L’écriture comme moyen de libération

L’écriture n’a de valeur et de justification que si elle permet de se délivrer de ses obsessions, de reculer une destruction, un effondrement. Tous ceux qui écrivent pour l’information des autres, tous ceux qui présentent des considérations objectives et des données impersonnelles, qui écrivent parce qu’ils lisent, ou pensent par orgueil, tous ceux-là seraient bien inspirés de faire n’importe quoi d’autre. Non seulement ils n’ont aucune intériorité, mais de surcroît ils tentent une activité d’objectivation sans rien avoir à objectiver. Alors, au lieu de les enrichir, l’écriture les rend encore plus vides. Seule compte l’écriture comme moyen de se libérer de ses obsessions, comme moyen de les actualiser dans la conscience pour ensuite les balayer. Mais comment les obsessions grandissent-elles et deviennent-elles torturantes au point de faire apparaître l’objectivation comme une planche de salut ? Qui n’est pas passé par de terribles dépressions nerveuses et par des fatigues organiques, combinées avec un sentiment confus et indéfinissable d’épuisement, celui-là ne comprendra jamais comment une idée s’émancipe du complexe de la conscience, monopolise toute la sphère de celle-ci, plonge des racines dans le tréfonds organique, croît et se dilate pour empêcher toute réaction, toute compensation de la part de notre être.

Excessive et bestiale, cette idée exclut les autres et domine toute la vie, elle s’insinue dans toutes ses considérations et dans tous les rapports de pensée, dans toutes les appréciations et les réflexions.

Dans l’obsession, l’idée porte une marque organique.

De ce fait, elle est soustraite à la sphère d’une normativité ou d’une validité logique et devient une transposition idéale, une dérivation sublime d’un phénomène organique. Elle n’a d’existence abstraite qu’en étant nourrie en permanence par les éléments organiques, de sorte que sa source – charnelle, nerveuse et affective – est directement saisissable et déterminable.

La cristallisation des obsessions est comparable à un déchirement nerveux ; car leur évolution interne ressemble à un progrès en spirale dans notre réalité organique. C’est un approfondissement inéluctable, d’une force irrésistible. On sent qu’on ne peut rien contre ce processus fatal et, pris d’une anxiété semblable à un pressentiment bizarre, on se laisse envahir psychiquement et organiquement. Bien que les obsessions soient engendrées par le moi, par une fatalité personnelle, on a le sentiment qu’elles viennent de l’extérieur, on se sent victime d’une invasion barbare, d’une explosion démentielle. Cette objectivation est due au fait que nous ne les remarquons pas dans leurs premières phases, pendant leur formation, mais seulement plus tard, quand elles sont en cours de cristallisation. Alors, perdant le fil intérieur de l’évolution et de la continuité, on a l’impression qu’elles viennent du dehors, ce qui les rend encore plus torturantes, si ce n’est insupportables.

Les vraies obsessions sont celles qui vous dominent et vous préoccupent à chaque instant, quelle que soit la nature de votre activité. Elles apparaissent beaucoup plus élémentaires et constitutives que les idées simples, nées exclusivement d’un calcul logique ou d’une réflexion fortuite. Celles-ci, comme toutes les idées quelconques, se manifestent dans la conscience seulement aux moments où l’on pense, tandis que les obsessions constituent une présence implicite, inévitable, irrésistible. Penser avec une finalité dans la pensée elle-même ne me semble pas grand-chose. Une pensée purement formelle, une pensée qui ne reflète rien des tensions élémentaires de la vie, une pensée qui n’est pas une allusion continue à la tragédie – à une tragédie permanente et immanente – est une pensée stérile et vide dans l’excès de son abstraction, tout comme est stérile et vide le cerveau qui ne ressent pas quand il pense. J’apprécie infiniment plus un cerveau qui brûle qu’un cerveau qui pense ; car je veux des pensées montant comme des flammes, je veux des visions embrasées par l’aurore. Les obsessions apparaissent seulement dans un cerveau qui brûle. Tous les obsédés sont dévorés par un feu intérieur.

Chaque fois que nous analysons par écrit une obsession – la mort, la folie, la noyade, la chute –, l’effort lucide qui lui fait subir l’examen de la connaissance réussit à l’écarter provisoirement de notre être.

L’écriture est une libération, mais temporaire seulement, car il n’en est pas de définitive, de totale ; on ne saurait en concevoir dans un milieu favorable aux obsessions, toujours prêt à en recevoir d’autres. Elles ne sont donc pas éliminées, mais remplacées, pour revenir avec une certaine périodicité. Nous pouvons tout au plus nous affranchir brièvement de la tyrannie de l’une, mais nous tombons sous la coupe d’une autre, ayant une direction et une forme différentes et déterminant une autre sorte d’anxiété. Pour celui que la mort a obsédé, pendant quelques mois ou quelques années, il n’y aura jamais de libération définitive. Des dispositions psychiques semblables à celles qui l’avaient produite actualiseront plus tard son obsession avec une profondeur encore plus déconcertante. Il n’y a aucun avantage à remplacer l’obsession de la mort par celle de la folie ; la libération réside dans la relative facilité avec laquelle on subit l’atténuation de l’une et la montée en force de l’autre. L’impossibilité de supprimer complètement les obsessions, d’éliminer radicalement le délire, est une évidence pour quiconque a fréquenté tant soit peu un asile d’aliénés. Les cas extrêmes, au dernier degré de la pathologie, rendent plus intelligibles les cas normaux. C’est en partant de l’étude des types pathologiques qu’on a abouti à la complexe classification actuelle des types psychiques.

Sans la psychiatrie, les perspectives de la caractérologie, de la typologie, etc. seraient restreintes. Les fous, notamment les paranoïaques, peuvent être délivrés de l’objet et de l’intentionnalité de leur obsession, du contenu visé ; mais alors ils trouvent un autre objectif, une autre façon de placer leur délire, qui reste permanent en tant que forme et dont seule varie l’intentionnalité : ils remplacent les personnes par lesquelles ils se croient persécutés, selon la mobilité ou la systématisation de leur délire, d’une manière plus ou moins cinématographique.

La vie de chacun gagne infiniment en intensité dramatique s’il conçoit l’agitation psychique, dans l’intimité de son être, comme une lutte contre les obsessions, comme une tension ininterrompue entre la fatalité de celles-ci et le désir de leur échapper.

L’écriture n’a de valeur thérapeutique et n’est intéressante pour l’homme que dans la mesure où elle aide à son salut. Mais, la majorité des hommes n’ayant rien à sauver, leur écriture est dépourvue du moindre intérêt. Je n’irai pas jusqu’à croire à l’efficacité absolue de tous les genres d’objectivation. Ce serait une illusion, comme le prouve indiscutablement l’inefficacité thérapeutique de la psychanalyse dans les cas graves. D’ailleurs, le traitement psychanalytique ne fait qu’accélérer la succession de diverses formes d’obsessions et qu’accroître l’horreur qu’elles inspirent. Il y a cependant des gens qui, bien qu’ils les combattent, ne veulent pas y renoncer et les préfèrent toujours à des idées claires qui ne clarifient rien.

Solitude et destin
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