Les limites de la mobilité intérieure
Je ne développerai pas ici le thème, désormais banal, du dualisme vie et forme ; j’essaierai de montrer que dans cette problématique, et surtout dans la façon dont elle est vécue par les jeunes d’aujourd’hui, il est devenu presque impossible de distinguer le dilettantisme du dramatisme. Au nom de la conception d’un flux irrationnel de la vie, d’une mobilité insurmontable, d’un essor organique dans l’impérialisme duquel tout est fluidité et inconsistance, certains ont cru pouvoir faire n’importe quoi, vraiment n’importe quoi. Ils soutiennent aujourd’hui une idée pour la réfuter demain ; une attitude les ravit, qui les écœurera quelques heures plus tard.
Il y en a beaucoup qui croient liquider telle ou telle théorie sans s’apercevoir qu’ils se liquident eux-mêmes, qu’ils deviennent des ruines vides et irréparables, ou de simples masques souvent grotesques. Il est plus qu’immoral de bafouer ses expériences passées, de mépriser ce qui constituait jadis ou naguère son propre absolu subjectif, son propre sens immanent. La source d’une pareille superficialité ne peut résider que dans l’absence d’une joie profonde ou d’une grande douleur. Car ceux qui ont connu des joies ou des douleurs intenses ne sauraient bafouer leurs anciens contenus, les formes de vie par lesquelles ils sont passés. Ceux qu’irrite leur évolution personnelle prouvent seulement qu’ils ont flotté dans le vague de la vie ou qu’ils ont vécu en marge du flux vital. Les contenus vitaux authentiques n’ennuient ni n’exaspèrent jamais car, étant vécus intensément, jusqu’à l’épuisement, soit ils s’ajoutent aux autres éléments constitutifs de la subjectivité, qui les incorpore de manière organique et non réfléchie, soit ils deviennent extérieurs et sont liquidés, et alors leur autonomie de schémas morts les éloigne définitivement du centre de notre être. Cependant, cette intériorisation ou cette extériorisation totales ne peuvent être réalisées qu’au moment où l’on vit personnellement certains contenus jusqu’à la dernière limite, jusqu’à l’ultime résistance, jusqu’à ce qu’ils perdent leurs virtualités et leur fécondité. Alors, ils ne nous gênent plus, ils ne nous irritent plus et nous n’éprouvons plus le besoin d’attaquer aujourd’hui ce que nous prônions hier.
Vécue avec une lucidité marginale et stérile, la mobilité intérieure est repoussante. Je trouve qu’il est révoltant et dégradant de se rendre compte à chaque instant de son évolution personnelle, d’être conscient à chaque pas de ses courbes et de ses arabesques intimes, des épreuves et des dangers à venir. Le provisoire étonnant et honteux et l’inconsistance ridicule entretiennent en permanence une crainte superficielle de l’instabilité du moi.
Il y a tellement de dilettantisme dans l’expérience et la vision de cette mobilité que je suis tout à fait incapable d’en saisir le tragique. D’ailleurs, comment individualiser le tragique dans ce jeu où quelqu’un parle un jour d’un nouveau classicisme, d’un nouvel équilibre et condamne l’excès et la barbarie, puis, la semaine suivante, se déclare mécontent de toutes les formes et réclame quelque chose de brutal, de violent, de barbare ? Comment croire au dramatisme d’un individu qui raye d’un trait de plume toute son actualité psychique ? Si vous êtes un pur impressionniste, si vous n’obéissez qu’aux impulsions et aux suggestions du moment, pourquoi faites-vous l’apologie d’un nouveau classicisme, pourquoi exigez-vous du style, alors que la vie ne revêt aucune forme en vous ?
Je commence à trouver suspects bon nombre de nos jeunes.
Leur mobilité ne me semble pas assez profonde, pas assez organique. Ils ont perdu ma confiance parce qu’ils n’ont pas le courage d’avouer, lucidement et anxieusement, qu’ils pataugent dans la confusion et le chaos. Je ne sais quel paradoxe les transforme en apologètes du classicisme, alors même qu’ils affirment ne s’intéresser à rien ou presque. Je les admirerais si je surprenais dans leur mobilité une flagellation, un tourment de la chair ou une torture de l’esprit, si je décelais dans leurs incertitudes un masochisme transfiguré les conduisant à la volupté perverse d’attaquer ce qu’ils aiment, de piétiner les fleurs de leur amour, pour que sur le remords de leur infamie croissent d’autres voluptés, plus pures, plus nobles. Leur mobilité est dénuée de profondeur parce qu’elle se borne à multiplier les contenus, parce qu’elle est seulement extensive. Ils veulent faire un maximum d’expériences en un minimum de temps, pour ne pas tomber dans la banalité. Il s’agit là d’une mobilité qui esthétise le tragique, la souffrance et les incertitudes, qui les savoure et les cultive pour les séductions éphémères des apparences.
Comment la mobilité intérieure pourrait-elle, dans ces conditions, avoir des limites ?
Je ne conçois la mobilité et le dynamisme qu’à propos de problèmes et de vécus centraux, qui ne peuvent pas être liquidés aisément, parce qu’ils dérivent d’une immanence et d’une substantialité intérieures. Les limites de la mobilité se situent dans l’essence et l’irréductibilité de ces thèmes, auxquels nous devons participer totalement. C’est une modalité qualitative, qui se rapporte presque uniquement à l’intensité, à l’absolu du vécu en tant que tel. Pour cette raison, j’apprécie infiniment plus l’homme qui a vécu l’absolu de l’amour ou du désespoir que celui qui a parcouru en aventurier les domaines de la vie. Je n’ai que mépris pour les voyageurs de l’esprit, qui ne peuvent vivre qu’en spatialisant, pour tous ceux qui n’ont pas dépassé une appréhension géographique de la vie et de l’esprit. Je ne trouve rien de plus détestable que la modalité purement extérieure, assimilable à un impérialisme. En comparaison, le chaos intérieur se révèle plein de valeur et de fécondité.
Car il nous faudra bien avouer explicitement notre chaos intérieur et accepter totalement, si ce n’est définitivement, nos contradictions, sans nous réfugier lâchement dans un classicisme pour lequel nous n’avons pas de vocation. Et si nous ne préconisons pas un nouveau classicisme, c’est parce que nous avons le courage d’assumer notre folie.
Je suis le premier à déclarer que je suis un étourdi, un type chaotique et brouillon qui, s’il ne sait pas ce qu’il veut, le saura probablement un jour. Mais je ne cours pas les compromis, je ne recommande pas l’équilibre et je n’admire pas les formes. Écartelé entre le besoin de naïveté et la volupté du désespoir, de quel droit pourrais-je parler d’équilibre ? L’heure de la sincérité absolue n’a-t-elle pas sonné, l’heure de la sincérité qui ne redoute pas le chaos et l’incertitude et qui comprend, au contraire, qu’on ne peut s’en débarrasser qu’après les avoir vécus au paroxysme ? Si je vois des limites à l’extension de la mobilité intérieure, je n’en vois aucune à l’intensité, à l’ardeur de vivre. Mais les aventuriers de l’esprit ne comprendront rien à cette infinité intérieure.