11Maman Ruby revint le samedi, comme elle l’avait promis. Elle s’assit par terre devant la chambre bleue. Je détournai la tête. Le poids de ma faute me tourmentait. Maman Ruby avait sûrement tout deviné. Une femme qui prenait le chemin d’un domicile où une malheureuse était en train d’accoucher avant même d’être appelée à son chevet devait pressentir quand un bébé était en danger. Je m’attendais à subir ses reproches.
— Passe-moi ta fille, Victoria, me dit-elle, confirmant mes craintes. Allons, passe-la-moi.
Je glissai mon auriculaire entre mon mamelon et les gencives du bébé, comme elle me l’avait appris. Les lèvres cessèrent leur mouvement de succion. Je les frottai doucement avec le gras du pouce afin de nettoyer le sang séché avec peu de succès. Puis, sans me retourner, je lui passai le paquet par-dessus mon épaule.
— Oh, la grande fille ! s’exclama maman Ruby. Tu m’as manqué.
J’attendais le moment où la porte d’entrée allait se refermer derrière elle, avec ma fille dans ses bras, tandis qu’elle l’éloignait de moi. Quel ne fut pas mon étonnement quand j’entendis seulement le bruit du ressort de la balance.
— Trois cent quarante grammes supplémentaires ! Mais tu es en train de manger ta mère toute crue !
— Plus ou moins, murmurai-je au mur qui absorba mes paroles.
— Sors donc de ton trou, Victoria ! Je vais te masser les pieds ou te faire un sandwich au fromage. Tu dois être claquée à force de porter cet enfant.
Je ne bougeai pas d’un pouce : ces bonnes paroles n’étaient pas méritées.
Maman Ruby passa le bras par la porte de la chambre bleue afin de me caresser le front.
— Ne m’oblige pas à venir te chercher. Tu sais que j’en suis capable.
Sans aucun doute. Le lait que j’avais acheté était à mes pieds, encore dans le sac, telle une pièce à conviction accablante. D’un coup de pied, je l’envoyai dans un coin, roulai sur moi-même et sortis les jambes. Maman Ruby allait lire en moi à livre ouvert. Sur le canapé, elle ne regarda même pas mon visage. Elle souleva mon tee-shirt et enduisit mes bouts de sein crevassés d’une crème sortant d’un tube lavande. Une impression de fraîcheur endormit la douleur.
— Garde ça, me dit maman Ruby en posant le tube au creux de ma paume.
Elle me prit le menton et plongea son regard dans le mien, dans mes yeux noyés de culpabilité.
— Tu dors bien ?
Je me remémorai la nuit précédente. Après avoir terminé mon sandwich, je m’étais rallongée dans la chambre bleue et ma fille s’était raccrochée au sein en fermant les yeux. Elle avait ainsi bu et dormi sans trêve. Et moi j’avais accepté ce supplice comme un châtiment. Je n’avais pas fermé l’œil.
— Oui, mentis-je. Pas trop mal.
— Parfait. Ta fille est superbe. Je suis fière de toi.
Je me tournai vers la fenêtre, muette.
— Tu as faim ? reprit-elle. Est-ce que tu as suffisamment d’aide ? Tu veux que je te prépare quelque chose avant de partir ?
J’étais affamée, mais comme je n’aurais pas supporté une gentillesse de plus, je fis non de la tête.
Maman Ruby me rendit le bébé et rangea la balance.
— Très bien, dit-elle en me dévisageant comme si elle tentait de déchiffrer une énigme.
Je me tournai sur le côté, je ne voulais pas qu’elle me voie.
Elle se leva. Et moi je bondis sur mes pieds, soudain moins terrifiée qu’elle découvre mon méfait que par l’idée qu’elle me quitte sans savoir ce que j’avais fait, sans essayer au moins de couper court à mes intentions. Mais maman Ruby se contenta de me sourire et d’embrasser ma joue.
