10Sur mon sternum reposait le gui. Je le regardais monter et descendre irrégulièrement, ni mon cœur ni mon souffle n’ayant retrouvé leur rythme normal depuis que j’avais lu sur ma paume la réponse de l’inconnu.
Je ne me rappelais pas ce que j’avais fait des seaux de fleurs jaunes. Pourtant, à midi, tout était empilé dans la camionnette de Renata : des bouquets de soleil en route pour éclairer un mariage quasi hivernal. Une fois seule, je m’étais étendue sur la longue table de la réserve. Renata m’avait demandé de garder la boutique, personne n’était venu. Le magasin était d’habitude fermé le dimanche, et si je n’avais pas verrouillé la porte, je n’avais pas non plus mis les lumières de la devanture. Sans désobéir à Renata, je n’essayais pas pour autant d’attirer les clients.
Mon front était trempé de sueur, et pourtant il faisait froid. J’étais comme hypnotisée, dans un état de fascination confinant à la terreur. Pendant des années, mes messages floraux avaient été ignorés par méconnaissance, ce qui me confortait dans cet aspect de ma communication. Passion, connexion, désaccord ou rejet s’avéraient chose impossible dans un langage où l’on ne pouvait me répondre. Mais cette simple brindille de gui, si celui qui me l’avait offerte savait ce que cela signifiait, venait tout bouleverser.
Je tentai de me calmer en cherchant une éventuelle coïncidence. Le gui avait la réputation d’être une plante romantique. Ce type se figurait peut-être que j’allais l’accrocher avec un nœud rouge au-dessus de son éventaire avant de me mettre en dessous pour attendre un baiser ! Il ne me connaissait pas assez pour savoir que jamais je n’autoriserais une pareille intimité. Pourtant même si nous n’avions échangé que quelques mots, j’avais la sensation qu’il devait savoir qu’un baiser était hors de question.
Quoi qu’il en soit, il fallait que je lui réponde. S’il me présentait une deuxième fleur, et que sa signification était juste, je ne pourrais plus prétendre qu’il ignorait le langage.
Je descendis de la table et, les jambes flageolantes, me dirigeai vers la chambre climatique. Installée au milieu des fleurs froides, je concoctai ma réponse.
Renata revint munie d’une nouvelle commande, petite celle-là, à livrer très vite au bas de la colline. Elle sortit un vase de céramique bleu pendant que je rassemblais les fleurs jaunes qui restaient.
— Pour quelle somme ? demandai-je, le prix déterminant l’arrangement.
— Peu importe. Mais dis-lui qu’elle ne peut pas garder le vase. Je passerai le récupérer la semaine prochaine.
Renata fit glisser un morceau de papier vers moi alors que je terminais le bouquet. Une adresse y était griffonnée.
— Tu t’en charges, dit-elle.
Alors que je sortais, les bras autour du vase imposant, je sentis Renata glisser quelque chose dans mon sac à dos. Je me retournai. Elle avait verrouillé derrière moi et regagnait sa camionnette.
— Je n’ai pas besoin de toi avant samedi prochain, à quatre heures du matin, me lança-t-elle. Prépare-toi pour une longue journée sans pause.
J’acquiesçai. Dès que la camionnette eut disparu, je posai le vase au sol et ouvris mon sac à dos. A l’intérieur, j’y trouvai une enveloppe contenant quatre billets de cent dollars. Avec un mot : Pour tes deux premières semaines. Ne me déçois pas. Je pliai les billets dans mon soutien-gorge.
L’adresse qu’elle m’avait indiquée ressemblait à un immeuble de bureaux, au bas de la côte, à quelques centaines de mètres seulement de Bloom. Les baies vitrées étaient sombres. Je ne pouvais voir ce qu’il y avait à l’intérieur, si c’était fermé le dimanche ou s’il n’y avait rien du tout. Sous mes coups, les portes cliquetèrent sur leurs gonds métalliques.
Une fenêtre s’ouvrit au premier étage et une voix désincarnée prononça :
— Je descends dans une minute. Ne bouge pas.
Je m’assis sur le trottoir, les fleurs à mes pieds.
Dix minutes plus tard, la porte s’ouvrit lentement, laissant le passage à une jeune femme hors d’haleine. Elle tendit les bras vers les fleurs en disant :
— Victoria ! Je m’appelle Natalia.
Elle ressemblait à Renata. La peau d’une blancheur laiteuse, des yeux bleu pâle. Mais ses cheveux, dégoulinants d’eau, étaient rose fuchsia.
Je lui tendis le bouquet et m’apprêtai à repartir.
— Tu as changé d’avis ? me demanda-t-elle.
— Pardon ?
Natalia recula comme pour m’inviter à entrer.
— A propos de la chambre. J’ai dit à Renata que c’était un vrai placard, mais elle avait l’air de penser que ça te conviendrait.
Une chambre ! L’argent glissé dans mon sac à dos ! Renata avait tout arrangé. Elle avait deviné ma situation. Mon instinct me soufflait de m’enfuir.
— Combien ? m’informai-je en m’éloignant d’un pas.
— Deux cents dollars par mois. Et tu vas voir pourquoi.
Je jetai un regard dans la rue, à droite, puis à gauche, ne sachant que lui répondre. Lorsque je me tournai à nouveau vers Natalia, elle avait déjà traversé l’espace vide du rez-de-chaussée et s’engageait dans un escalier raide.
— Entre ou n’entre pas. Mais ferme la porte.
Avec un soupir, je pénétrai à l’intérieur.
Le studio qui se trouvait au-dessus de la devanture vide était aménagé comme un bureau. Le sol de ciment était recouvert d’une mince moquette industrielle, et la cuisine composée d’un bar et d’un petit frigo. La fenêtre au-dessus de l’évier était ouverte et donnait sur un toit plat.
— Je ne peux pas louer cette pièce normalement, reprit Natalia en désignant sur le mur à côté du canapé une porte dont le battant mesurait la moitié en hauteur d’une porte normale.
Le genre qui ouvre sur un de ces réduits où les gens casent leur chauffe-eau. Natalia me tendit un trousseau de six clés, toutes numérotées.
— La numéro un, me dit-elle.
Je me mis à quatre pattes pour la visite. Il faisait noir comme dans un four là-dedans.
— Lève-toi, m’indiqua Natalia. Et tire sur le cordon.
Je tâtonnai dans la pénombre. A un moment donné, une ficelle caressa mon visage. Je tirai dessus.
L’ampoule nue illumina la pièce. Bleue comme la palette d’un peintre en plein océan, d’un bleu aussi scintillant qu’une étendue d’eau ensoleillée. La moquette à poils longs – on aurait dit de la fourrure blanche – paraissait vivante. Il n’y avait pas de fenêtre. La pièce était assez grande pour qu’on puisse s’y allonger, mais trop petite pour y installer un lit ou une commode, si tant est qu’on ait pu faire passer des meubles par la porte. Sur l’un des murs, j’aperçus une série de serrures de laiton et en m’approchant, je vis qu’elles délimitaient une porte de dimension normale. Un rai de lumière filtrait par-dessous. Natalia avait raison, c’était un vrai placard.
— Ma dernière colocataire était une paranoïaque schizophrène, énonça Natalia. Cette porte ouvre sur ma chambre. Voilà les clés pour toutes les serrures, précisa-t-elle en désignant le trousseau que je tenais.
— Je la prends.
Je fis un pas dans le salon et déposai deux billets de cent sur le bras du canapé. Puis, après avoir fermé la porte basse à clé, je m’étendis au centre de la pièce bleue.