1Pendant huit ans, les flammes ont hanté mes rêves. Des arbres s’embrasaient alors que je passais près d’eux. Des océans brûlaient. Une fumée à la saveur sucrée se déposait sur mes cheveux de dormeuse et, à mon lever, son parfum, pareil à un nuage, s’envolait de mon oreiller. Pourtant, dès l’instant où mon matelas prit feu, je m’éveillai en sursaut. La forte odeur chimique n’avait rien à voir avec celle, vaguement sirupeuse, de mes songes ; elles étaient aussi distinctes que le jasmin indien, attachement, et le jasmin de Caroline, séparation. Il n’y avait pas à s’y tromper.
Debout au milieu de la pièce, je ne tardai pas à repérer l’origine de l’incendie. Des allumettes, dressées en un rang serré au pied de mon lit, s’allumaient les unes après les autres, flamboyante palissade miniature à la bordure du matelas. Saisie d’une terreur sans commune mesure avec la taille des flammes, l’espace d’un instant, j’eus à nouveau dix ans, et mon cœur se gonfla de ce même désespoir mêlé d’espérance que j’avais alors éprouvé pour la première et la dernière fois.
Sauf que le matelas nu, en matière synthétique, ne s’enflamma pas aussi bien que les chardons de cette fin d’octobre-là. Le feu ne tarda pas à s’éteindre de lui-même.
C’était le jour de mes dix-huit ans.
Dans la pièce commune, les filles, nerveuses, assises en rang d’oignons sur le canapé affaissé, commencèrent par m’inspecter de haut en bas, puis fixèrent mes pieds nus, que les flammes n’avaient pas touchés. L’une semblait soulagée, une autre déçue. Si j’étais restée une semaine de plus, je me serais souvenue de chacune de leurs expressions, et me serais vengée en glissant des clous rouillés dans leurs semelles ou de petits cailloux dans leurs bols de chili. Une nuit, pour un crime bien moins grave, j’avais approché l’extrémité chauffée à blanc d’un cintre en métal de l’épaule d’une pensionnaire endormie.
Mais cette fois, dans une heure, je serais partie. Les filles le savaient. Tout le monde le savait.
Celle assise au centre se leva. Jeune – quinze ou seize ans tout au plus. Je n’en avais pas souvent vu d’aussi jolie : elle avait le dos droit, la peau saine et des vêtements neufs. Alors que je la regardais traverser la pièce, sa façon de marcher, bras fléchis, coudes au corps, agressive, me parut soudain familière. Même si elle était nouvelle, ce n’était pas une inconnue. J’avais déjà cohabité avec cette fille, dans les années post-Elizabeth, alors que ma colère et ma violence étaient à leur summum.
Arrivée à quelques centimètres de moi, elle se figea en levant le menton dans l’espace qui nous séparait.
— Le feu, dit-elle posément, c’était de notre part à toutes. Joyeux anniversaire !
Derrière elle, les autres se tortillèrent sur le canapé. Une capuche se rabattit sur une tête, une couverture sur des épaules. La lumière matinale tremblota sur une rangée de paupières baissées et tout d’un coup, elles eurent l’air très jeunes, comme prises au piège. La seule solution pour sortir d’un foyer d’accueil tel que celui-ci, c’était de s’en échapper, d’atteindre sa majorité ou d’être internée dans un asile psychiatrique. Les enfants de plus de quatorze ans n’étaient jamais adoptés et ils ne rentraient que rarement, voire jamais, chez eux. Ces filles savaient ce qui les attendait. Dans leurs yeux était tapie la peur : peur de moi, des autres pensionnaires, de cette vie qu’elles avaient méritée ou qui leur avait été imposée. Soudain, contre toute attente, une vague de pitié me submergea. Je partais ! J’étais libre ! Alors qu’elles restaient coincées là.
Je m’élançai vers la sortie, mais la nouvelle esquissa un pas de côté pour me barrer la route.
— Dégage ! aboyai-je.
L’employée de nuit passa la tête par la porte de la cuisine. Elle n’avait, à mon avis, même pas vingt ans et je lui inspirais plus de terreur qu’à aucune des filles présentes dans la pièce.
— S’il te plaît, bredouilla-t-elle d’une voix suppliante. C’est son dernier jour. Laisse-la tranquille.
J’attendis, prête à me défendre, tandis que la fille devant moi rentrait le ventre et serrait les poings. Lorsque, au bout d’un moment, elle se détourna avec dégoût, je me contentai de la contourner pour franchir le seuil.
Il me restait une heure avant que Meredith vienne me chercher. Je sortis par la porte principale. C’était un de ces matins brumeux de San Francisco. Sous mes pieds nus, le sol du porche en ciment était frais. Je marquai une halte. Moi qui avais prévu de riposter par des propos cinglants et haineux, j’étais tout étonnée par mon envie de leur pardonner. A dix-huit ans, d’un seul coup, c’était fini pour moi et je devenais capable de tendresse à leur égard. Avant de partir, j’aurais voulu trouver les mots pour combattre la peur dans leurs yeux.
