La Kalpa

Le soulagement ressenti par Ghentun en quittant la Tour brisée fut manifeste, même pour son jeune compagnon. Ils ne parlèrent presque pas durant la descente vers les quartiers supérieurs du bion, et, en dépit du regard brillant de curiosité de Jebrassy, Ghentun ne fit aucun effort pour dissimuler la réalité épouvantable de la cité. Si le Bibliothécaire pouvait fournir aux créatures une éducation sélective, rien n’interdisait au Conservateur de la compléter avec des exemples concrets : en accompagnant Jebrassy jusqu’en bas, en lui montrant à quel point la situation de la cité était devenue difficile.

Jebrassy parla peu tandis qu’ils traversaient les quartiers les plus élevés du premier bion et empruntaient des pistes et des canaux sinueux, qui constituaient une véritable toile tridimensionnelle. Celle-ci avait été tissée autour de surfaces complexes, parsemées de sphères et d’extrusions qui se déplaçaient avec lenteur, comme des bateaux sur une mer fluide. D’autres structures s’étiraient à l’horizontale ou étaient suspendues dans le vide sous les courbes du réseau. Jebrassy grimaça devant cet étalage de puissance quasi surnaturelle, voué à l’échec, au désastre, à présent.

Les intrusions avaient attaqué tous les niveaux de la Kalpa, coupant nombre de pistes et de canaux, qui, tels des fouets, avaient dévasté les quartiers qui les entouraient sur des kilomètres à la ronde et sectionné d’autres voies. Les zones habitées étaient ravagées, en ruine, jonchées de débris tremblotants.

— Je ne comprends pas, parvint juste à dire Jebrassy, comme ils quittaient les quartiers des Eidolons et approchaient des ruines de la crèche.

— Bienvenue dans nos mondes perdus, supérieurs et inférieurs, jeune créature, murmura Ghentun. Personnellement, je me sens davantage chez moi en bas.

Ils traversèrent le domaine de la Modeleuse ou, plutôt, ce qu’il en restait : barrières brisées, machines écroulées réduites en monceaux de scories noirs et fumants. Heureusement, il n’y avait aucun signe des jeunes tués. La Modeleuse aux nombreux bras avait fait de son mieux pour nettoyer les lieux après les intrusions les plus dévastatrices. Il était clair néanmoins que la crèche avait disparu. Jamais plus les Ombres ne confieraient de jeunes créatures aux adultes des Gradins pour être élevées selon la tradition.

Ils s’arrêtèrent en silence devant la Modeleuse, qui caressa brièvement Jebrassy avec un doigt long et chaud. Choqué et gêné, Jebrassy eut un mouvement de recul. Soudain, des connaissances nouvelles affluèrent en lui, le remplissant comme un repas riche et énergétique, lubrifiant l’ensemble de son corps. Il aima cette sensation. En revanche, il regretta la prise de conscience subite de la gravité de la situation et de l’ignorance qui avait dominé toute son existence.

Il se sentit petit, mais pas diminué. Il aurait tant de choses à raconter à Tiadba quand ils se retrouveraient. Ils seraient bientôt réunis, il en était certain, et ce malgré la présence lugubre du Grand, que le laissa perplexe. À dire vrai, il aurait presque préféré entreprendre ce voyage tout seul.

Une créature et un Grand – un Soigneur – pourraient-ils jamais collaborer en égaux ? Jebrassy pensait être à la hauteur de cette mission, mais il doutait que le Conservateur parvienne à le suivre une fois qu’ils seraient dans le Chaos.

Ghentun donna ses dernières instructions à la Modeleuse, en utilisant des mots que Jebrassy ne pouvait pas comprendre : non pas parce qu’ils étaient inaccessibles ou trop compliqués, mais parce qu’ils appartenaient à un domaine spécifique qu’il ne maîtrisait pas.

— La dernière génération, dit Ghentun tandis qu’ils quittaient la crèche. C’est triste, même s’il était largement temps.

— Pourquoi ? demanda Jebrassy. Les créatures ne valaient-elles pas la peine d’être créées ?

Ghentun baissa les yeux avec un étonnement teinté de respect. Peut-être le Bibliothécaire avait-il dispensé ses informations un peu trop librement ou avait-il permis aux créatures d’atteindre un degré de sophistication plus élevé que prévu. Ou alors avaient-ils tous sous-estimé les aptitudes de leurs créations. De la même manière que les Eidolons avaient tendance à sous-estimer celles des Soigneurs.

