Le problème de chaque instant
Qu’est-ce qui pourrait faire de la vie autre chose qu’une série d’occasions manquées ? Je pose la question moins pour y donner une réponse que pour exprimer un sentiment. Il s’agit d’un phénomène lors duquel la vie est sauvée et actualisée totalement à chaque moment ; le vivre intégralement réclame un processus d’élaboration intime accessible à très peu de personnes.
Vous devez pour ce faire manifester votre présence à vous-même. C’est ainsi seulement que vous ne passerez pas à côté de la vie. À chaque instant, tout doit palpiter en vous, se concentrer dans une actualité vivante, dans une synthèse organique d’un niveau élevé et ayant un élan irrépressible. Problèmes et idées, expériences et obsessions n’ont de valeur que s’ils sont pensés et vécus à chaque moment. Ils inventent, tous ceux qui parlent de tragédie à certaines heures d’incertitude, de même qu’inventent tous ceux qui ne vivent pas sans interruption, comme si un destin se brisait à chaque instant. La seule garantie de l’organicité d’une pensée est la présence permanente qui maintient la vie dans une tension extrêmement féconde.
Parfois, à cause d’un souci qui ne vous laisse aucun répit, la vie vous dégoûte, la culture vous ennuie, vous désirez ne plus être un homme, et pourtant la vie cesse alors d’être médiocre, elle devient une réalité caractérisée par un rythme, une actualité et une vibration intenses. Vous n’en viendrez à haïr votre humanité que si vous ressentez tous les gestes que vous faites, tout l’arbitraire et toutes les surprises agréables ou désagréables, tout ce qui intensifie le phénomène de votre individuation jusqu’à un paroxysme de l’être vous faisant éprouver organiquement une sensation d’isolement, que si vous les ressentez à chaque instant comme des expressions fatales de votre humanité, c’est-à-dire d’une condition et d’une forme d’existence particulières au sein de l’existence générale. Si l’on a sans cesse le sentiment de la spécificité du destin de l’homme dans le monde, des caractères qui différencient son existence des autres et font qu’il est seul et abandonné, on finit par ne plus pouvoir supporter la condition humaine, car il est exaspérant d’avoir conscience en permanence de la tragédie qu’il y a à être un homme. Être ou ne pas être un homme, voilà un problème bien ancien posé en termes modernes.
Lorsqu’on se rend compte que chacun effectue les trois quarts de ses actions uniquement parce qu’il est un homme, que s’il était n’importe quelle autre forme d’existence il ne les effectuerait pas, on s’irrite tellement qu’on voudrait être n’importe quoi, sauf un homme. Et, si l’on ne veut plus être un homme, c’est qu’on a placé dans l’actualité de l’instant, de manière obsédante et persistante, cette condition particulière pour laquelle on n’est plus apte, à laquelle on ne peut plus participer. Seules subsistent les révélations qui se vérifient et se consolident à chaque instant. La vie serait un sommeil ou une réalité essentiellement médiocre si elle n’était pas sauvée par des individus sans cesse confrontés à une pensée, consumés par un sentiment, livrés à un essor ou à un effondrement. Une chute dramatique à partir d’un niveau supérieur de la vie révèle le phénomène vital davantage qu’une lente extinction dans un équilibre plat. Peu importe combien de temps on vit, ce qui compte, c’est combien de soi on a investi dans chaque instant. De moi, de nous tous, il ne subsistera même pas un peu de poussière, et c’est tant pis pour ce monde. Le problème devient brûlant seulement à partir du moment où l’on constate tout cela et où l’on vit quand même, où l’on ne renonce pas bien qu’on n’ait rien à objecter au renoncement, où l’on a assez de folie en soi pour ne pas être rendu complètement fou par cette absurdité qu’est le fait de vivre, mais que nous devons avoir le courage d’assumer pour jouir de l’admirable et en même temps torturante révélation de l’irrationalité de la vie. Celui qui n’a pas été obsédé par cette irrationalité ne comprendra jamais qu’il puisse exister des hommes qui découvrent à chaque pas dans le noyau de la vie les signes d’un irrationnel immanent et essentiel, qui éprouvent une volupté perverse à voir dans toutes les manifestations de la vie les révélations d’une productivité obscure enfantant des formes sans finalité, avec une sorte d’élan n’ayant d’autre raison d’être que sa propre tension. Il n’y a là rien d’une réflexion froide et objective, d’une analyse détachée et transcendante ; il s’agit au contraire d’une compréhension et d’une participation affectives, que la révélation de l’irrationnel fait vibrer avec une grande sensibilité. Alors, on est conscient à chaque instant de la présence immanente de l’irrationnel, on réalise un vécu inaccessible aux schémas et aux simplifications logiques. D’ailleurs, tous les grands états sont un mélange de sublime et de grotesque, de caricature et de monumentalité. C’est pourquoi ils ne peuvent être exprimés que par des symboles dont l’étrangeté indigne le vulgum pecus parce qu’il ne peut pas comprendre par quelles tensions extrêmes il a fallu passer pour les imaginer. Un homme a écrit un jour, pour crier son sentiment de l’ultime abandon : « Je me sens pareil à une bête de l’Apocalypse. » Il n’y a en effet pas de meilleure image, pour rendre ce sentiment, que celle d’une bête de la fin du monde évoluant dans les espaces, enveloppée d’une troublante lumière crépusculaire, trébuchant et se contorsionnant sans autre espoir que celui de la fin, hallucinée, terrifiée, poursuivie par des apparitions fantomatiques, la figure crispée comme on l’a parfois au bout d’une nuit d’insomnie, prisonnière de la grotesque complexité que seule une extase apocalyptique peut provoquer. Des symboles burlesques, criminels, sublimes et purs objectivent dans leur étrange confusion toute l’incertitude des états suprêmes, des états d’hallucination métaphysique, les seuls qui ne peuvent pas devenir des problèmes de tous les instants, parce que personne n’a assez de résistance nerveuse et de capacité organique pour les supporter constamment. Ils font éruption à certains intervalles, comme des volcans de notre être.
Tous les autres états n’ont de justification que s’ils se maintiennent en permanence dans l’actualité de l’être. C’est la seule preuve qu’ils sont intégrés en lui de manière vivante, féconde, productive. Si l’on m’objecte qu’il est impossible de vivre totalement dans l’instant en raison de son insuffisance dans la série temporelle, de son caractère éphémère, je répondrai qu’on peut accéder à la supra-temporalité justement en vivant au paroxysme dans l’instant. Vivre le moment dans une tension exaspérée, dans la folie de la réalisation, avec un contenu intense et débordant, en s’assimilant parfaitement à l’état considéré, signifie monter dans une sphère où le passage et la succession ne prouvent plus rien, n’ont plus de signification. Le fait que je devienne objectivement le prisonnier d’autres états, qui confèrent un sens quelconque aux moments en question, n’affecte nullement le sentiment du définitif et de l’absolu qui naît quand on vit l’instant d’une façon tendue et exaspérée. Seuls comptent la conscience subjective, le sentiment d’une présence totale et la sensation d’une invasion psychique, dont la dilatation dans votre être vous donne l’illusion agréable de l’éternité, même si vous êtes à ces instants-là en proie à des états négatifs. Lorsque votre passion est illimitée et votre désespoir incessant, vous aurez nécessairement le pressentiment de l’éternité. La mort seule nous donne la véritable éternité. Mais pourquoi cela devrait-il nous faire renoncer aux illusions d’éternité offertes par la vie ?