14Mes bras se mirent à trembler si fort que de l’eau de la casserole gicla sur Elizabeth. Comme si elle sortait d’un rêve, elle sursauta et se jeta sur le téléphone de la cuisine pendant que je dévalais les marches du porche, envoyant valser par-dessus bord les bocaux à confiture vides.
J’avais à peine assez d’eau dans mon récipient pour sauver une seule vigne. Vu les flammes, je ne me faisais pas d’illusions. Pourtant il fallait que j’essaye. La chaleur embrasait l’atmosphère. Toute une vie de travail allait disparaître. Il ne resterait plus à Elizabeth que des champs de terre brûlée. Je devais à tout prix éteindre l’incendie. Sinon, je ne pourrais plus jamais la regarder en face.
Je jetai l’eau sur un rang qui flambait. Je n’entendis même pas un grésillement. Pas une seule flamme ne vacilla. De près, le rugissement du feu était assourdissant. Il flottait dans l’air une odeur sucrée qui me rappelait les pommes caramélisées d’Elizabeth. Et tout à coup, je me rendis compte qu’elle provenait des grappes de raisin, les baies parfaitement mûres qui se consumaient.
Elizabeth m’appela du porche. Je me retournai. Ses yeux perdus reflétaient les couleurs de l’incendie. Elle avait une main sur la bouche, l’autre sur le cœur. L’énormité de ma bêtise me pénétra comme la fumée épaisse que je respirais à pleins poumons. Peu importait que je n’aie pas voulu pareille catastrophe. Peu importait que mon geste ait eu pour unique objectif de rester avec elle, parce que je l’aimais. Il fallait coûte que coûte que j’éteigne le feu. Sinon, je perdais tout.
Sans réfléchir, j’arrachai ma chemise de nuit pour étouffer les flammes. Le mince tissu de coton, éclaboussé d’essence à briquet, explosa entre mes mains. Elizabeth accourut. Elle me hurla de reculer. Comme j’agitais toujours ma chemise autour de ma tête, les flammèches qui fusaient l’obligèrent à se baisser vivement.
— Tu es folle ou quoi ? cria-t-elle. Rentre tout de suite à la maison !
Je me rapprochai au contraire du feu. Seule la chaleur intense m’arrêta. Une des flammèches atterrit dans mes cheveux qui grésillèrent. Elizabeth me donna une claque sur la tête. J’avais l’impression de la mériter.
— Je vais l’éteindre ! Laisse-moi ! la suppliai-je.
— Avec quoi ? Tes mains nues ? Les pompiers ne vont pas tarder. Tu vas te faire tuer à rester plantée là comme une idiote.
Je refusais toujours de reculer. Les flammes se rapprochaient de moi.
— Victoria !
Elizabeth avait cessé de crier. Ses yeux étaient redevenus humains. Je dus tendre l’oreille pour entendre ce qu’elle me disait tant le feu grondait fort.
— Il n’est pas question que je perde ma fille en plus de mes vignes le même jour !
Elle me saisit par les épaules et me secoua.
— Tu m’entends ? se remit-elle à hurler. Il n’en est pas question !
Je réussis à me dégager, mais elle me rattrapa par le bras et me traîna vers la maison. Plus je me débattais, plus elle tirait, au point qu’elle me déboîta l’épaule. Elle poussa un petit cri et me lâcha. Je me laissai tomber par terre, les genoux remontés contre ma poitrine nue. Le feu se refermait autour de moi comme une couverture brûlante. Je perçus le bruit lointain de la porte de la caravane qui claquait. En me hurlant de me lever, Elizabeth me tira par les chevilles et me donna des coups de pied dans les côtes. Quand elle essaya de me soulever, je la mordis en crachant comme une bête fauve.
Finalement, elle me laissa tranquille.