Simon Frank :
« Gestalt und Freiheit
in der griechischen Orthodoxie(3) »
(Dans le volume Protestantismus als Kritik und Gestaltung, herausgegeben von Paul Tillich. Zweites Buch des Kairos-Kreises. Darmstadt, 1929, Otto Reichl)
Le philosophe russe Simon Frank est connu dans le monde occidental grâce à sa brochure Die russische Weltanschauung et aux études publiées dans la revue allemande de philosophie de la culture Logos, où il a résumé ses principes de théorie de la connaissance précédemment exposés en russe.
Ses considérations sur l’orthodoxie sont assez intéressantes pour qui veut pénétrer la vision philosophique qui la sous-tend et son contenu spécifique, doctrinal et confessionnel, qui ne se révèle que dans une perspective philosophique.
L’une des particularités historiques de l’orthodoxie est de ne pas avoir de théologie sanctionnée par l’Église. Et ce, en raison de la prédominance de l’élément mystique dans la religion. Bien plus, le christianisme orthodoxe ne possède pas de doctrine sanctionnée par l’Église sur l’essence de l’Église elle-même. De là dérive l’absence d’une instance empirique qui décréterait les décisions immuables sur les questions controversées. On a affirmé que les conseils œcuméniques étaient pour les orthodoxes l’équivalent de la papauté pour les catholiques. Frank le conteste et précise que l’« opinion publique » constitue l’autorité suprême dans l’Église orthodoxe ; seuls sont infaillibles le corps de l’Église, son unité supratemporelle. Il n’y a pas d’infaillibilité dans les expressions temporelles et déterminées.
L’idée de liberté chez les orthodoxes ne peut être précisée qu’en la rapportant à celle des catholiques et des protestants. Dans le catholicisme, l’individu est assimilé, par les structures supra-individuelles, par l’organisation objective, à une totalité qui le transcende. Cette assimilation n’est pas organique, elle vient du dehors et annihile la liberté intérieure. Une totalité abstraite et homogène provoque un appauvrissement du riche contenu de l’individualité. Dans le protestantisme, la liberté individuelle prime ; les structures supra-individuelles et objectives sont réduites à l’inconsistance et extériorisées par rapport au fond subjectif de la vie. L’orthodoxie réalise la liberté dans la synthèse de l’individuel et du général, dans une unité substantielle et interne avec la racine ontologique de l’esprit. Dans l’ontologie orthodoxe, la valeur et l’existence ne constituent pas une dualité irréductible comme dans les conceptions de l’idéalisme axiologique, elles sont au contraire identiques. La vérité et la rédemption sont identiques à l’existence véritable. Pour la philosophie idéaliste de l’Occident, l’aspiration à la valeur ou à Dieu est essentielle ; pour l’ontologie orthodoxe, exister en Dieu constitue la seule possibilité de réalisation. L’homme considéré comme séparé de Dieu, des racines et de la structure ontologique de l’existence, n’a aucun sens ni aucune valeur. (C’est pourquoi une anthropologie pure est impossible dans le cadre de la religion.) L’homme ne se réalise qu’en accédant à la divinité, en étant en rapport avec elle. Der Begrijf Mensch ist der Begrijf eines Wesens, das von vomherein schon in Beziehung zu Gott gedacht wird (p. 337) L’homme isolé, qui ne participe pas de manière vivante et intérieure à la réalité ontologique, est une existence suspendue, privée de finalité transcendante. Loin de perdre si peu que ce soit de ses forces en s’intégrant dans l’Église, l’individualité, entendue dans son sens religieux-ontologique, y gagne en intensité. Simon Frank cite ces mots du philosophe Komiakov : « L’Église – c’est-à-dire aussi les apôtres et le Christ lui-même – n’est pas pour l’orthodoxe une autorité extérieure, mais sa vie. »
L’orthodoxe ajoute à l’intériorité du protestant l’unité de l’Église, maintenant ainsi l’équilibre de sa vie dans ce qu’elle a de plus profond.
L’intimité vivante qui unit l’orthodoxe à la réalité transcendante explique l’absence d’une problématique particulière du rapport entre la grâce et la liberté. Si cette problématique a connu le riche développement que l’on sait en Occident, cela provient du dualisme et de la tension existant entre l’homme et la divinité, tension qui a revêtu dans le catholicisme un aspect tragique dû à l’impossibilité de se rapprocher intimement de la divinité. Le tragique de l’inaccessibilité de Dieu n’existe pas dans l’ontologie orthodoxe.