Le crime des vieillards

L’idée sinistre d’exclure Mircea Eliade de l’Université, sous prétexte de pornographie, n’est certes pas révélatrice pour le niveau de ce pays, mais elle dévoile le degré d’imbécillité d’une génération dont nous avons appris seulement comment nous ne devons pas être.

Mircea Eliade a engagé il y a dix ans le combat contre les vieillards. Ils ont attendu longtemps en se taisant. Ils savaient bien que le jour de la vengeance finirait par venir.

Le communiqué publié par le ministère de l’Éducation nationale est monstrueux et criminel. Mircea Eliade renvoyé de l’Université pour immoralité ? Réflexion faite, il se pourrait que le ministère ait raison. Car n’est-il pas immoral d’avoir écrit quinze livres à trente ans ? N’est-il pas immoral de travailler jusqu’à l’aube sans pouvoir payer son loyer ? D’avoir écrit quelques milliers d’articles et d’être plus abandonné qu’un anonyme ? À quoi servirait le ministère de l’Éducation nationale s’il ne sanctionnait pas le zèle au travail, s’il ne punissait pas le génie, s’il ne pourchassait pas l’enthousiasme ?

L’activité incroyablement riche de Mircea Eliade devait être bafouée, ses livres devaient être mis à l’index et leur auteur banni des milieux professoraux. Comment un pauvre assistant non titularisé ose-t-il troubler, par son ardeur et son inspiration, la somnolence douillette, les illusions et la suffisance de gens qui simulent la vie ?

Le gouffre qui sépare les jeunes des vieux a atteint en Roumanie des profondeurs insondables. Quoi que nous fassions, nous nous heurtons à l’indifférence, à la haine ou à la méfiance de la dictature du rhumatisme. Aussi longtemps que l’ancienne génération pourra encore respirer, aussi longtemps que son intolérance se nourrira de notre passivité, nous serons irrémédiablement condamnés au ratage. Il n’y aura pas de salut sans une Saint-Barthélemy chez certains vieillards. Quant au jeune homme qui manifeste la moindre compréhension pour leur « vie », il se décerne un certificat définitif d’anachronisme et d’impuissance congénitale. C’est seulement en les haïssant que nous prouvons que nous vivons.

Notre intérêt nous commande d’accélérer leur agonie et notre pitié de ne pas les condamner à vivoter davantage.

Dans tous les pays ayant un destin ils ont été relégués sur une voie de garage, tandis qu’ici leur sommeil se traîne encore dans notre effervescence, leur décrépitude et leurs vices offensent encore notre élan. Cette Grande Roumanie(19) est née de rien : ils n’y ont contribué en rien, parasites d’une gloire qu’ils n’ont pas méritée.

Nous n’avons devant nous que des cadavres qui parlent d’« idéaux ».

Les manigances des vieillards en vue d’étouffer toute affirmation de la jeunesse ont pris des proportions écœurantes. Un peuple qui refuse son avenir, qui se punit lui-même. Une nation inconsciente, qui n’a pas eu jusqu’ici le courage de vivre et qui fait tout son possible pour rester fidèle à son misérable sort marginal. Si un prophète maudit m’assurait que nous continuerons tous à piétiner aux côtés des vieillards, je m’expatrierais, tenant alors l’exil pour une volupté obligatoire.

Mircea Eliade représente l’orientation spirituelle, l’aspect suprapolitique de la jeune génération. Étant donné qu’on le considérait à cet égard comme un chef, sa mise à l’écart acquiert un caractère symbolique. Lorsqu’il s’agit de l’esprit, on ne peut « supprimer » qu’individuellement. Ce serait trop facile s’il pouvait exister une « organisation » de penseurs ! Ainsi, on isole moralement le leader. D’un homme naïf, pur, timide, respectueux jusqu’à l’humilité, on fait un immoral et un pornographe. Mircea Eliade a des irresponsabilités enfantines, des candeurs divines, il est d’un altruisme déconcertant. En outre, je n’ai rencontré chez personne d’autre une pareille « joie du livre », une pareille curiosité intellectuelle, qui frise le pathologique. Ce qui est « corsé » dans sa littérature est le fruit d’une détente ou d’une compensation et non d’un goût de la vulgarité ; c’est, chez une âme mystique, la pureté lasse d’être infinie. La vulgarité en tant qu’expression d’une appétence instinctive, d’une tare innée, est une chose ; elle en est une autre en tant que volupté de la dégradation, que passion pour la vie immédiate. Vulgaires, les malfaiteurs comme les poètes ; mais les uns par bestialité et les autres par délicatesse. Il ne s’agit pas là de nuances, il s’agit de catastrophes.

