6Il faisait déjà noir lorsque je rentrai dîner. La maison était brillamment éclairée, et dans l’encadrement de la porte, je vis Elizabeth assise à la table de la cuisine. Elle avait préparé du bouillon de poulet – son fumet irrésistible m’était parvenu jusque dans les vignes – et penchée sur son bol, elle semblait étudier le reflet de son visage dans la soupe.
— Pourquoi t’as pas d’amis ? m’entendis-je lui demander à brûle-pourpoint.
Depuis une semaine, je l’observais diriger les vendanges d’un air accablé, malheureux, et à la trouver là, seule et manifestement souffrant de sa solitude, les mots avaient jailli d’eux-mêmes de ma bouche.
Elizabeth porta son regard dans ma direction. Doucement elle se leva et reversa le contenu de son bol dans la casserole. Craquant une allumette, elle alluma le feu dessous.
Elle se tourna vers moi.
— Et toi ?
— J’en veux pas, déclarai-je.
A part Perla, qui à présent attendait le bus à l’arrêt suivant pour éviter d’être vue en ma compagnie, les seuls enfants que je connaissais étaient ceux qui étaient dans ma classe. Ils m’appelaient l’orpheline, un surnom dont ils abusaient au point qu’à mon avis, même l’institutrice ne se souvenait plus de mon vrai nom.
— Pourquoi ? insista Elizabeth.
— Je sais pas, répondis-je, sur mes gardes.
En fait, je savais. J’avais été exclue temporairement pendant cinq jours après ce que j’avais fait au conducteur du bus, et pour la première fois de ma vie, je n’étais pas malheureuse. J’étais bien avec Elizabeth, je n’avais besoin de personne d’autre. Je passais mes journées à trotter derrière elle pendant qu’elle guidait ses vendangeurs vers les fruits mûrs et les empêchait de cueillir les grappes auxquelles il manquait un jour ou deux de soleil. Elle fourrait des grains de raisin dans sa bouche, et dans la mienne, et recrachait des chiffres qui correspondaient à leur état de maturité : 74/6, 73/7 et 75/6. Lorsqu’elle repérait un lot de grappes à point, elle indiquait à l’équipe : « C’est ça dont vous devez vous souvenir. Cet arôme-là – les sucres à 75, les tanins à 7. Voilà des raisins parfaitement mûrs, qu’aucun appareil ni aucun amateur ne sera jamais capable d’identifier. » A la fin de la semaine, alors que j’avais mastiqué et craché des grains de presque tous les ceps, le rapport sucre/tanins me venait à l’esprit avant même que leur goût se soit répandu dans ma bouche, comme si ma langue les déchiffrait comme une date sur un timbre-poste.
La soupe se mit à frémir. Elizabeth remua une cuillère en bois dans la casserole.
— Ote tes chaussures. Et va te laver les mains. C’est prêt.
Elizabeth posa sur la table deux bols et des pains aussi gros que des melons. Je brisai ma miche en deux et en sortis les tendres entrailles blanches pour les tremper dans le bouillon brûlant.
— J’avais une amie, commença Elizabeth. C’était ma sœur. J’avais ma sœur, mon travail et mon premier amour, et il n’y avait rien d’autre qui comptait pour moi. Puis, d’une seconde à l’autre, il ne m’est resté que mon travail. Ce que j’avais perdu, rien ne me semblait pouvoir le remplacer. Je n’ai plus vécu que pour mes vignes et pour que mes raisins soient les plus recherchés de la région pour la fabrication du vin. Le but que je m’étais fixé était si ambitieux, et cela m’a coûté tant de temps et d’efforts, que je n’ai pas eu une minute pour penser à mon chagrin.
Manifestement, le fait de m’avoir accueillie avait tout changé. Ma présence était un rappel constant de l’existence d’une famille, de l’amour, et je me demandai si elle regrettait sa décision.
— Victoria, s’enquit Elizabeth, d’un ton abrupt. Tu es heureuse ici ?
J’acquiesçai d’un signe de tête, le cœur battant la chamade. Personne ne m’avait jamais posé une question de cette nature sans enchaîner aussitôt sur une phrase du style : « Parce que si tu étais heureuse, si tu étais consciente de la chance que tu as de vivre ici, tu ne te conduirais pas comme une sale petite ingrate. » Mais le sourire d’Elizabeth, quand il éclaira son visage, n’exprimait qu’un profond soulagement.
— Bien, dit-elle. Parce que moi, je suis heureuse de t’avoir avec moi. Pour tout t’avouer, je ne me réjouis pas de te voir repartir demain pour l’école. Ce séjour à la maison t’a fait du bien, tu es plus détendue. C’est la première fois que je te vois t’intéresser à quelque chose, même si, je l’avoue, je suis un peu jalouse des raisins…
— Je déteste l’école.
Rien que d’articuler ce mot, je sentais ma soupe remonter au fond de ma gorge et me donner la nausée.
— Tu détestes ça à ce point ? Je sais que tu ne détestes pas apprendre.
— Oui, à ce point.
Je déglutis un grand coup, et j’ajoutai qu’on m’appelait l’orpheline et que c’était la même chose dans toutes les écoles où j’avais été : on me rejetait, on me collait une étiquette, on me surveillait et on ne m’enseignait jamais rien.
Elizabeth termina sa dernière bouchée de pain, puis porta son bol dans l’évier.
— Je vais te retirer dès demain de cette école. Je peux t’instruire beaucoup mieux à la maison. Et si tu veux mon avis, tu as assez souffert pour une vie entière.
Elle me prit mon bol pour le remplir jusqu’à ras bord.
L’apaisement que j’éprouvai alors fut si grand que je bus toute ma soupe et me resservis. Et malgré tout je me sentais si légère que je devais me retenir pour ne pas décoller de ma chaise et m’élever en tournoyant dans la cage d’escalier, jusqu’à mon lit.