12— Tu m’as manqué aujourd’hui, me dit Elizabeth au moment où j’entrai dans la pièce.
Elle ne chercha pas à savoir où j’étais allée et je ne lui offris aucune explication. Je me mis au lit, la tête sous les couvertures et me couchai sur le côté, dos au bureau où elle se tenait assise.
— Je t’aime, Victoria, ajouta-t-elle. J’espère que tu le sais.
La première fois qu’elle avait prononcé ces mots, je l’avais crue. A présent, ils glissaient sur mon cœur comme de l’eau coulant sur une pierre. Quand elle se leva, la chaise du bureau racla le bois du parquet. Je sentis le matelas s’affaisser sous son poids. Elle posa une main sur mon épaule.
— Qu’est-ce qu’elle a fait ? m’entendis-je lui demander à brûle-pourpoint.
Sa surprise se traduisit par un léger sursaut. Elle resta un moment silencieuse. Finalement, elle s’allongea auprès de moi, sur le dos.
— Autrefois, j’ai été amoureuse d’un homme. C’était il y a très longtemps. Un Anglais. Il était en stage chez un vigneron important, pas très loin de chez nous. Je n’avais jamais été aussi heureuse. Mais voilà… Catherine, ma sœur, ma meilleure amie, me l’a volé.
Elizabeth se tourna et passa un bras autour de moi. Je me raidis mais ne protestai pas : j’attendais la suite.
— Un an plus tard, Grant est né. Pendant des années, je n’ai pas pu poser les yeux sur lui sans me rappeler son père. Je revivais en esprit tout ce que j’avais perdu. Mais son père était parti. Je ne sais même pas s’il a jamais su que Catherine attendait un enfant. Elle a élevé Grant toute seule.
Elizabeth se rapprocha. Ses genoux vinrent se nicher derrière les miens. Lorsqu’elle reprit la parole, sa voix était à peine audible à travers les couvertures.
— J’ai eu la possibilité de lui pardonner, murmura-t-elle. Un jour, Grant était encore tout bébé, Catherine est venue me voir au marché. Elle s’est excusée, en pleurant, et m’a avoué que je lui manquais terriblement. Nous aurions pu nous retrouver toutes les deux. Je l’ai repoussée. Je n’aurais jamais dû. Je lui ai dit des choses affreuses. Je n’en dors toujours pas la nuit.
« C’était mérité », me souffla une petite voix intérieure. Catherine avait mérité chaque parole tombée de la bouche d’Elizabeth. A l’idée que cette dernière allait emménager chez cette traîtresse, j’avais les poumons qui se gonflaient d’une rage presque incontrôlable.
Le silence se prolongea. Elizabeth, que je sentais toute crispée contre moi, n’avait rien à ajouter. Son récit était terminé. Au bout d’un moment, alors que je la croyais endormie, elle se leva et sortit sur la pointe des pieds. Il y eut des bruits dans la salle de bains – robinet, chasse d’eau –, puis la porte de sa chambre se ferma. Je me glissai hors de mon lit.
Je me coulai dehors par la porte de la cuisine. Le sac en toile se trouvait toujours sous l’escalier. Malgré son poids, je le serrai contre ma poitrine. Les bocaux à confiture tintèrent.
Mettant le plan à exécution, je me dirigeai sans hésiter vers la route. C’était une nuit sans lune, mais la lumière des étoiles suffisait à éclairer mes pas. Dans le coin nord-est de la propriété, entre la dalle du marché et la grande route, les vignes étaient poussiéreuses et sèches. A l’automne, leurs raisins restaient verts bien plus longtemps que ceux des autres parcelles.
Je dévissai le couvercle du premier bocal. Un peu de liquide inflammable déborda et tournoya au bord du verre. Je le vidai doucement sur un pied de vigne en prenant soin de tenir le récipient à bout de bras, afin de ne pas mouiller mes orteils nus. J’ouvris le deuxième bocal et passai au plant suivant. Comme le sac tardait à se vider, j’accélérai le mouvement et jetai le liquide à la volée. Une fois le rang parcouru, je revins sur mes pas et ramassai les pots vides.
Sur la dernière marche du porche, à l’endroit même où Elizabeth et moi avions confectionné une guirlande de camomille, j’alignai les bocaux les uns à côté des autres avant de retourner à la cuisine chercher des allumettes.
Je me dirigeai de nouveau vers la route. Je ne retrouvai pas tout de suite le rang que j’avais arrosé. Une poignée d’allumettes à la main, je les grattai toutes en même temps contre la partie rugueuse de la boîte. Une s’alluma, les autres s’enflammèrent d’un seul coup. Je tenais à bout de bras une étoile scintillante dorée. Lorsque les flammes touchèrent l’extrémité de mes doigts, la chaleur devint brûlure et je lâchai tout.
Au début, rien ne se passa. Puis il y eut un ronflement, comme un torrent suivi d’une série de petites explosions. Ensuite je sentis la chaleur. Je pris mes jambes à mon cou pour rentrer comme je l’avais prévu, à la maison, afin de chercher un seau d’eau. Le feu se révéla plus rapide. En regardant par-dessus mon épaule, je vis les flammes s’éloigner de moi suivant une piste invisible à travers les broussailles et les vignes. Moi qui croyais que seuls brûleraient les troncs des pieds arrosés et que j’aurais amplement le temps de revenir éteindre l’incendie… Le feu ne m’avait pas attendue.
Je montai les marches quatre à quatre et me ruai dans la cuisine. Remettant les allumettes à leur place, j’appelai Elizabeth en hurlant. Elle se leva dans la seconde. Je l’entendis marcher dans sa chambre au-dessus de ma tête. Elle criait mon nom.
— Je suis en bas ! vociférai-je devant l’évier, occupée à remplir une casserole au robinet ouvert à fond.
La plomberie de la vieille maison protesta. L’eau coulait par saccades.
La casserole pleine dans les bras, je traversais la cuisine quand je vis Elizabeth descendre l’escalier. Nous nous sommes toutes les deux tournées en même temps vers la lumière.
Le ciel était violet. Les étoiles avaient disparu. L’incendie atteignit le fossé au bord de la route : quatre cents mètres de chardons desséchés s’embrasèrent en un clin d’œil. Un mur de flammes qui sembla grimper jusqu’au firmament. Elizabeth et moi étions coupées du reste du monde.
Pareil au courant électrique, le feu se propagea dans les rangs d’une extrémité à l’autre du vignoble.