Les mots me brûlaient les lèvres, j’aurais voulu tout avouer et la supplier de me pardonner. Tout ce que je parvins à articuler fut :
— C’est dur.
Un chuchotement que j’adressai à son dos tandis qu’elle descendait l’escalier.
— Je sais, ma chérie, me répliqua-t-elle sans se retourner. Mais tu y arrives. Tu as en toi toutes les qualités d’une bonne mère.
Eh bien, non, je ne les ai pas, me dis-je amèrement. Je me retins de lui hurler que je n’avais jamais aimé personne et de lui demander comment une femme incapable de donner de l’amour pouvait devenir une mère, à plus forte raison une bonne mère. Pourtant je savais que c’était faux. J’avais aimé, et plus d’une fois. Mais voilà, je n’avais pas su identifier mon émotion avant d’avoir tout fait pour la détruire.
Maman Ruby s’arrêta au bas de l’escalier et leva son visage vers moi. Vue d’en haut, elle me parut soudain petite, ignorante, tout à fait indigne de ma confiance. Une vieille peau qui s’immisçait dans la vie des autres, rien de plus. Avec la soudaineté d’une lampe qui s’allume, je redevins l’enfant en colère de toujours. Je n’avais plus qu’une envie : qu’elle s’en aille.
— Et le nom ? entonna-t-elle. Cette grande fille n’a toujours pas de prénom ?
— Non.
— L’inspiration va te venir.
— Non. Elle ne viendra pas.
Mais maman Ruby était déjà dans la rue.
Après son départ, je couchai la petite fille dans son couffin et par on ne sait quel miracle, elle dormit paisiblement le plus clair de l’après-midi. Je m’offris une longue douche brûlante. Mon corps était devenu le réceptacle d’un désespoir presque tangible. J’avais des sensations d’engourdissement, des fourmillements. Je me frictionnai avec vigueur comme s’il était possible de m’en débarrasser et de les voir disparaître emportés par l’eau qui s’écoulait dans la bonde. En sortant de la baignoire, j’avais la peau toute rose et couverte de taches rouges. Ma détresse avait migré vers des régions plus profondes, plus tranquilles. Fermant mes oreilles à son bourdonnement tenace, je fis celle qui avait retrouvé la forme. Enfilant un pantalon souple et un sweat, j’appliquai un peu de pommade du tube lavande sur les plaques de chair à vif sur mes bras et mes jambes.
Je m’assis par terre avec un verre de jus d’orange et contemplai ma fille dans son couffin. Je projetais de lui donner le sein dès son réveil, puis de sortir la promener. Je descendrais le couffin dans la rue. Un peu d’air frais nous ferait le plus grand bien à toutes les deux. Je la transporterais peut-être jusqu’à McKinley Square pour l’initier au langage des fleurs. Elle ne pourrait pas me répondre, mais elle comprendrait. Ses yeux, quand elle les ouvrait, avaient ce regard-là : ils voyaient tout. Des prunelles sans fond, mystérieuses, à croire qu’elle gardait des liens avec le lieu d’où elle venait.
Plus le bébé dormait longtemps, plus mon désespoir s’estompait, au point de me laisser croire que je l’avais surmonté. Mon escapade au supermarché n’avait pas, après tout, causé autant de dommages que je l’avais craint. J’étais peut-être capable, comme le prétendait maman Ruby, d’assumer ma tâche de mère. Pourtant il ne fallait pas que je me fasse d’illusions, je ne pouvais pas changer radicalement de vie après dix-neuf ans. Il y aurait forcément des rechutes. De hargneuse et solitaire, je n’allais pas me métamorphoser d’un jour à l’autre en une maman affectueuse et aimante.
Allongée sur le sol, je respirais l’odeur de paille humide du couffin. J’avais envie de dormir. Soudain, le souffle régulier de ma fille céda la place à un bruit familier.
