16J’étais allongée dans une ambulance, attachée à une civière en toile blanche. Pas moyen de me rappeler comment j’avais atterri là ! J’étais en sous-vêtements. Quelqu’un avait posé une chemise de nuit d’hôpital en travers de ma poitrine.
A mon côté, Elizabeth sanglotait.
— Vous êtes sa mère ? demanda une voix.
J’ouvris un œil. Un jeune homme en uniforme bleu marine était assis à la hauteur de ma tête. Une lumière tournoyante qui entrait par la fenêtre éclaboussait par intermittence son visage luisant de sueur.
— Oui, répondit Elizabeth en pleurant. Je veux dire, non, pas encore.
— Elle est sous tutelle du tribunal ?
Elizabeth acquiesça.
— Il faudra le signaler le plus vite possible. Sinon, je m’en chargerai.
Le jeune homme avait l’air désolé. Les sanglots d’Elizabeth redoublèrent. Il lui tendit un lourd téléphone noir, relié à la paroi de l’ambulance par un cordon en spirale comme celui de la cuisine d’Elizabeth. Je fermai les yeux. Nous avons ainsi roulé pendant ce qui me parut des heures, sans qu’Elizabeth cesse un instant de pleurer.
Dès que le véhicule fut à l’arrêt, je sentis des mains attacher la chemise dans mon dos. Les portes à l’arrière s’ouvrirent en grand. Un air froid souffla à l’intérieur. Je soulevai les paupières et vis Meredith. Elle était en pyjama sous son imperméable.
Comme on me descendait de l’ambulance, elle tendit la main pour écarter Elizabeth.
— Je prends la relève.
— Ne me touchez pas, dit Elizabeth.
— Attendez à la réception.
— Je ne la laisse pas seule, décréta Elizabeth.
— Attendez à la réception ou bien j’appelle les agents de la sécurité.
Sous le choc, Elizabeth se figea au milieu du hall. Meredith me suivit dans une petite salle.
Une infirmière m’examina et dressa l’inventaire de mes blessures. J’avais des brûlures au cuir chevelu et un anneau rouge à la place de l’élastique de ma culotte qui avait fondu sur moi. Mon bras était bizarrement tordu et j’avais des bleus sur le torse et le dos, aux endroits où Elizabeth m’avait rouée de coups de pied. Meredith prit des notes dans un cahier, à mesure que l’infirmière écrivait sur sa fiche.
Elizabeth m’avait fait du mal. Pas comme Meredith le croyait, mais elle m’en avait quand même fait. Les marques étaient indéniables – elles furent dûment photographiées et ajoutées à mon dossier. Personne ne croirait jamais qu’Elizabeth m’avait empêchée de me jeter dans le brasier. Pourtant, c’était la vérité.
Et soudain, je vis dans ces marques que portait mon corps une échappatoire à la douleur dans les yeux d’Elizabeth, une façon de me dérober à la culpabilité, au remords, au vignoble brûlé. Je n’avais pas le courage de faire face au chagrin d’Elizabeth. Je ne l’aurais jamais. Ce n’était pas seulement l’incendie, c’était toute une année de transgressions, parfois mineures, souvent impardonnables. A me materner, elle avait changé. Un an avec moi, et elle était devenue une femme douce, vulnérable. Si je restais avec elle, elle continuerait à souffrir. Elle ne méritait pas ça. Elle ne méritait rien de ce qui lui arrivait.
L’infirmière sortit. Meredith ferma la porte de la salle de consultation. Nous étions seules.
— Elle t’a battue ? s’enquit-elle.
Je me mordis si fort la lèvre qu’elle se fendit. Du sang coula dans ma gorge. Meredith me regardait fixement. Je pris une profonde inspiration et contemplai les petits trous dans les carreaux acoustiques du plafond avant de donner à Meredith la réponse qu’elle attendait.
— Oui.
Elle se contenta d’opiner et sortit à son tour.
Un mot avait suffi, et tout était fini. Elizabeth tenterait peut-être de me rendre visite, mais je refuserais de la voir. Meredith et les infirmières, persuadées qu’elle pouvait être dangereuse, me protégeraient.
Cette nuit-là, je rêvai pour la première fois du feu : Elizabeth émet des plaintes terribles, d’une voix presque inhumaine. Je m’élance vers elle, mais mes orteils restent rivés au sol, à croire que ma chair est en train de fondre. Elle crie, mais ses paroles sont rendues inaudibles par la souffrance. Lorsque je suis carbonisée des pieds à la tête, je comprends qu’elle répète indéfiniment qu’elle m’aime. Ces mots sont encore plus terrifiants que ses plaintes.
Je me réveillai, brûlante, baignant dans ma sueur.