Maglavit et l’autre Roumanie(16)
J’ai longtemps cru que le peuple roumain était le plus sceptique d’Europe. Cette opinion reposait certes sur bon nombre d’exagérations, mais également sur certaines constatations, aussi tristes qu’incontestables. Parmi les gens que j’ai connus, instruits ou non, je peux compter sur mes dix doigts ceux qui croyaient à quelque chose. Le doute vulgaire – le doute au sujet des choses qui passent et le doute au sujet des choses éternelles – me paraissait être la caractéristique essentielle du Roumain. Un peuple qui n’a pas l’instinct de la liberté est sceptique. Mille ans d’esclavage et d’obscurité constituent une hérédité monstrueuse et, à y bien réfléchir, hallucinante. On a souvent affirmé que la fameuse réflexion du chroniqueur à propos de l’empire du temps sur l’homme représentait l’expression achevée de la sagesse populaire roumaine. Moi, je le dis haut et fort, quand il s’agit du destin historique d’une nation je ne connais rien de plus sinistre que : « Le pauvre homme ployant sous le temps ! » Permettent-elles de parler encore d’avenir politique, les maximes de cette sagesse paralysante ? Pendant mille ans, nous avons ployé sous le temps. Il faut refuser catégoriquement qu’il en aille de même à l’avenir. La résignation au destin, vantée par tous nos historiens parce qu’elle aurait sauvé le peuple roumain, est une honte dont je ne veux plus entendre parler. Il a eu bien tort, ce peuple, d’accepter son ancien destin et il aurait tort davantage encore s’il acceptait son destin actuel. Il faudra, par nationalisme, que nous condamnions de pareilles vertus et que nous ayons honte de parler de notre résignation séculaire.
Le scepticisme paraissait encore plus décourageant en matière de religion. L’absence d’une religiosité passionnée et, surtout, l’absence d’intolérance religieuse étaient des signes attristants qui dénotaient un niveau intérieur des plus bas. Il n’y a pas de vie intérieure sans religiosité. Un homme supérieur peut être antireligieux ; mais un homme areligieux ne peut être qu’une médiocrité. Il n’est pas grave de ne pas croire en Dieu ; mais il est très grave de ne pas se soucier de son existence. On ne peut pas passer avec indifférence à côté de Dieu.
Pensant à la religiosité mesurée, positive et calculée des Transylvains, j’ai affirmé un jour : en Transylvanie, personne ne croit en Dieu.
On ne peut pas croire à peu près ni rationnellement. Soit on croit avec la passion de toute son existence, soit on ne croit pas du tout. La religiosité doit être lyrique et fanatique, jamais douce, jamais paisible. Il vaut mille fois mieux ne pas croire en Dieu que de croire juste autant qu’il faut. La foi est généralement occasionnelle, mais elle l’est tout particulièrement chez les Roumains. Et je n’aurais pas été loin d’affirmer qu’aucun Roumain ne croyait en Dieu si Maglavit n’avait pas mis au jour un visage insoupçonné de la Roumanie.
On ne peut pas avoir d’opinion précise ou de sentiment bien défini à propos de Maglavit. C’est un phénomène qui me semble à certains moments extrêmement révélateur, symptomatique, et à d’autres moments primitif, dépouillé, effrayant.
Il est évident qu’on ne peut le juger qu’en tant que phénomène collectif. Le berger n’est pas intéressant en lui-même : il appartient soit à la mystique, soit à la psychiatrie. Ce que je trouve blâmable chez les négativistes, c’est leur refus scandaleux de comprendre l’hallucination. Nous savons tous que Dieu (que nous croyions ou non à son existence) ne s’est jamais montré à personne. Du point de vue de la vie intérieure, entre moi qui n’ai jamais vu Dieu et Petrache Lupu qui l’a vu, la différence est tellement grande et tellement à mon désavantage que, sur le plan de l’âme, ce berger est plus riche que moi. Il a vu Dieu alors que, moi, je n’ai vu que des hommes, que la souffrance et la mort. Tout le bénéfice est pour ce berger qui m’est parfaitement indifférent. Voir clair n’est nullement une vertu. Psychologiquement parlant, les hallucinations sont toujours un bénéfice, et pourtant c’est la psychologie qui les chasse. L’hallucination trahit ce que nous avons de plus profond. Tout le drame d’Ivan Karamazov est dévoilé par son dialogue avec le démon, projection de sa tragédie et de son satanisme. Nous ne voyons Dieu que s’il nous habite démesurément. L’hallucination exprime une suprême actualité intérieure. Rien ne se montre à l’homme normal parce qu’il ne dispose de rien d’autre que de lui-même. L’homme normal n’a que le miroir.