Je me penchai sur le berceau. Elle posa sur moi ses yeux écarquillés, sa bouche miniature cherchant sa nourriture. Je m’en voulus de ne pas avoir su profiter du moment de repos qu’elle m’avait accordé pour dormir. Une telle aubaine ne se représenterait sans doute pas avant plusieurs jours ! Je la pris dans mes bras. Mes yeux s’humidifièrent. Lorsque ses petites gencives se refermèrent sur mon sein, les larmes roulèrent sur mes joues. Je les chassai du revers de la main. L’impitoyable succion tira mon désespoir de sa tanière. Il me semblait qu’une force inconnue soufflait dans une conque, produisant une basse continue.
Le bébé téta pendant une éternité. Alternant les seins, je consultai ma montre. Cela faisait une bonne heure, et elle n’avait pas terminé. Mon soupir se mua en gémissement tandis qu’elle s’accrochait de nouveau.
Lorsqu’elle s’endormit enfin, je tentai de lui soutirer mon mamelon encore dans l’étau de ses lèvres, mais dès que je glissai dessous mon petit doigt, elle souleva à moitié ses paupières lourdes de fatigue et se mit à grogner.
— J’en ai marre ! J’ai besoin d’un break ! soupirai-je.
Je la couchai sur le canapé et m’étirai. Ses grognements se transformèrent en couinements. Je soupirai. Je savais ce qu’elle voulait. Cela aurait dû être si simple. Peut-être cela l’était-il pour les autres mères, pas pour moi. Voilà des heures, des jours, des semaines que je ne vivais que pour elle. Il était essentiel que je m’accorde quelques moments pour moi. Alors que je pénétrais dans la cuisine, sa voix enfla. Le son me tira en arrière comme si j’étais encordée.
Je m’assis et la repris dans mes bras.
— Encore cinq minutes, et je te laisse. Tu en as eu assez.
Une fois dans le couffin, elle se mit à hurler comme si je m’apprêtais à la lâcher dans le courant d’une rivière.
— Qu’est-ce que tu veux, à la fin ? articulai-je, mon exaspération relevée d’une note de colère.
Je tentai de remuer le couffin comme Marlena, mais ma fille bascula d’un bord à l’autre et cria plus fort.
— Tu ne peux pas avoir faim, suppliai-je dans son oreille en espérant que ma voix lui soit audible à travers la sienne.
Tournant la tête, elle essaya de téter mon nez. S’échappa alors de moi un vagissement hystérique, qu’un observateur extérieur aurait sans doute, à tort, pris pour un gloussement de rire.
— Très bien, tiens !
Je soulevai mon tee-shirt et le plaquai contre mon sein, de sorte qu’elle eut du mal à ouvrir la bouche. Mais elle finit par téter.
— C’est la dernière fois, alors profites-en ! m’entendis-je la menacer.
Sans la lâcher, je me retirai à quatre pattes dans la chambre bleue et renversai le sac de courses. Les six boîtes de lait roulèrent au sol. J’en attrapai une. Le bébé perdit le mamelon et reprit ses hurlements à fendre l’âme.
— Je suis là, lui dis-je en sortant de la chambre bleue et en le posant sur le comptoir de la cuisine.
Mes paroles ne nous furent, ni à l’une ni à l’autre, d’aucun réconfort. Ma fille gigota sur le comptoir pendant que je versais le contenu d’une boîte dans un biberon. J’approchai la tétine de sa bouche. Comme elle ne l’ouvrait pas, je la titillai avec mes doigts puis glissai la tétine de force. Elle eut un haut-le-cœur.
Je m’enjoignis au calme. Assise sur le canapé, je l’installai au creux de mon épaule et déposai un baiser entre ses sourcils. Au moment où elle tenta de s’accrocher à mon nez, je lui refilai la tétine. Elle suça une fois puis se détourna, le lait dégoulinant sur son menton. Hurlements.
— Alors, c’est que tu n’as pas faim, décrétai-je en posant le biberon d’un coup sec.
