Wallingford

Daniel était pour le moins handicapé par les bouillonnements liquides qu’il s’évertuait à contenir. Le trottoir, vieux, gris et craquelé, ne cessait de mettre des obstacles sur sa route. Il vira à droite dans Sunnyside Avenue, sauvagement déterminé à rentrer chez lui. Il avait honte. Daniel avait toujours été le guide de son âme, il avait toujours maîtrisé les autoroutes et les chemins secondaires de ce multivers fibreux. Dire qu’aujourd’hui il avait les plus grandes peines du monde à ne pas souiller son pantalon…

Le voisinage n’avait pas changé au point de n’être plus reconnaissable. En vérité, il n’avait jamais observé les maisons du quartier et se rappelait à peine les portes qui jouxtaient la sienne. Pressé comme il l’était, il n’avait pas le temps de dresser une liste des changements évidents.

Le soleil l’éclairait de ses rayons obliques. Ce corps nouveau et malade ne possédait ni montre ni clé ; il avait tapoté et fouillé son sac et ses vêtements, sans succès. Cependant, son corps et lui étaient d’accord sur un point : ces marches en béton, ce porche au toit en pointe, ces piliers carrés et fuselés appartenaient à la maison où ils habitaient, à leur chez-eux.

Sa maison. La même maison. Merci aux puissances de lui avoir laissé cela.

Aux puissances responsables de ma folie. Et aux messagers, peut-être ?

La pelouse était haute et brune, et les mauvaises herbes nombreuses. Il monta l’escalier, contourna la demeure en regardant par-dessus son épaule. Il n’était apparemment pas habitué à rentrer chez lui en plein jour. Il jeta un regard furtif au jardin, avant de s’y engager et de créer la panique parmi sa population aviaire. C’était une véritable jungle. Les vieux rosiers de sa tante manquaient à l’appel. Il nota leur absence alors qu’il faisait le tour du porche de derrière en essayant de se figurer où il pouvait avoir laissé sa clé. Il n’y a pas de clé…

On avait recouvert les fenêtres de papier.

Le corps se souvint, se mit à genoux – oh ! dans ses entrailles, le serpent se tordit –, ouvrit une fenêtre du sous-sol, se laissa glisser à l’intérieur, posa les pieds sur une boîte, puis sur un sol en béton recouvert de moquette – « splish-splash » –, le tapis détrempé, le sous-sol envahi par la moisissure. Il n’y avait pas d’électricité. Dans les ténèbres, il escalada l’escalier, se cogna l’épaule contre le mur du rez-de-chaussée et avança à tâtons vers la salle de bains.

Il baissa son pantalon et trouva les toilettes. La douleur fut telle qu’il ne put se retenir de crier. Il faillit même s’évanouir.

Daniel s’affaissa contre le mur, appuyant son coude contre le dérouleur de papier en bois.

Une demi-heure plus tard, il se pencha en avant, et sa main trouva une bougie sur le lavabo. Une allumette, une boîte d’allumettes. Il gratta le morceau de bois et alluma la bougie, se déshabilla et prit une douche froide. Il laissa le corps faire ce qu’il avait l’habitude de faire.

Il sortit un pied de la cabine et saisit une serviette crasseuse. Se regarda dans le miroir de l’armoire à pharmacie. Les yeux enfoncés et ternes. Les cheveux fins, en désordre, le teint terreux sous une barbe broussailleuse.

Des années à n’ingurgiter des calories que sous la forme de boissons alcoolisées.

Il entendit une voix rauque sortir du champ de ruines de sa bouche, entre ses dents pourries…

— Oh… mon… Dieu !

Ce n’était pas Daniel Patrick Iremonk. Ni aucun autre Daniel. Cette fois, il s’était fourré dans un corps complètement étranger. Il s’était retrouvé dans un jeu d’un nouveau genre, révélant un aspect stupéfiant et jusque-là inconnu de son talent si spécial.

Il était à l’intérieur d’un autre homme, vivait la vie d’un autre.