Que de poésie Barrés n’a-t-il pas mise dans ses regrets de n’avoir pas eu d’hallucinations lors des promenades qu’il faisait dans la campagne lorraine afin de vivre des visions païennes ! Et puis, je pense à Rilke au château de Duino (il y écrivit une partie de ses divines élégies) où une hallucination auditive lui fit entendre les voix de tous les morts qui, au cours des siècles, avaient consumé leur vie dans ces solitudes. Je le dis bon gré mal gré, plutôt de bon gré : n’avoir aucune hallucination est le signe d’une déficience. Quant au berger, laissons-le avec son « Vieux » et revenons à nos moutons…
Comment a-t-il pu se trouver autant de gens si sensibles aux miracles ? Il nous serait bien sûr très facile d’enfermer toute la Roumanie dans un chapitre de psychiatrie. Mais cela ne nous mènerait à rien, tout comme ne nous mènerait à rien une réhabilitation de l’hallucination. Il y a dans l’histoire des crises mystiques ; or, l’histoire a été déclarée je ne sais combien de fois sacrée ou démoniaque. Dans les grandes crises religieuses, les phénomènes organiques sont consécutifs à des drames spirituels. L’humanité n’est malheureusement pas aussi malade que le prétendent les psychiatres. La contagion suppose une communion spirituelle, à laquelle succède une série de troubles organiques.
L’ampleur prise par les pèlerinages à Maglavit peut être expliquée par des raisons économiques, mais en aucun cas le phénomène lui-même, dont la spécificité est négligée par l’analyse purement économique, qui en mesure seulement l’extension. Une crise – qui serait évidemment moins grave que celle des années passées – pourrait-elle mobiliser les foules pour des finalités aussi extra-économiques ? Irait-on imaginer que les sectes de la Russie tsariste furent engendrées seulement par la misère et par un régime funeste ? Il serait absurde de contester leur caractère symptomatique, tout comme il serait absurde de ne voir en elles que des réactions.
Que Maglavit soit né d’une grande déception politique des foules n’est exact que dans la mesure où une grande attente couve sous cette déception. La Roumanie se trouve sur le seuil d’une grande transformation sur tous les plans. Maglavit recèle les antécédents religieux d’un grand bouleversement politique. Est-ce que personne n’a compris que Maglavit précède un grand phénomène politique ? C’est dans ce sens que les sectes religieuses russes furent des symptômes de la révolution. Est-ce que personne n’a pensé que les hommes unis aujourd’hui par la foi en Dieu pourront s’unir demain dans une autre foi ? Puisqu’ils ont fait tant de sacrifices pour une vision invérifiable, combien ne seront-ils pas capables d’en faire pour une réalisation visible ? Que ne feront-ils pas pour une promesse terrestre, puisqu’ils ont provisoirement quitté leurs foyers pour une promesse céleste ? La fascination de la grandeur ici-bas ne sera-t-elle pas plus ensorcelante et plus surprenante ? Aujourd’hui, nous savons : nous savons que les Roumains aussi peuvent se laisser ensorceler, qu’ils ont liquidé leur scepticisme vulgaire, qu’ils sont mûrs pour le sérieux et pour l’absurde.
J’ignore s’il est bon que les hommes croient ou ne croient pas en Dieu. Quoi qu’il en soit, par rapport au scepticisme vulgaire dont nous avions pris l’habitude, Maglavit représente un incontestable progrès. Face à une Roumanie superficiellement lucide, souriante et passive, se dresse une Roumanie souterraine, abyssale et menaçante, qui n’est quelque chose que par ce qu’elle deviendra. Maglavit nous a prouvé une fois pour toutes à quel point nous étions primitifs. Maglavit, c’est le niveau de la Roumanie. Ce qui est certainement triste, mais également réconfortant, car nous voilà affranchis de bien des illusions dommageables. La Roumanie est au niveau de Maglavit. Alors, que faire ? Tout.