Un jet de lait jaillit de la tétine. Je répétai dans le vide :
— Si tu n’en veux pas, c’est que tu n’as pas faim.
Je la recouchai doucement dans son couffin, décidée à la laisser pleurer quelques minutes, histoire qu’elle me prenne au sérieux. Ensuite, il faudrait bien qu’elle accepte le biberon.
Mais non. Je recommençai l’opération. Cinq minutes. Dix. J’essayai en la tenant dans mes bras. J’essayai en la gardant dans son couffin. J’essayai allongées toutes les deux sur mon matelas. Rien ne marchait. Je fermai la porte. Elle hurla dans les ténèbres de la chambre bleue. Seule.
Je m’étendis par terre. Mes paupières se fermèrent d’elles-mêmes. Les cris se firent lointains, désagréables, mais supportables. Par moments, j’oubliais d’où ils venaient et me demandais pourquoi j’avais voulu les faire taire. Ils glissaient sur moi. La fatigue m’enveloppait d’un brouillard impénétrable.
Quand les cris cessèrent, je me réveillai. J’avais tué mon enfant ! Il faisait nuit. Combien de temps était-il passé ? Le manque de nourriture et de lumière pendant quelques heures pouvait-il provoquer la mort d’un nouveau-né ? Je savais si peu de choses sur les enfants, sur les êtres humains. La vie m’avait fait une mauvaise blague en m’abandonnant seule avec un bébé. J’ouvris la porte de la chambre bleue. Avant même que je puisse vérifier son pouls, ma fille s’était mise à pleurer.
Je palpitais d’émotion, tout à la fois soulagée et déçue, puis, tout de suite, je me sentis morte de honte. Tenant ma fille tout contre moi, je couvris sa petite tête de baisers en une vaine tentative pour cacher mon désespoir. Je lui collai la tétine dans la bouche. Il fallait qu’elle apprenne à boire au biberon. J’étais incapable de l’allaiter plus longtemps. Et si je voulais la garder, je devais me débrouiller pour être une mère à la hauteur. Cette fois, elle essaya de téter mais énervée par la faim, elle n’avait pas la force de garder dans sa bouche la tétine en caoutchouc rigide et inerte.
Celle-ci devait être défectueuse. C’était la seule explication, sinon pourquoi mon bébé refuserait-il si obstinément de boire ? J’avais choisi la moins chère parmi des centaines de modèles proposés. Je jetai le biberon dans la cuisine, où il rebondit d’abord sur le mur puis par terre. Ma fille se mit à pleurer.
Je la couchai dans son couffin. Mes seins gonflés gouttaient sur la moquette tachée, mais cette fois, c’était fini. J’avais trop donné. J’allais lui préparer un autre biberon. Et tout allait s’arranger.
Je descendis les marches deux à deux, ses cris enflant à mesure que la distance entre nous s’agrandissait. Une fois sur le trottoir, je courus plus vite que je ne l’avais jamais fait. Traversant les rues sans regarder, je me dirigeai vers le même endroit que la veille. Sauf qu’arrivée à Vermont Street, plutôt que de tourner à droite, je filai à gauche. Sans même y penser, je me retrouvai devant l’escalier de McKinley Square. Mes pieds comme des boulets sur la pelouse fraîchement tondue, je me laissai tomber dans la verveine blanche puis me glissai dans mon antre sous la bruyère. Je fermai les yeux : je m’accordais cinq minutes. Juste cinq minutes. Après quoi, je retournerais chez moi et je ferais face. Me couvrant la tête de mon bras, je tâtonnai à la recherche de ma couverture en laine marron. Elle n’était pas là. Le sommeil ne tarda pas à me gagner. Je m’assoupis, à l’abri, bercée, réconfortée. Il n’y avait plus rien que la nuit, la solitude et les pétales blancs de la verveine qui priaient pour moi et l’enfant dont je repoussais jusqu’au souvenir.