Je descendis Fell Street avant de bifurquer sur Market. Je ralentis le pas en abordant le carrefour toujours encombré, hésitante sur la direction à prendre. Un jour comme les autres, j’aurais été cueillir des fleurs dans les parterres de Duboce Park, ou arracher les mauvaises herbes du terrain vague au coin de Page et Buchanan, ou bien voler des herbes aromatiques au marché du quartier. Cela faisait presque dix ans que je consacrais tout mon temps libre à mémoriser la signification et la description scientifique de chaque fleur, mais je n’avais jamais mis à profit mes connaissances. J’utilisais toujours les mêmes : un bouquet de soucis, chagrin ; un seau de chardons, misanthropie ; une pincée de basilic séché, haine. A de rares occasions, j’exprimais d’autres émotions : une poche pleine d’œillets rouges pour la juge lorsque j’avais compris que je ne retournerais jamais au vignoble, et des pivoines pour Meredith, aussi souvent que possible. A présent, je me mis en quête d’un fleuriste sur Market Street et compulsai le dictionnaire virtuel que je gardais dans un coin de ma cervelle.
Un peu plus loin, je m’arrêtai devant un magasin de spiritueux, où, au-dessous des fenêtres grillagées, des fleurs enveloppées de papier étaient en train de se faner dans des seaux. Il n’y avait là que des bouquets mélangés, aux significations contradictoires, et très peu d’unis : des roses standards rouges et roses, quelques œillets panachés et, compressée dans un cône de papier, une botte de dahlias violets. Dignité. Voilà ce que je cherchais ! C’était ça le message que je voulais leur faire passer. Tournant le dos au miroir d’angle au-dessus de la porte, je fourrai les fleurs sous mon manteau et détalai.
J’étais à bout de souffle lorsque j’atteignis le foyer. La pièce commune était vide. J’y déballai les dahlias. Des soleils de feu d’artifice, des boules parfaites hérissées de pétales violets à pointes blanches qui se déroulaient à partir d’un centre semblable à une petite bille dure. Je coupai l’élastique avec mes dents afin de séparer les tiges. Les filles ne comprendraient sûrement pas la signification des dahlias (d’ailleurs assez ambiguë). Et pourtant je ressentis un sentiment inhabituel de légèreté alors que j’arpentais le long couloir, glissant une fleur sous la porte fermée de chaque chambre.
Je tendis ce qui restait à la jeune femme qui travaillait de nuit. Debout à la fenêtre de la cuisine, elle attendait la relève.
— Merci, me dit-elle, confuse.
Elle fit rouler les tiges entre les paumes de ses mains.
Meredith arriva, conformément à ce qu’elle m’avait dit, à dix heures tapantes. J’attendais sous le porche, une boîte en carton sur les genoux. En dix-huit ans, j’avais surtout accumulé des livres : Le Dictionnaire des fleurs et Le Guide des fleurs sauvages de Peterson, qu’Elizabeth m’avait fait parvenir un mois après mon départ ; des manuels de botanique provenant des bibliothèques de diverses villes de l’East Bay ; et de minces recueils de poésie victorienne en format poche dérobés par mes soins dans de discrètes petites librairies. Et par-dessus tout cela, un tas de vêtements pliés, des affaires trouvées ou volées, dont en fait seul un petit nombre s’avérait à ma taille. Meredith devait me conduire à la Gathering House, un foyer de transit situé dans le quartier de San Francisco appelé « l’Outer Sunset », en bord de mer. Je figurais sur sa liste d’attente depuis mes dix ans.
— Joyeux anniversaire ! claironna Meredith alors que je plaçais mon carton sur le siège arrière de sa voiture de fonction.
Je m’abstins de lui répondre. Nous savions aussi bien l’une que l’autre combien la date était incertaine. Mon premier dossier, celui déposé au tribunal pour le jugement d’abandon, me donnait environ trois semaines. Le jour et le lieu de ma naissance demeuraient inconnus, au même titre que mes parents biologiques. Le 1er août avait été choisi dans le seul but de déterminer l’échéance de ma majorité, et non pour célébrer l’événement.
Je m’affalai dans le siège du passager et fermai la portière, m’attendant à ce qu’elle démarre. Elle tapota le volant de ses faux ongles. Je bouclai ma ceinture. La voiture ne bougeait toujours pas. Je me tournai vers Meredith. Comme je ne m’étais pas habillée, je remontai mes genoux contre ma poitrine et rentrai les pieds sous ma veste de pyjama. Les yeux au plafond, je guettai le moment où elle allait parler.
— Alors, tu es prête ? me demanda-t-elle.
Je répondis par un haussement d’épaules.
— Ça y est, tu sais, continua-t-elle. C’est maintenant que ta vie commence. A partir d’aujourd’hui, tu ne pourras plus t’en prendre qu’à toi-même.
Meredith Combs, l’assistante sociale responsable de mon placement dans la kyrielle de familles d’accueil qui m’avaient rejetée, cherchait à me culpabiliser.