5— Elizabeth ! appelai-je d’une voix étranglée, pressante.
La lune se levait derrière la caravane de Perla, dont la forme trapue et rectangulaire étirait son ombre sur la pente du coteau où je me tenais. Me répondant à l’instant, Elizabeth courut dans ma direction, entrant et sortant de l’obscurité jusqu’au moment où elle se retrouva devant moi. Le clair de lune étincelait sur les petits cheveux qui argentaient ses tempes. Son visage, noyé d’ombres, composait un ensemble de lignes et d’angles que rehaussaient deux yeux doux et ronds.
— Goûte, lui dis-je.
Mon pouls battait dans mes oreilles. Je levai une grappe en l’air, la frottai pour la polir contre mon tee-shirt humide puis la lui présentai.
Elizabeth saisit la grappe sans me quitter des yeux. Sa bouche s’ouvrit et se ferma. Elle mâcha, une fois, cracha les pépins, mâcha, avala, mâcha… Son expression changea. Ses traits crispés s’adoucirent comme si le sucre des grains les lissait. Ses joues se teintèrent d’un rose juvénile. Elle me sourit, et dans le même mouvement me prit entre ses bras puissants. L’accomplissement d’un tel exploit de ma part nous enveloppait dans une bulle de bonheur partagé. Je me blottis contre elle, fière, rayonnante, les pieds immobiles et le cœur lancé à cent à l’heure.
En me tenant à bout de bras, elle plongea les yeux dans les miens en disant :
— Enfin !
Cela faisait près d’une semaine que nous traquions la première grappe mûre. Un brusque réchauffement avait provoqué une augmentation de la teneur en sucre si brutale qu’elle rendait impossible l’évaluation de la maturité sur la totalité des parcelles. Elizabeth, folle d’inquiétude, m’avait envoyée à droite et à gauche comme si j’avais été un prolongement de ses propres papilles. Nous parcourions les rangs, suçant la pulpe, mastiquant la pellicule, crachant les pépins. Elizabeth m’avait donné un bâton pointu. Devant chaque cep dont je dégustais les baies, je devais tracer un O ou un X, ses symboles pour le soleil et l’ombre, suivi d’un rapport sucre/tanins. Je démarrai par le bord de la route : O 71/5, passai derrière les caravanes : X 68/3, puis grimpai le coteau au-dessus de la cave à vins : O 72/6. Elizabeth, qui sillonnait d’autres parcelles, venait de temps à autre mettre ses pas dans les miens, et goûtait un rang sur deux ou trois afin de vérifier la justesse de mes évaluations.
Elle n’aurait pas dû douter de mes capacités, d’ailleurs elle s’en rendait compte maintenant. Elle posa un baiser sur mon front et je me penchai vers elle sur la pointe des pieds. Pour la première fois depuis des mois, je me sentais désirée, aimée. Elizabeth me fit asseoir à côté d’elle sur la pente. La lune se levait dans la nuit silencieuse.
L’approche des vendanges avait estompé l’avertissement de Grant. Nous n’avions pas eu le temps de penser à Catherine et à ses menaces. A présent, alors que nous étions entourées de raisins mûrs, remplies d’amour l’une pour l’autre et pour les vignes, les mots de Grant me revenaient à l’esprit, et je frissonnai.
— Tu te fais du souci ? interrogeai-je.
Elizabeth était calme, songeuse. Avant de me répondre, elle releva ma frange et me caressa la joue.
— A propos de Catherine, oui, mais pas pour les vendanges.
— Pourquoi ?
— Ma sœur ne va pas bien. Grant n’a pas dit grand-chose, mais il avait l’air terrifié. Tu aurais compris si tu avais vu son visage, et si tu avais connu ma mère.
— Pourquoi ?
Je ne voyais pas quel rapport il pouvait y avoir entre leur mère défunte et l’état de santé de Catherine, ni la terreur de Grant.
— Ma mère était une malade mentale. Les dernières années de sa vie, je n’allais même plus la voir. J’avais trop peur. Elle ne se souvenait pas de moi, ou bien me rappelait une bêtise que j’avais faite et m’accusait d’être la cause de son malheur. C’était horrible, mais je n’aurais jamais dû la laisser seule, avec Catherine pour supporter ce fardeau.
— Tu aurais pu faire quoi ?
— J’aurais dû m’occuper d’elle. C’est trop tard, maintenant. Elle est morte il y a près de dix ans. Mais je peux encore m’occuper de ma sœur, même si elle refuse mon aide. J’en ai déjà parlé à Grant. Il trouve que c’est une bonne idée.
— Ah bon.
J’étais bouleversée. Nous avions passé la semaine à déguster douze heures par jour des baies de raisin. Comment avait-elle réussi à avoir une conversation avec Grant ?
— Il a besoin de nous, Victoria. Catherine aussi. Leur maison est presque aussi grande que la nôtre. Elle nous logera tous facilement.
Je commençai à secouer la tête lentement, puis de plus en plus vite. Mes cheveux fouettaient mes oreilles et mon nez. Elle voulait qu’on emménage chez Catherine. Elle allait me forcer à vivre avec celle qui avait gâché ma vie.
— Non, répliquai-je en faisant un bond de côté pour m’écarter d’elle. T’as qu’à y aller sans moi.
Elle se détourna, laissant mon cri du cœur en suspens entre nous.