7Je plaçai ma boîte bleue sur l’étagère, dans l’espace vide, à côté de celle, orange, de Grant. Les boîtes tendues de tissu étaient nichées entre les ouvrages de botanique et une anthologie de poésie, à la même place qu’à l’époque où j’habitais le château d’eau.
C’était le jour de Thanksgiving. J’avais passé la matinée à aider Grant à émincer des légumes, éplucher des pommes de terre et couper des roses pour le centre de table. Nous attendions d’une minute à l’autre l’arrivée d’Elizabeth et de Hazel. Grant voulait que tout soit parfait. Lorsque je l’avais laissé dans la cuisine, il faisait les cent pas devant la sauce, vérifiant la température du four si souvent que l’air chaud s’en était sans doute échappé. La dinde ne serait pas prête avant tard dans la soirée, mais cela m’était égal. Je n’avais aucune intention de partir.
Je n’avais quitté le vignoble que deux fois depuis que j’avais goûté les raisins en compagnie de ma fille. La première afin d’aider Marlena pour un mariage qui comptait plus de cinq cents invités, notre événement le plus important jusqu’à ce jour, et la seconde, la veille, pour aller chercher mes affaires. Après avoir quitté l’appartement, je m’étais rendue au foyer de transit. J’avais frappé à la porte en proposant un logement gratuit contre du travail. Deux filles s’étaient portées volontaires. Les engageant sur-le-champ, je les avais conduites à l’appartement. Marlena, un peu nerveuse, avait fait visiter les lieux aux nouvelles assistantes avant de consulter le calendrier. Elles l’écoutèrent avec attention leur exposer leurs tâches. Je m’étais apprêtée à partir, certaine que l’on n’aurait pas besoin de moi dans l’immédiat, mais Marlena m’avait prise à part.
« Elles ne connaissent rien aux fleurs, m’avait-elle murmuré d’un air désespéré.
— Toi non plus, tu n’y connaissais rien au départ. »
Elle ne parut pas pour autant rassurée. Je lui promis que je serais bientôt de retour. J’avais juste besoin d’un peu de temps.
En hissant mon gros sac dans l’escalier du château d’eau, je repensai à ma promesse. J’aimais Message, j’aimais voir avec quel regard les mariées accueillaient le rouleau où était inscrite la liste des fleurs qui convenaient à leurs noces, j’aimais recevoir chaque jour une myriade de cartes de remerciements. Marlena et moi étions bel et bien en train de construire quelque chose. Bethany et Ray avaient déjà réservé nos services pour leur premier, leur cinquième et leur dixième anniversaires de mariage ! Bethany m’attribuait le bonheur de son couple. De mon côté, je lui prêtais le succès grandissant de mon entreprise. Je ne la laisserais pas tomber, tout comme je n’abandonnerais pas Marlena.
Un jour, il me serait possible d’avoir à la fois une entreprise et une famille. Je prendrais quotidiennement la voiture pour me rendre à San Francisco puis reviendrais le soir pour le dîner, comme n’importe quelle femme active. J’irais chercher Hazel chez Elizabeth et l’attacherais à son siège-auto avant de la reconduire à la ferme et de m’asseoir avec elle à la longue table de la salle à manger. Grant aurait préparé le dîner. Nous couperions la nourriture de Hazel en petits morceaux tout en nous racontant nos journées respectives, nous émerveillant devant nos deux entreprises florissantes, notre fille et notre amour. Pendant nos journées de congé, nous emmènerions Hazel à la plage. Grant la porterait sur ses épaules jusqu’à ce qu’elle soit assez grande pour courir sans risque au bord des vagues, laissant derrière elle les traces de ses pas dans le sable, ses petits pieds s’allongeant un peu plus chaque mois.
Un jour, je serais capable de faire tout ça.
Mais je n’en étais pas encore là.
Pour l’instant, j’avais conscience qu’il me faudrait toutes mes forces et toute mon énergie pour renouer les liens avec ma famille. Même si elle était inquiète, Marlena comprenait. J’avais un long chemin à parcourir. Il me fallait accepter l’amour de Grant et celui d’Elizabeth. Il me fallait aussi gagner celui de ma fille. Je ne devais sous aucun prétexte les quitter à nouveau.
