20A quatre heures de l’après-midi, Elizabeth était encore au lit. Assise à la table de la cuisine, je mangeais du beurre de cacahouète en trempant mon pouce dans le pot. J’avais caressé l’idée de lui préparer à manger, un bouillon de poulet ou du chili, quelque chose dont le fumet était irrésistible. Mais voilà, je ne savais faire que des tartes aux mûres, à la pêche, ou des mousses au chocolat. Et un dessert en guise de repas ne me paraissait pas convenable, surtout un jour comme celui-ci, où nous n’avions rien du tout à fêter.
J’étais en train de ranger le beurre de cacahouète quand des coups frappés à la porte d’entrée me firent sursauter. Je n’avais pas besoin de regarder par la fenêtre pour savoir qui se trouvait sur le seuil. Je connaissais bien ces coups pour les avoir trop souvent entendus. Meredith. Elle se mit à cogner plus fort. Elle n’allait pas tarder à pousser la porte, qui n’était pas fermée à clé. Je me cachai au fond du placard. La porte qui claqua traversa les ténèbres comme une onde de choc. Les haricots et le riz bruissèrent dans leurs boîtes sur les étagères.
— Elizabeth ? appela Meredith. Victoria ?
Elle traversa la salle de séjour puis entra dans la cuisine. J’entendis ses pas tourner autour de la table et s’arrêter devant l’évier et la fenêtre. Je retins mon souffle, l’imaginant en train de fouiller du regard le vignoble, à l’affût du moindre mouvement. Il n’y en avait aucun. Comme chaque été, Carlos avait emmené Perla faire du camping. Finalement, elle monta l’escalier.
— Elizabeth ? dit-elle très fort. Elizabeth ? répéta-t-elle en baissant nettement le ton. Ça va ?
Je montai à pas de loup et m’immobilisai sur le palier, me recroquevillant dans l’encoignure.
— Je me repose, répondit Elizabeth d’une voix calme. J’avais juste besoin d’un peu de repos.
— Un peu de repos ? s’étonna Meredith.
Quelque chose dans l’intonation d’Elizabeth avait visiblement déplu à Meredith dont l’inquiétude vira à l’irritation tandis qu’elle s’exclamait :
— Il est quatre heures de l’après-midi ! Vous ne vous êtes pas rendue à la convocation du tribunal. Avec la juge, on s’est regardées en chiens de faïence en se demandant où vous et Victoria… D’ailleurs, où est-elle ?
— Elle se trouvait ici il y a une minute, indiqua Elizabeth, faiblement.
Une minute ! Des heures, oui ! Je dus me retenir de hurler. Trois bonnes heures s’étaient écoulées depuis que j’avais quitté son chevet, convaincue que nous n’irions pas au tribunal.
— Vous avez regardé dans la cuisine ? ajouta Elizabeth.
La voix de Meredith me parut plus proche quand elle répondit :
— J’ai regardé. Mais je vais vérifier une nouvelle fois.
Je me levai et amorçai la descente de l’escalier. Trop tard.
— Victoria ! Viens ici tout de suite.
Je suivis Meredith dans ma chambre. J’avais ôté ma robe un peu plus tôt, pour enfiler un tee-shirt et un short, et je l’avais posée sur mon bureau. Meredith s’assit et se mit à passer les doigts sur les fleurs en velours. Je lui arrachai la robe des mains, la roulai en boule et la jetai sous mon lit.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Meredith du même ton accusateur qu’elle avait employé à l’égard d’Elizabeth.
Je me contentai de hausser les épaules.
— Ne crois pas que tu vas t’en tirer en restant muette. Tout se passe bien. Elizabeth t’adore, tu es heureuse… et personne ne se présente au jugement d’adoption. Qu’est-ce que tu as encore fait ?
— J’ai rien fait ! m’écriai-je.
Pour la première fois de ma vie, c’était vrai. Seulement Meredith n’avait aucune raison de me croire.
— Elizabeth est fatiguée, tu l’as entendue, continuai-je. Laisse-nous tranquilles.
Je me couchai dans mon lit, tirant la couette sur ma tête et me tournant vers le mur.
Avec un gros soupir d’impatience, Meredith se leva.
— De deux choses l’une : soit tu as fait une bêtise, soit Elizabeth n’est pas apte à être mère. Quoi qu’il en soit, je ne pense plus que ce soit le bon placement pour toi.
— Ce n’est pas à vous de décider ce qui est bon ou pas pour Victoria, énonça Elizabeth avec douceur.
Je me dressai sur mon séant pour la regarder. Elle ne tenait debout que parce qu’elle s’appuyait au chambranle de la porte, drapée dans sa robe de chambre rose pâle, les cheveux lâchés, en désordre sur les épaules.
— Justement si, c’est à moi de décider, rétorqua Meredith en se rapprochant d’elle.
Elle n’était ni plus grande ni plus forte qu’Elizabeth, pourtant elle avait l’air de la surplomber de toute sa hauteur. Il me traversa l’esprit qu’Elizabeth avait peut-être peur.
— Cela ne l’aurait plus été si vous vous étiez présentée ce matin à onze heures au tribunal, ajouta-t-elle. J’étais prête, croyez-moi, à vous céder mon autorité sur cette enfant. Mais apparemment cela ne devait pas se passer ainsi. Qu’est-ce qu’elle a fait ?
— Elle n’a rien fait.
Ne voyant pas le visage de Meredith, je ne pouvais savoir si elle la croyait ou non.
— Si Victoria n’a rien fait, je vais être obligée de faire un rapport écrit. Vous recevrez un avertissement pour omission de présentation au tribunal et présomption de négligence criminelle. A-t-elle mangé aujourd’hui ?
Je levai mon tee-shirt pour montrer les traces de beurre de cacahouète sur mon ventre, mais ni l’une ni l’autre ne me regardèrent.
— Je ne sais pas, avoua Elizabeth.
— C’est bien ce que je pensais. Nous allons terminer cette conversation dans le séjour. Victoria n’a pas besoin d’entendre ce que nous avons à nous dire.
Je n’avais pas envie de descendre et tenter d’écouter. J’aurais voulu que tout redevienne comme la veille, alors que je croyais Elizabeth prête à m’adopter. D’une roulade, je passai de l’autre côté du lit et plongeai en avant pour attraper ma robe en boule. Je la pris sous la couette avec moi, la serrai contre mon cœur et frottai mon visage contre le velours. La robe sentait encore le magasin, le bois neuf et le produit pour nettoyer les vitres. Je me rappelai la pression des bras d’Elizabeth sous mes aisselles, celle de ses mains sur ma poitrine, son expression lorsque nos regards s’étaient croisés dans la glace.
D’en bas montaient des bribes de voix querelleuses, celle de Meredith, surtout. « C’est vous ou personne… » ; « Dire que vous voulez mieux pour elle, c’est n’importe quoi ! Une excuse, oui ! » Elizabeth aurait pourtant dû savoir qu’elle était tout ce que je voulais. Et qu’il en serait toujours ainsi. Recroquevillée sous la couette dans la fournaise de ce jour d’été, je suffoquais.
On m’avait donné une chance, une dernière chance, et d’une façon ou d’une autre, sans le vouloir, j’avais tout gâché. J’attendis que Meredith remonte et articule ces paroles que je ne pensais jamais entendre :
— Elizabeth a signé une décharge. Fais ta valise.