Vers une autre morale sexuelle

Je n’écrirais pas ces lignes si je ne ressentais pas comme un poison l’atmosphère d’hypocrisie et de fadeur qui enveloppe en Roumanie tout ce qui est problème sexuel, si je n’étais pas indigné par l’esprit dans lequel est élevée une génération blennorragique et démocratique. Oublions pour un moment l’engeance des demi-intellectuels qui se prennent pour des critiques parce qu’ils rédigent des comptes rendus, négligeons la suffisance de toutes les nullités qui masquent leur déficience derrière le paradoxe, crachons sur toute la lèpre que sont les polémistes ignares et crasseux, et revenons au désastre moral subi par une jeunesse tombée victime d’un système d’éducation stupide, d’une éducation qu’on dit « moderne » pour ne pas l’appeler criminelle.

Pensez à l’éducation sexuelle d’un jeune homme en Roumanie, pensez à la façon dont il découvre les intimités essentielles de la vie, et vous comprendrez le symbole sinistre qu’est le bordel dans sa vie. Vous comprendrez pourquoi chez nous tout jeune homme est un individu intérieurement détruit, incapable de la moindre naïveté, lucide, d’une lucidité mortelle, éloigné de la vie par une incommensurable vulgarité. Son initiation aux actes essentiels, suprêmes, a le caractère d’un vide moral, d’une défloration affective. Je crois que dans aucun autre pays en Europe la sexualité n’est dépossédée à ce point de son affectivité, de son émotion, de sa spontanéité naïve. Au propre comme au figuré, le mystère est irrémédiablement dépucelé.

Vous comprendrez donc que si l’on connaît la jeunesse allemande, qui offre à cet égard un contraste frappant, on ne puisse que fulminer contre l’esprit qui gouverne la nôtre. Bien que l’Allemagne ait été balayée après la guerre par des vagues de perversion et qu’elle ait subi, dans l’homosexualité, la crise la plus grave de la masculinité, je n’ai rencontré nulle part ailleurs un style de vie sexuelle plus pur, plus imprégné de naturel et de candeur. Je suis littéralement enthousiasmé par le système de l’amitié entre les hommes et les femmes, qui épargne à tous les Allemands l’expérience sinistre du bordel, cette première révélation infecte de la vie. Un Allemand, quel que soit son âge, est un enfant par rapport à un adolescent roumain. Celui-là n’a pas la maturité désabusée propre à celui-ci, dont la vie n’enregistre pas d’autre événement que la blennorragie, correspondant vénérien de la roublardise roumaine ; on ne connaît pas en Allemagne ce viol de la vie qui la dépouille des illusions revêtant son néant. Un pays sérieux sauve les mystères et ne compromet pas les lieux où l’irrationnel de la vie devient substance. Car il est atroce de vivre dans un monde dont ce qui est inexprimable a été évacué, où les mystères de la vie sont dévoilés, où son essence est avilie.

Je ne cesserai jamais de maudire cette monstrueuse souillure : faire du bordel le sanctuaire où l’on initie les jeunes aux mystères de la vie. Ils m’écœurent, ces jeunes blennorragiques, combinards, plus malins qu’intelligents, le visage pâle et la moustache fine ; ils m’écœurent, ces jeunes qui ne font pas de la camaraderie un idéal et de la convergence fanatique une mission ; qui ne savent pas renoncer à leur vie privée pour organiser des marches et à leur inutile conscience critique pour laisser déferler un flux vital la dépassant. Ils m’écœurent, tous ces jeunes francisés, fins, subtils, impuissants quand ils sont modernes, sans messianisme quand ils donnent dans la tradition. Ils m’écœurent parce qu’ils n’ont pas de fanatisme ni de vision de l’avenir, pas de volonté d’affirmation impérialiste et de sacrifice illimité. Je voudrais une vibration d’une intensité absurde, phénoménale dans son amplitude, irrésistible dans sa capacité de conquête, une vibration qui serait une prophétie, une ruée aveugle, affolante, une passion mortelle. Il faudra leur donner, à ces jeunes-là, une formidable leçon d’énergie, pour que, hissés à un haut niveau de la vie, ils rachètent par une grande tension leur vulgarité charnelle.

C’est dans la sexualité que la vulgarité balkanique a donné la pleine mesure de sa hideur : en privant de mystère l’intimité, elle la convertit en saleté. Parler de morale sexuelle signifie orner la sexualité d’un nimbe érotique, la transfigurer affectivement, mais nullement vouloir en limiter les excès ou respecter le préjugé condamnable de la virginité. Opposée à la transcendance des normes, l’immanence de l’acte vital triomphera de l’affligeante dualité « morale-vie ». Rien n’est plus contradictoire que la « morale sexuelle » quand elle fait partie d’une morale déterminée par un système de valeurs indépendantes de la vie, donc de non-valeurs, qui ankylosent la sexualité, mais dont le vitalisme pourra la débarrasser. Chassons la conscience réfléchie, lucide, critique et paralysante, et affirmons la primauté de l’acte vital, autrement dit apprenons à ne faire de la pensée qu’une ombre de la vie. Vivons notre destinée dans la mystique des sources vitales. Qu’un irrationalisme tempéramental, lyrique et fécond nous révèle les racines de la vie, là où celle-ci n’a pas été infectée par tout un monde de valeurs dérivées. La mystique des sources vitales : saisir dans l’extase la dialectique intérieure de la vie, anéantir la conscience dans un éros démoniaque.

Méprisons sans retenue tous les adversaires de la mystique vitaliste, haïssons aveuglément les apologistes pourris d’un intellectualisme périmé. Vouons une admiration sans réserve à la vie irréfléchie, aux sources de la vie, faisons-en notre culte, n’ayons que piété pour les sources virginales de l’existence, pour les fluidités naïves qui donnent à la vie son cours irrationnel. Plaçons à l’écart de notre élan tout ce qui est dérivé, déclarons fatigue tout ce qui est limite, oublions nos pensées dans nos extases. Et, puisque certains ont parlé des révélations métaphysiques de la sexualité, ne négligeons pas, nous, ce qu’elle a d’extatique, ce par quoi elle nous rend profonds et irresponsables.

Puisse la primauté de tous les actes vitaux qui s’accomplissent et fusionnent dans l’extase être notre obsession permanente, afin que nous oubliions, dans la confusion de l’ardeur, le monde des schémas et des formes.

Quelle pureté d’âme peut-on attendre de jeunes gens contraints par toutes sortes de préjugés sociaux de vivre à l’ombre des bordels ? Bien que le rôle de la femme dans la vie de l’individu soit beaucoup plus important en Roumanie que dans d’autres pays, rencontre-t-on ailleurs autant de mépris vulgaire à son égard, entend-on autant de commentaires intolérables, de propos inadmissibles sur ce que j’appellerai les instants épileptiques et solennels ? Personne ne comprend que nous vivons dans une atmosphère catastrophique et qu’un bordel moral ravage l’âme des jeunes. Le pharisaïsme de l’éducation sexuelle et le préjugé de la virginité ont transformé l’image de la fille des rues en prototype, en forme originelle et nécessaire de la femme. Certes, toute réflexion sur la femme ne peut être que pessimiste, je suis d’accord, mais notre vulgarité m’effraie à un point tel que je dois me réfugier dans la musique de Mozart.

Solitude et destin
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