Considérations non philosophiques
L’équilibre de l’homme dans le monde dépend de sa façon de vivre le temps. Cela ne signifie pas négliger les conditions de l’existence organique, mais au contraire les impliquer comme des déterminants et des présuppositions dans la formation spécifique de la perspective temporelle. À l’opposé du rationalisme fade, il faut affirmer les racines concrètes de la vision et de l’expérience particulières du temps, car les hommes sentent le caractère de la direction temporelle de manières si variées que la forme générale et abstraite développée par la combinaison intellectuelle perd toute signification en ce qui concerne les réalités intérieures. Qu’on s’y résigne, comme dans les formes naïves de l’existence, ou qu’on le combatte, comme dans le désespoir ou dans certaines manifestations maladives, le temps provoque un complexe dramatique qui engage l’être totalement. Les grands amoureux le ressentent tout autrement que les anxieux. La joie, l’enthousiasme, l’amour, ce sont l’ivresse de l’instant, une positivité vive et riche, tandis que toutes les formes de l’angoisse créent un enchaînement dramatique : combat acharné contre le temps, peur de sa direction dynamique, folle négativité.
Chaque pas vers le déséquilibre nerveux modifie d’une certaine façon le sens de la perspective temporelle.
L’accentuation du caractère dramatique et démoniaque du temps et le progrès enregistré dans la bataille qu’on lui livre signalent le degré de déséquilibre de l’homme dans le monde.
Les moralistes (pas dans le sens français) de toutes les époques sont presque unanimes pour affirmer que, devant l’éternité, à laquelle on ne peut accéder qu’en niant le sentiment temporel, seul l’accomplissement de son devoir, de ses obligations morales, a une valeur et une justification ; quant aux sentiments issus du plaisir, ils sont éphémères, inconsistants. C’est là un problème beaucoup plus grave qu’on ne le pense. Car si, devant l’éternité, rien n’a de valeur, excepté ce qu’on appelle le devoir, les obligations morales, que reste-t-il de la vie ? Qui nous dit qu’au regard de l’éternité le devoir n’est pas aussi nul que les plaisirs ? Qui nous dit que la morale courante et le moralisme ne sont pas de grossières illusions ?
La vie n’a de charme qu’envisagée dans une perspective temporelle limitée, car la perspective de l’infinité du temps comme possibilité de devenir illimité et, pareillement, le sentiment de l’éternité comme immobilité absolue détruisent l’essor dynamique de la vie, annulent ce qui est orientation positive dans son essence. La vie atteint toujours sa plénitude chez ceux qui vivent dans le moment, qui en goûtent toutes les possibilités, qui se gardent de le rapporter sans cesse à la totalité de la série temporelle.
Pour eux, le sentiment de l’éternité ne résulte pas d’une problématique douloureuse ou d’une anxiété permanente ; il est une sublimation du moment, propre aux vécus naïfs, un sentiment négatif de l’éternité, engendré par l’absence d’une perspective du dynamisme universel du temps. Ainsi, l’éternité est assimilable à une vision sereine. Vivre de la sorte développe considérablement le sens de l’efficacité concrète et la joie de la réalisation immédiate, ce qui donne l’illusion d’une durée éternelle. Mais la conscience réfléchie et le sentiment torturant de l’éternité n’annulent-ils pas la joie de créer, n’empêchent-ils pas d’être ravi par ce qui naît sous l’emprise du temps ? La conscience de la dignité est la conscience de la vanité de la vie. Celle-ci n’a de valeur que dans ses formes particulières, dans ses expressions individuelles. Or, elles apparaissent vaines devant l’éternité.
Si l’on vit en se conformant à des principes, à des critères moraux, a-t-on plus de valeur et de permanence que si l’on s’abandonne à ses caprices, à ses humeurs ?
Certes, l’éternité annule tous les plaisirs terrestres, mais elle en fait autant des actions dites morales. L’homme ne peut remporter de victoires, d’ailleurs relatives, que si elles sont inscrites dans le temps ; face à l’éternité, il doit soit hurler, soit se taire.
Je ne pense pas qu’il y ait quelqu’un sur terre qui puisse apporter un argument écrasant contre l’épicurisme. Pour ceux qui vivent intensément, la brièveté de la vie justifie leur conduite. Pour la même raison, les autres veulent la transcender. Les premiers obtiennent un gain illusoire, les seconds l’illusion d’un gain.
Le moralisme, qui prône le triomphe du bien, est donc une grande illusion.
À considérer le monde dans la perspective de l’éternité, on finit par croire que tout est permis. S’il n’y a ni limites ni déterminations, pourquoi s’arrêterait-on à un certain point ? Je suis certain que la morale (dans l’acception courante) n’a de sens que pour celui qui vit dans des formes closes et dont le sentiment du temps est limité et positif.
Nier le temps signifie nier la vie. Or, ce qui définit l’ivresse de l’éternité, ivresse qui transfigure le caractère dionysiaque par l’extase métaphysique, c’est qu’elle a une perspective extérieure au temps et qu’elle le combat comme s’il constituait une réalité étrangère. Il n’est certes pas possible de se débarrasser intégralement de l’immanence temporelle, mais vivre dans le temps tout en le combattant est un paradoxe tragique de l’existence. Il est fort probable que la majorité des gens, intégrés naïvement dans l’existence et assujettis irrationnellement à la successivité temporelle, découvrent dans la vie un sens implicite. Mais, devant l’éternité, elle n’en a aucun. Il n’y a d’hommes impressionnants sur terre que ceux dont la plaie est perpétuellement ouverte et qui réalisent le paradoxe tragique d’accepter un monde inacceptable. Pourquoi acquièrent-ils tous la conscience de la fatalité ? Parce qu’ils établissent une connexion intime entre l’éternité et la fatalité.
L’implacable destin nous met en évidence seulement dans une perspective supérieure, qui estompe les formes variables et inconsistantes. Bien qu’il se déroule dans le temps, on ne peut le comprendre qu’en le transcendant. La conscience de la fatalité révèle un monde tourmenté, tendu, douloureux. Elle part notamment de cette constatation paradoxale : l’irrationalité du monde a sa logique, c’est-à-dire que le noyau irrationnel du monde a une productivité inéluctable et de fatales déterminations immanentes. Pour la philosophie, tel devrait être le point de départ des considérations sur la mort. Mais comprendra-t-elle que les problèmes de la mort, du destin, de l’éternité et d’autres du même genre sont plus importants que ceux de la déduction, de l’induction, etc. et plus intéressants que les paradoxes de la dialectique ?