Des existences dramatiques
La vision classique nous a habitués à une image fermée et déterminée de l’homme, selon une perspective anthropologique dans laquelle il apparaît comme un être accompli, doué d’une rigoureuse continuité intérieure et d’un équilibre formel qui ne doivent pas être assimilés à l’image harmonieuse de l’homme naïf. À cause de son anachronisme, l’esprit classique (que nous devons combattre de toutes nos forces) s’intéresse uniquement à la cristallisation interne, à une virilité mal comprise et à un formalisme rigide et inexpressif. Pour ceux qui vivent toutes les antinomies et tous les paradoxes de l’esprit dramatique, que peut encore signifier l’esprit classique ? Rien. N’avons-nous pas pour mission de liquider définitivement toutes les formes classiques de l’esprit ? N’est-ce pas en nous que le dramatisme doit trouver une expression absolue ? Malgré notre nostalgie de la naïveté et du fond originel de l’être, malgré nos penchants telluriques et notre hostilité confuse envers l’esprit, malgré la lassitude que nous avons de la culture et le dégoût que nous inspire l’histoire, nous n’avons plus rien d’autre à faire que vivre sur les cimes tous les éléments de l’esprit dramatique, afin qu’éclatent en nous ses tensions, avec toutes leurs implications.
Il n’existe pas de phénomène dramatique qui n’ait pas à la base certaines antinomies immanentes. On comprendra facilement comment elles se développent dans la vie de l’homme si l’on pense que celui-ci est un être fragmentaire, fini et tourmenté, brisé dans son essence, en proie au dualisme exercé par les tendances divergentes de l’irrationalité vitale et de la conscience, souffrant d’une rupture interne et d’un déséquilibre organique dont l’anthropologie classique ne peut pas rendre compte. Comment pourrait-elle comprendre que la présence de l’homme dans l’univers n’est pas naturelle ? Comment pourrait-elle illustrer la condition si bizarre et particulière de l’homme dans le monde ? N’est-il pas intéressant de constater que les thèmes de l’anthropologie philosophique actuelle ont pris naissance dans les milieux irrationalistes et que l’ontologie contemporaine a cessé d’être formelle ? L’irrationalisme s’est toujours trouvé aux antipodes du classicisme.
Plus difficiles à expliquer, les antinomies de la vie, de la sphère biologique pure, avant l’apparition de l’homme. Bien qu’elles soient beaucoup moins sévères que les antinomies propres à l’homme, elles n’en ont pas moins une existence incontestable. Faut-il chercher l’origine de ces ébauches d’antinomies dans le fait que la consistance de la vie est moins rigide que celle du monde inorganique ?
Les incertitudes et l’instabilité de la vie sont certes des conditions sine qua non de l’apparition du phénomène dramatique dans la structure du vital. Elles ne suffisent cependant pas pour expliquer sa présence dans le domaine biologique.
Chez l’homme, l’expérience dramatique a une telle intensité qu’on peut parler, à certaines époques, d’une hypertrophie du sens des antinomies, qui sont vécues avec une intensité excessive. Il en est ainsi de nos jours, et cela est valable pour nous tous. L’homme contemporain est un être qui a perdu sa naïveté. N’est-ce pas la raison pour laquelle il y a aujourd’hui tant d’existences dramatiques ? Et pas seulement chez les intellectuels : dans toutes les catégories. Ce phénomène est devenu tellement fréquent qu’on peut se demander si la naïveté n’est pas désormais un bien irrémédiablement perdu. Je ressens une volupté amère à vivre à une époque où le mot bonheur n’a plus aucun sens, parce qu’il suggère une double impossibilité : matérielle, mais aussi et surtout conceptuelle. Car nous ne pouvons même plus le concevoir, brûlés et calcinés comme nous le sommes dans le brasier des antinomies. La vie est devenue, en nous, une contradiction absolue.
Les seuls gens intéressants sont ceux qui ne peuvent pas croire à ce qu’ils font, ceux pour lesquels il est impossible de participer d’une manière essentielle, organique, à leur travail, à leur profession. J’aime les naïfs et les enthousiastes, et je le dis pour qu’on s’intéresse enfin comme il se doit à ces êtres à l’existence dramatique, qui doutent sans cesse de leur mission et pour qui la contradiction est devenue le seul moyen de mettre un terme à leurs incertitudes.