L’auteur du formidable Yoga, livre apprécié par les spécialistes étrangers, n’aurait même pas le droit en Roumanie d’être assistant non titularisé ? Voilà ce qui s’appelle immoralité. La culture roumaine souffrirait-elle d’un vice fatal ? Le public ignore que Mircea Eliade écrit des romans pour avoir de quoi vivre : il est en effet difficile d’imaginer un pays où les savants doivent faire de la littérature pour ne pas mourir de faim. Dans les Balkans, seuls les salauds et les dingues ont de la chance. Il n’est pas facile de naître exilé…

Mais voici que le problème se complique. Mircea Eliade est le seul orientaliste roumain. Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’il y a, dans tout un pays, une seule personne capable de circuler dans l’autre moitié de la culture humaine. Nous en sommes indisposés ? Oui, parce que pour nos cervelles nationales l’Europe elle-même est de trop. Alors, punissons ses indiscrétions scientifiques et expédions-le hors de nos frontières.

Je tiens trop à Mircea Eliade pour envier sa défaite. Nous ne vivons pas seulement notre vie, mais également notre biographie. Je veux dire que, dans notre existence quotidienne, aucune défaite n’est agréable. Mais, envisagée comme un détail biographique dans la perspective générale de notre vie, elle est un délice et une consolation. De quoi tirons-nous fierté si ce n’est des incompréhensions que nous suscitons ? Prendre ses distances avec le monde, telle est la source de toutes les victoires et de toutes les chutes. L’homme ayant un grand destin sera vraiment inconsolable s’il est compris. Le mépris des mortels est un hommage rendu à l’esprit. Cela veut-il dire que nous ne devons pas réagir ? Au contraire. Nous devons nous battre de toutes nos forces pour être encore plus incompris. Rejeter le monde, voilà l’objectif final de l’esprit. Mais il y a aussi un rejet au sein de ce monde. Une frénésie due au dégoût, à l’enthousiasme et à la passion. Elle nous incite à chercher des ennemis partout et à ne nous intéresser à aucun.

Solitude et destin
cover.xhtml
book_0000.xhtml
book_0001.xhtml
book_0002.xhtml
book_0003.xhtml
book_0004.xhtml
book_0005.xhtml
book_0006.xhtml
book_0007.xhtml
book_0008.xhtml
book_0009.xhtml
book_0010.xhtml
book_0011.xhtml
book_0012.xhtml
book_0013.xhtml
book_0014.xhtml
book_0015.xhtml
book_0016.xhtml
book_0017.xhtml
book_0018.xhtml
book_0019.xhtml
book_0020.xhtml
book_0021.xhtml
book_0022.xhtml
book_0023.xhtml
book_0024.xhtml
book_0025.xhtml
book_0026.xhtml
book_0027.xhtml
book_0028.xhtml
book_0029.xhtml
book_0030.xhtml
book_0031.xhtml
book_0032.xhtml
book_0033.xhtml
book_0034.xhtml
book_0035.xhtml
book_0036.xhtml
book_0037.xhtml
book_0038.xhtml
book_0039.xhtml
book_0040.xhtml
book_0041.xhtml
book_0042.xhtml
book_0043.xhtml
book_0044.xhtml
book_0045.xhtml
book_0046.xhtml
book_0047.xhtml
book_0048.xhtml
book_0049.xhtml
book_0050.xhtml
book_0051.xhtml
book_0052.xhtml
book_0053.xhtml
book_0054.xhtml
book_0055.xhtml
book_0056.xhtml
book_0057.xhtml
book_0058.xhtml
book_0059.xhtml
book_0060.xhtml
book_0061.xhtml
book_0062.xhtml
book_0063.xhtml
book_0064.xhtml
book_0065.xhtml
book_0066.xhtml
book_0067.xhtml
book_0068.xhtml
book_0069.xhtml
book_0070.xhtml
book_0071.xhtml
book_0072.xhtml
book_0073.xhtml
book_0074.xhtml
book_0075.xhtml
book_0076.xhtml
book_0077.xhtml
book_0078.xhtml
book_0079.xhtml
book_0080.xhtml
book_0081.xhtml
book_0082.xhtml
book_0083.xhtml
book_0084.xhtml
book_0085.xhtml
book_0086.xhtml
book_0087.xhtml
book_0088.xhtml
book_0089.xhtml
book_0090.xhtml
book_0091.xhtml
book_0092.xhtml
book_0093.xhtml
book_0094.xhtml
book_0095.xhtml
book_0096.xhtml
book_0097.xhtml
book_0098.xhtml
book_0099.xhtml
book_0100.xhtml