Éloge de la prophétie
Tous autant que nous sommes, nous devons bien nous mettre dans la tête, pour ne pas dire dans le sang, que notre époque est une époque de grandes missions, que nous devons vivre frénétiquement et nous réaliser dans la prophétie. Sur tous ks plans de la vie, notre ardeur doit embrasser les contenus de l’existence grâce à une participation originale, afin que nous vivions tout jusqu’à l’extase. La vie sociale doit être le banc d’essai de notre ardente sensibilité et nous devons déverser notre infini profond dans tout ce que la vie a d’extérieur. Dispersons nos énergies au-delà de la culture pour qu’elles s’élèvent comme happées par un tourbillon. Vivons tout avec passion pour que notre destin déchire comme un éclair les ténèbres du monde et les nôtres. Ayons pour but de devenir autre chose. N’acceptons la vie que pour de grandes négations ou de grandes affirmations. Si nous ne brûlons pas du désir d’accomplir notre mission, nous ne méritons ni de vivre ni de mourir. Je ne comprends pas comment il peut y avoir en ce monde des gens indifférents, comment il peut y avoir des âmes qui ne se tourmentent pas, des cœurs qui ne brûlent pas, des yeux qui ne pleurent pas. Il faudrait interdire les spectateurs et tous ceux qui font du recul une vertu. Aucune âme ne doit susciter notre enthousiasme, excepté celle qui se tourmente et qui n’a jamais oublié qu’elle vivait. Déclarons fausses toutes les vérités qui ne nous font pas mal et faux tous les principes qui ne nous embrasent pas. Que nos vérités deviennent des visions, et nos principes des prophéties ! Que notre verbe lance des éclairs et que nos arguments soient des flammes ! Pouvons-nous encore perdre notre temps à démontrer, à argumenter et à convaincre ?
Nous aimons notre prophétie – serait-ce parce qu’elle dévore le temps ?
Être conscient du temps et le dépasser d’un bond, vivre l’avenir dès aujourd’hui, voilà le sens de notre prophétie. Grâce à elle, nos désirs deviennent des présences et des réalités vivantes, et des visions brillent dans le trop-plein de l’actualité. Ne représente-t-elle pas une tentative d’abolir le temps, de vivre dans l’absolu ? Ceux qui ne connaissent pas les flammes dévorantes de l’esprit prophétique subissent la succession des instants et leur relativité, ils sont sceptiques et acceptent tout. Tandis que la prophétie nous permet d’enjamber le temps, de vivre l’instant dans sa direction absolue, dans ce qu’il devrait être et vers le but qu’il devrait poursuivre. Elle nous rend accessibles les dernières finalités si nous vivons violemment le moment. Nous devons aimer tout ce qui est prophétique pour la passion de l’absolu qu’il y a dans toute prophétie, pour la présence des grands achèvements dans les grands commencements. D’ailleurs, nos ardeurs prophétiques n’ont-elles pas été grandies par le pressentiment de la fin dans tout ce que nous avons vécu ? Dévorons le temps avec bestialité, pour que notre vie soit à chaque instant un commencement, une cime et un crépuscule. Puissent des visions éclatantes nous envahir et nous aveugler avec leur paroxysme lumineux, comme dans un élan mystique dont l’indétermination résulterait de notre soif d’absolu. Si nous ne brûlons pas du désir de l’absolu, d’une réalisation intégrale et d’une possession infinie, le temps nous dévorera irrémédiablement et notre vie sera perdue dans des instants aussi nombreux que le furent les lâchetés qui diminuèrent notre être. Vous avez tous connu trop peu de défaites puisque vous n’avez pas envie de grandes transformations, puisque vous ne souhaitez pas vivre dans l’absolu, puisque vous ne vous débattez pas à en éclater. Vous avez tous trop peu souffert, puisque vous n’êtes devenus que des sceptiques !
L’histoire et la vie vous ont piétinés et, dans votre débâcle, vous n’avez même pas eu le courage de hurler, de haïr, d’en finir, obsédés par une autre vie, ensorcelés par d’autres espérances, broyés par d’autres désespoirs.
Il faudrait fouetter jusqu’au sang tous ceux qui hésitent à vivre, qui ne se consument pas dans le satanisme du temps, il faudrait infliger le supplice à tous ceux qui attendent que le temps balaye leur bribe d’existence. Or, presque tous les hommes sont des bribes d’existence qui attendent leur liquidation. La valeur de la morale prophétique réside dans la volonté de se liquider soi-même en vivant aussi intensément que dans une extase. Toutes les prophéties reposent sur une conception dramatique de la vie dans le temps, sur un combat sans merci contre le temps et l’inertie de la vie temporelle. Le sentiment normal et médiocre de la temporalité ne peut conduire qu’à l’attentisme dans la vie, à une conception douillette en vertu de laquelle on se complaît dans les surprises des divers moments. Les gens attendent tout du temps, ils attendent que leurs idéaux soient atteints et que leurs espoirs se réalisent à l’avenir, que la mort vienne « en son temps ». Notre frénésie prophétique doit se déchaîner contre ce genre d’attitude. Et la conscience de notre mission doit s’intensifier grâce à une participation infinie à l’instant, grâce à la fureur exaltée de la vie, qui se veut pleine en dépit du néant temporel. Que notre messianisme soit pareil à un incendie calcinant tous les indifférents de ce monde, un incendie auquel ne puisse échapper aucun de ceux qui ne souffrent pas du désir des ultimes transfigurations ! Ayons notre feu intérieur pour obsession et élevons-nous sur ses flammes comme sur des ailes. Nos grandes missions nous protégeront contre la gangrène du temps, les instants se mueront en éternités et les éternités en instants. Atteignons, dans nos visions, des cimes d’une telle grandeur qu’elles stupéfient ceux qui végètent dans la contemplation et qu’elles les en arrachent, pour que la passion de l’absolu vienne remplacer leur indifférence. Car l’indifférence est un vrai crime contre la vie et la souffrance.
Que notre élan prophétique ait la force d’une tornade, qu’il soit contagieux comme une maladie et dévorant comme le feu ; ainsi nous deviendrons les maîtres de ce monde blotti dans la quiétude et dans l’ombre et, nous lançant dans une croisade universelle, nous serons les conquérants qui délivreront les lumières cachées par les ténèbres du monde et par les nôtres !
Munich, mai 1934