Cette pensée m’emplissait autant de joie que d’angoisse.
J’avais vécu avec Grant auparavant et j’avais échoué. J’avais vécu avec Elizabeth. Puis avec Hazel. Et chaque fois, je m’étais sauvée.
Ce coup-ci, me dis-je en jetant un regard circulaire autour de l’ancienne chambre de Grant, ce serait différent. Ce coup-ci, je me glisserais lentement, pas à pas, à mon rythme, au sein de cette famille peu conventionnelle qui était la mienne. En allaitant, j’avais appris qu’il était dangereux de se donner entièrement, sans limites, au risque de s’écrouler. C’est pour cela que j’avais décidé d’emménager seule, pour commencer, dans le château d’eau. Hazel resterait chez Elizabeth et viendrait nous voir de plus en plus souvent, pour des périodes chaque fois plus longues. Lorsque ma peur se serait peu à peu muée en confiance (confiance en ma famille et aussi en moi-même), j’emménagerais dans la maison principale avec Grant et Hazel viendrait habiter avec nous. Tout près, Elizabeth serait là pour nous aider. Et le château d’eau, m’avait promis Grant, serait toujours à ma disposition au cas où j’aurais besoin de m’échapper, de me réfugier un moment dans la solitude. Que pouvais-je demander de plus ?
J’ouvris la fermeture éclair de mon sac. J’en sortis mes affaires, une pile de jeans, de tee-shirts et de chaussures que je déposai dans un coin, accrochant mes chemisiers et mes ceintures aux clous rouillés. Le portail grinça. Je me mis à la fenêtre. Elizabeth entrait avec une poussette. Lorsqu’elle se retourna pour refermer le battant, j’aperçus les petites chaussures en cuir de Hazel dépassant de l’auvent en toile qui protégeait son visage du soleil.
Au fond de mon sac, je trouvai mon unique robe. Je la secouai avec l’espoir de la défroisser. Je me changeai à la hâte. C’était une robe de coton noir dans le style des années cinquante, ornée d’une ceinture de la même matière. Je glissai mes pieds dans mes petites ballerines rouge bordeaux et agrémentai ma tenue d’un collier de cristal qu’Elizabeth m’avait offert, celui avec lequel Hazel adorait jouer.
Je retournai à la fenêtre en recoiffant mes cheveux courts avec mes doigts. Elizabeth garait la poussette sur le côté des marches. Elle releva l’auvent en toile. Eblouie par le soleil, Hazel poussa un cri puis ses yeux se levèrent sur le château d’eau, jusqu’à ma fenêtre. Elle me sourit et tendit les bras vers moi, comme si elle voulait que je la prenne.
Elizabeth la sortit de la poussette pour la porter sur la hanche, puis se baissa pour attraper quelque chose dans l’espace de rangement sous le siège et me le montra.
C’était un sac à dos en forme de coccinelle. A l’intérieur, je savais qu’il y aurait le pyjama de Hazel, des couches et un change de vêtements. Elizabeth était joyeuse et affichait un courage résolu. Tout comme moi. A regarder ma fille, j’éprouvais un amour dont je ne me serais jamais crue capable et repensais à ce que Grant m’avait dit, le jour où j’avais reparu dans son jardin de roses. S’il était vrai que la mousse poussait sans racines, si l’amour maternel germait spontanément, à partir de rien, peut-être avais-je eu tort de me croire incapable de m’occuper d’elle. Peut-être que les solitaires, les incompris, les mal-aimés avaient à offrir un amour aussi luxuriant que celui des autres.
Ce soir, elle restera dormir pour la première fois. Je lui lirai des histoires en nous balançant dans le fauteuil à bascule. Ensuite viendra le moment de se coucher et de chercher le sommeil. Peut-être aura-t-elle peur, peut-être me sentirai-je submergée par la responsabilité de la maternité, mais nous essaierons de nouveau la semaine suivante, et celle d’après. Au fil du temps, nous apprendrons à être ensemble, et je saurai l’aimer comme une mère aime sa fille, de manière imparfaite, et sans racines.