Où vont donc les jeunes ?

Je ne veux pas évoquer ici leurs orientations politiques ou leurs tendances particulières dans tel ou tel domaine. Je veux me pencher sur leur esprit, sur leur sentiment de la vie en tant que perspectives générales. D’ailleurs, dans un certain sens, on ne peut même plus parler d’une orientation déterminée dans un quelconque domaine, puisque la caractéristique essentielle des jeunes gens d’aujourd’hui est une mobilité excessive ; pour cette raison, ils sont incapables de s’attacher durablement à un contenu ou à une forme, ils répudient rapidement une conception pour en épouser une autre, dont la faveur ne sera pas moins éphémère. Ils ne le font ni par superficialité ni par dilettantisme, ils le font parce qu’ils vivent dans une tension permanente. Or, à vivre ainsi, on épuise trop vite les potentialités d’un contenu, qui devient de ce fait un schème vide et jetable. Les époques classiques de l’humanité n’ont connu que le processus graduel, dépourvu de tension, de discontinuité et de transfiguration ; toute son existence suffisait à peine à l’homme pour intérioriser les éléments d’un style de vie limité.

De nos jours, les jeunes entretiennent en eux-mêmes un brasier démentiel et dévorant dont la chaleur et les flammes brûlent et carbonisent tout ce que la vie avait jadis de consistant ou de permanent, un brasier absurde qui calcine les racines naïves de la vitalité. La métamorphose intérieure élimine tous les styles de vie précis, à telle enseigne qu’il n’est pas paradoxal de dire que les jeunes ont pour style de vie la négation de tout style.

Il a suffi de quelques années pour en finir avec une expérience religieuse qui paraissait aussi prometteuse que féconde ; on a négligé ou bafoué des formules tenues précédemment pour vitales. Expérimentées jusque dans leurs éléments ultimes, les formes de la vie se sont révélées très fragmentaires et insuffisantes ; cela me rappelle la formule de Simmel selon laquelle la transcendance est immanente à la vie, ce qui signifie que celle-ci est incapable de cristalliser ses contenus, incapable de se donner une forme ou un style.

La mobilité excessive dans laquelle vit la jeunesse et qui, sur le plan théorique, a trouvé son équivalent dans l’apologie du caractère dynamique et irrationnel de la vie, ne résulte pas – comme on pourrait le croire – d’un pur ravissement ou d’une pure béatitude. Pour certains jeunes, ceux dont la formation est la plus récente, la perspective du dynamisme de la vie et l’apologie de son irrationalité et de sa mobilité se combinent avec le désespoir le plus vif, avec l’anxiété la plus accablante. Ce n’est pas la Schwärmerei, mais la Weltangst(8) qui caractérise la dramatique tension des jeunes. Un présent incertain et un avenir apeurant ; le sentiment douloureux des pénibles surprises que peut réserver une direction temporelle imprévisible ; l’angoisse provoquée par un monde démoniaque dont les voluptés ne le sont pas moins ; un sentiment du rien qui allie en une perverse satisfaction l’expérience de la vie à celle du néant – voilà autant d’éléments qui confèrent aux jeunes leur cynisme désespéré et leur douloureuse exaltation. Que ces états impressionnants aient leur origine dans l’absence de perspectives matérielles est exact, mais en partie seulement. Si l’on affirmait que cette absence en est la cause exclusive, on négligerait le caractère tragique de la crise qui frappe notre époque et qui touche tout particulièrement les jeunes, on occulterait la tension produite dans les consciences par la faillite de la culture moderne, que nous n’avons certes pas à regretter, mais dont, convenons-en, nous sentons craquer les jointures jusqu’au tréfonds de notre être.

Il y a dans la Weltangst, qui est devenue en Allemagne un sentiment unanime (en France, on voit régner au contraire une atmosphère de plate médiocrité et de scandaleuse inactualité), une forte tension, une intensification de la totalité du contenu de l’être. Car l’homme est vivant non seulement dans l’enthousiasme ou dans l’élan, mais également dans ce qu’on appelle en général les états négatifs. Lorsque Mircea Eliade parlait de l’« heure des jeunes », il mésestimait cet aspect qui individualise spécifiquement la jeunesse actuelle. Penserait-il que nous pouvons encore être vivants et spontanés grâce à un élan positif ou à un généreux gaspillage d’énergie ?

Les jeunes sont vivants grâce à la passion démoniaque qu’ils dispensent en vivant à une altitude périlleuse, où l’orientation positive devient illusoire, où disparaît le sens de la naïveté créatrice.

L’élan donquichottesque a été remplacé par une conscience anxieuse qui interdit de s’abandonner voluptueusement au charme éventuel de l’inutilité et de la gratuité. Être vivant ne signifie pas seulement exagérer dans l’ordre des valeurs ; cela signifie aussi convertir, avec une forte intensité, leur direction sur un plan autre que le plan normal, mais infiniment plus révélateur et plus destructeur.

Convaincu que le chaos dans lequel se débat aujourd’hui le monde ne peut pas déboucher sur un style ou sur une forme, convaincu que pendant longtemps encore les jeunes ne se découvriront aucune raison d’être et n’auront pas d’autre ressource que la résistance héroïque pour supporter leur propre chute avec une volupté cruelle et démoniaque – puisque la création d’une nouvelle morale est pour le moment problématique –, je ne me hasarderai pas à préconiser des formules.

La liquidation générale, voilà ce à quoi nous n’échapperons pas, nous, les jeunes. Réjouissons-nous de ce destin amer que n’ont connu que quelques générations dans l’histoire du monde.

S’il en est ainsi, nous vivons à une époque qui n’a aucune affinité avec l’esprit classique. Et je ne peux constater qu’avec un profond regret que Petru Comarnescu, un esprit pourtant si vif et si spontané, que ses mérites ont rendu indispensable aux autres jeunes, continue à promouvoir avec insistance la formule néoclassique, que pour ma part je juge périmée et, de surcroît, indésirable.

L’heure des jeunes a sonné. Mais ses coups ne sont pas classiques et normaux, ce sont des coups qui annoncent une apocalypse.

Solitude et destin
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