Réflexions sur la misère
Certains aspects de la vie expriment une sentimentalité lyrique alors qu’on s’y attendrait le moins. La pensée cristallise un contenu qui ne peut pas dépasser ses limites et accepte fatalement la détermination, tandis que la révolte est comprimée dans des formes. La misère est l’un de ces aspects ; devant elle, la pensée devient muette, elle n’ose plus s’affirmer, elle perd tout élan. Évidemment, cette attitude est moins le propre de celui qui endure la misère que de celui qui essaie de la comprendre. Le processus de compréhension ne doit pas être interprété comme le résultat d’un souci purement objectif ou des paradoxes bizarres d’un quelconque esthétisme. Il exprime une profonde perplexité, à laquelle on ne trouve pas de solution. Devant la misère, l’esthétisme devient une forme de vie inadmissible. Cultiver l’esthétique pour elle-même, c’est négliger la structure complexe de la problématique de la vie, c’est passer superficiellement sur les antinomies élémentaires ou sur les irréductibilités qui caractérisent la nature qualitative et multiple de l’existence. La misère rend impossible une conception spectaculaire de la vie car, comme la douleur ou la maladie, elle exclut les possibilités d’objectivation, elle dépasse toutes les intentions dualistes, elle annule l’effort perspectiviste qui maintient une séparation permanente.
On a enveloppé l’esthétisme d’une illusoire aura aristocratique, mais il s’est révélé stérile et incompatible avec la compréhension de la vie. Sa fausse aristocratie est le fruit d’une stylisation qui, en accordant la primauté à l’élément formel, a écarté le noyau d’un contenu substantiel et concret.
La misère a détruit la croyance à la beauté, le culte de la beauté.
Lorsque Dostoïevski disait que la beauté sauverait le monde, il ne pensait pas au caractère formel d’un ordre harmonieux, mais à la pureté d’un contenu de vie.
À propos du moment historique actuel, notons que si l’on ne croit plus aux normes de la morale, cela est dû au phénomène de la misère autant qu’à des raisons d’ordre philosophique. L’ordre moral n’a de sens que pour celui qui est encadré organiquement dans la vie – biologique et sociale – et pour qui le flux irrationnel de l’existence peut avoir du charme. Tandis que la misère entraîne une désintégration de l’homme hors de la vie, une oscillation douloureuse et une instabilité permanente qui excluent la possibilité d’un cadre normal.
Ce qui est impressionnant dans la nature particulière de la misère, c’est qu’à son contact nous ne pensons pas à des mesures objectives d’ordre économique, mais au fait qu’elle est négligée par les hommes qui en connaissent l’existence et qui pourraient la combattre. Le même sentiment que devant des ruines : la mélancolie et les regrets ne sont pas engendrés par les décombres, mais par le fait que l’homme a abandonné ces murs, les a laissés crouler.
La pensée devient muette, incapable de comprendre la misère, parce que l’élément anthropologique occulte l’élément économique. Pour l’homme, la structure économique reste relativement extérieure ; elle se constitue lors d’un processus indépendant qui la fait relever de l’objectivité. L’irrationnel en matière économique n’a pas de fond subjectif. L’efficacité résulte du conditionnement qu’une force qui transcende l’homme, et dont il a besoin, impose à sa nature.
Lorsqu’on se penche sur la misère, on considère la structure économique dans sa transcendance, de sorte qu’on attribue presque toutes les responsabilités aux hommes.
L’expérience de la misère accrédite la thèse de la vanité des idéaux, de la nullité ou de l’insignifiance des valeurs, car elle creuse un fossé entre le monde de la vie concrète et la région idéale de l’esprit.
Ce dualisme rend la vie impossible parce qu’il n’est jugé valable que pour certains. Pour eux, la disharmonie intime est catastrophique.
La vie ordonnée et stabilisée est régie par des critères et des normes, par un système de validités. Tout est permis à celui qui vit dans la misère. Le système rigide qui fixe les limites des validités perd dans son cas toute consistance. C’est pourquoi le condamner représenterait un acte d’incompréhension.
Si le phénomène de la misère se présentait autrefois isolément, sans équivalents sur les différents plans de l’esprit, il est aujourd’hui accompagné d’un phénomène correspondant sur le plan culturel. Il se trouve que l’immense misère matérielle qui recouvre peu à peu le monde coïncide avec un processus de déchéance de la culture moderne. Il ne s’agit pas d’une antériorité qui permettrait d’établir des rapports de succession entre les diverses formes de la vie. La déchéance de la culture se serait pareillement produite sans la misère actuelle. Mais la correspondance de plans différents prête à l’effondrement un aspect beaucoup plus catastrophique que celui des précédents historiques. Le désabusement de l’homme d’aujourd’hui trouve son explication et sa justification dans ce complexe de conditions qui donne à notre époque une configuration toute particulière.
Il n’est pas inutile de mentionner l’influence de cette conjoncture sur les jeunes de notre époque. Le vieillissement précoce, le refus blasé des anciennes formes de la vie, l’incertitude, le pressentiment d’un bouleversement tragique, la gravité mélancolique, tout cela a remplacé la spontanéité naïve et l’élan vers l’irrationalité propres à la jeunesse authentique. Le problème social se posant tôt, l’individu est arraché du cadre habituel de la vie et jeté dans le tourbillon et le gouffre. Naguère, les jeunes ne se posaient même pas le problème social ; leur insistance à le faire aujourd’hui est un signe de vieillissement.
Wilhelm Dilthey disait un jour de Hegel qu’il faisait partie des gens qui n’ont jamais été jeunes. À Tübingen, ses condisciples l’appelaient der alte Mann(5). Si, dans son cas, l’explication de ce phénomène réside dans des particularités personnelles, il faut la chercher de nos jours dans une détermination générale, dans une structure collective. La culture la plus récente est le fait d’hommes qui n’ont jamais été jeunes. Pour eux, la misère est un facteur essentiel du vieillissement.
L’instabilité provoquée par la misère a pour effet la peur de l’avenir.
Il ne peut y avoir d’équilibre si on n’assume pas le présent. Déplacer sa conscience vers l’avenir annule le vécu naïf et toutes les chances d’équilibre.
Ce qui fait le malheur de l’homme d’aujourd’hui, c’est qu’il est incapable de vivre dans le présent.
L’avenir est un élément d’incertitude et, en outre, la misère actuelle le désintègre. Il n’y a pas de salut en vue pour l’homme d’aujourd’hui.