scarlett comprenait la réaction de Lynda. D’un côté, ce que demandait Marcus n’avait rien de déraisonnable. Mais, de l’autre, un collègue avait trouvé la mort quelques heures auparavant. Elle avait eu les mêmes craintes qu’Isenberg, avant de mieux connaître Marcus.
— Il a montré qu’on pouvait se fier à lui, dit-elle d’un ton conciliant. L’article qu’il a publié ce matin ne contenait aucune information que je n’ai pas approuvée au préalable. Et il a raison sur l’importance d’informer les gens sur cette affaire d’esclavage moderne. C’est vraiment important, Lynda. Et je lui fais confiance.
Lynda lui jeta un regard sévère.
— C’est une tête brûlée, objecta-t-elle. Il a failli vous faire tuer tous les deux en essayant de s’introduire dans la maison d’Anders. Et c’est peut-être à cause de lui que l’agent Spangler y est resté.
Marcus ouvrit la bouche pour protester, mais Scarlett leva la main pour l’en dissuader.
— Il n’y a aucune raison de croire que Marcus pourrait être responsable de la mort de l’agent Spangler et… Et je ne lui ai pas dit de ne pas s’introduire dans la maison d’Anders, même si je me doutais qu’il essaierait de le faire.
Lynda se cala sur son siège, son regard gris plus glacial que jamais.
— Vous saviez qu’il allait le faire ? demanda-t-elle.
— Je m’attendais à ce qu’il soit tenté de le faire. Quand j’ai vu qu’il était sorti de la voiture, je l’ai suivi…
Elle s’assit sur la chaise qui séparait Marcus de Lynda et ajouta :
— Nous ne pouvions pas intervenir avant d’avoir obtenu un mandat, Lynda. Marcus n’a rien fait d’illégal… Et son intervention a probablement permis de sauver la vie de Tabby Anders. Elle aurait pu mourir de ses blessures s’il avait fallu attendre un mandat pour entrer dans la maison. Grâce à Marcus, qui l’a trouvée sous un lit, elle est vivante, le bébé de Tala a été retrouvé sain et sauf… et nous connaissons les prénoms des deux autres femmes. Pour l’instant, il a été très utile.
— Merci, ironisa Marcus. Je suis tellement content de me rendre utile.
Scarlett lui décocha un regard qui signifiait très clairement : « Toi, ferme-la. » Puis elle se tourna vers Lynda et conclut :
— Laissons-le nous regarder travailler. Nous n’avons rien à cacher. À condition, bien sûr, qu’il nous laisse lire ses articles avant de les publier…
Elle lui jeta un regard en coin, constata qu’il tirait une tête d’enterrement et enfonça le clou :
— N’est-ce pas, Marcus ?