Lucian Blaga a écrit après la guerre une étude sur la révolte de notre sang non latin, étude qui provoqua en son temps moult querelles. Je pense, pour ma part, que l’avenir illustrera d’abondance sa théorie. Franchement, je ne vois nullement ce que nous pourrions avoir de latin. Les Romains ne nous ont légué aucune qualité. L’élément latin doit être fort réduit, puisque c’en est d’autres qui se sont manifestés dans tous les grands phénomènes roumains. Celui qui détectera à Maglavit une goutte de sang romain aura droit au titre de découvreur génial. Tout est tellement primitif, tellement tellurique ! On pourrait dire à ce propos beaucoup de choses tristes, mais aussi beaucoup d’encourageantes. Le mode de vie roumain est à mon avis tellement lié à la terre que ne pas promouvoir des idéaux modernes signifie souhaiter la perpétuation d’un esprit tellurique et réactionnaire. Si je pensais que ce peuple ne se déprendra jamais de la terre, je serais obligé de voir en Maglavit un sommet, alors que ce doit être seulement un symptôme, un début. Ce qui se passe à Maglavit ne représente pas la ligne que devra suivre la Roumanie, mais seulement une façon de manifester une solidarité dont l’expression jaillira dans le combat politique. Si les gens qui s’y sont rués ont trouvé assez d’énergie pour se transfigurer, ils sauront trouver aussi en eux assez de réserves pour transfigurer la Roumanie.
Si je pensais que Maglavit restera un phénomène purement religieux, sans aucune conséquence d’un autre ordre, j’en serais le pire ennemi. Lorsque les mécontentements de la foule ne sont apaisés que par des valeurs religieuses, toute transformation devient illusoire. Les théoriciens révolutionnaires ne s’opposent pas à la religion à cause de ses valeurs en tant que telles, mais parce qu’elles résistent à toutes les tentatives de transformation totale. Le sentiment religieux est d’essence non révolutionnaire et l’homme profondément religieux a toujours été un réactionnaire. En déplaçant les conflits, d’ici dans son au-delà, il finit par devenir complètement étranger au problème social. Et ce n’est pas tout. L’esprit religieux vous fait tourner le dos à l’avenir, qui ne peut rien apporter à quelqu’un croyant en Dieu. Dieu est toujours derrière nous. La théologie tout entière est réactionnaire, parce qu’il n’y a pour elle de cimes qu’immémoriales. Pour la théologie, le temps est une chute ; pour l’esprit révolutionnaire, il est le seul cadre de réalisation possible et, plus encore, une divinité. En son sein, on peut tout faire. Si l’on admet l’éventualité d’une modification essentielle de la temporalité, on verra que l’esprit révolutionnaire tombe dans un paradoxe qui fait à la fois son drame et son charme. Le temps ne connaît pas de modifications de structure ni d’essence, puisqu’il est une fluidité de nuances. Il actualise et il détruit. Mais il ne peut pas engendrer un monde essentiellement nouveau. La tragédie de l’esprit révolutionnaire, c’est qu’il viole le temps et la vie.
La religion, en opposant à chaque instant l’éternité au temps, paralyse l’esprit révolutionnaire. Si elle fait faire du surplace aux hommes, ce n’est pas à cause d’une quelconque infériorité, c’est parce qu’elle est trop pour eux. À quoi les visions célestes pourraient-elles servir à des êtres aussi vils ? Parce que l’homme n’a pas mérité la religion, parce qu’elle le dépasse, elle le bloque. Il faudra que naisse un jour une religion des choses d’en bas, d’ici, pour nous. Vraiment, Dieu est trop loin.
L’obsession de l’éternité chasse l’homme de la vie. Toute la religion n’est peut-être qu’une errance divine de l’homme.
Mais, pour qu’une pareille errance n’entraîne pas la Roumanie dans une impasse, il va falloir lui servir des illusions terre à terre, des promesses palpables, des idéaux historiques. Nous devons convertir et exploiter la psychose de Maglavit. Ce qui compte, c’est qu’elle nous aide à accoucher d’un grand phénomène politique. On ne peut pas savoir ce qu’il sera. Mais on peut savoir que, s’il ne survient pas, nous serons un pays condamné.
Tous les phénomènes collectifs qui naissent en Roumanie doivent être exploités et convertis. Et il faudra que nos pèlerinages ne soient pas seulement des prosternations, mais également des conquêtes.