Traverser les Gradins fut une expérience très difficile pour Jebrassy, que le Conservateur avait rendu invisible, comme lui.

Quelques créatures avaient survécu. Elles erraient au milieu des ruines fumantes, stupéfaites par la destruction de leurs blocs, de leurs champs, mais néanmoins occupées à remettre de l’ordre dans leur vie : ce qui n’était manifestement pas possible.

La destruction des niveaux supérieurs dépassait la capacité de compréhension de Jebrassy. Celle de l’endroit où il avait toujours vécu, en revanche, lui fit très mal. C’était comme si un drap mortuaire noir avait été jeté sur son désir d’aventure, sur son envie de relever des défis.

Il s’était fait à l’idée qu’il ne rentrerait sans doute jamais chez lui. C’était d’autant plus évident que son chez-lui n’existait plus.

— Je suis triste, dit-il à Ghentun, comme ils descendaient vers les canaux grâce à un ascenseur secret. Comment la tristesse pourrait-elle être libératrice ?

La traversée des canaux striés de noir qui longeaient les bordures externes des trois îles – dans la lumière vacillante de la voûte partiellement écroulée – fut extrêmement rapide. Toutefois, Jebrassy eut le loisir de réfléchir durant la marche vers le campement où Tiadba et les autres avaient subi leur entraînement. Le temps d’atteindre les abris, les tentes et les traces de pas éparpillées sur le sable, son moral était au plus bas.

Il s’accroupit. Quelqu’un s’était agenouillé, puis assis ici. Il se baissa pour renifler le sable fin.

— Elle était ici.

— Cela ne fait aucun doute.

— À quelle distance se trouve-t-elle ?

— Nous avons parcouru quarante-cinq kilomètres. Il faut en compter une soixantaine de plus jusqu’aux générateurs internes et aux terres intermédiaires. C’est la dernière fois que nous nous posons ce genre de question ; après cela, les distances n’auront plus aucun sens.

Jebrassy comprit.

— Qu’arrivera-t-il si la Kalpa tombe ? demanda-t-il. Sera-t-il vain d’essayer d’aller où que ce soit ? Que se passera-t-il si nous ne parvenons pas à mesurer…

— Mieux vaut ne pas penser à cela pour le moment, le coupa Ghentun. Contentez-vous de pleurer vos morts et de chérir leur souvenir.

Le Conservateur s’agenouilla devant la jeune créature, triste et fier à la fois. Comme un père.

Quelque temps plus tard, il conduisit Jebrassy sous le dôme argenté et lui montra les trois dernières armures. Pahtun n’étant plus là pour leur montrer comment s’y prendre, ils durent se débrouiller tout seuls.

Jebrassy choisit une combinaison bleue, qu’il enfila sans trop de difficultés. On aurait dit qu’il avait accompli ce geste à de nombreuses reprises. Lorsque Ghentun le lui fit remarquer, la créature haussa les épaules.

— Je ne me rappelle les choses que lorsqu’elles se produisent… ou alors je ne me rappelle pas du tout. Mais mon corps, lui, se souvient. Ou bien… ou bien le Bibliothécaire est en train de lire mon histoire et saute des passages pour aller plus vite…

Cette dernière phrase déstabilisa Ghentun. Qui guiderait qui, dans cette dernière mission ? Les distances avaient été bouleversées de plus d’une façon.

Le Conservateur essaya un des costumes d’instructeur, qui s’adapta plutôt bien à sa silhouette plus trapue. Il décida de sceller ses gants plus tard.

— Quelqu’un arrive, annonça Jebrassy en pointant le doigt vers l’autre côté du canal.

Ghentun vit une forme petite et pâle briller sur la toile de fond noire d’une cicatrice laissée dans le sol du canal. La silhouette courait à grandes enjambées maladroites et erratiques.

— Ce n’est pas une créature, ajouta Jebrassy avec une pointe d’inquiétude. Et ce n’est pas assez gros pour être un Grand.

Ghentun étira sa vision aussi loin que le lui permettaient ses capacités de Soigneur. Le personnage était un épitomé : une fraction de Grand Eidolon.

Ils restèrent où ils étaient et attendirent.

— Je le connais, reprit Jebrassy, tandis que l’épitomé approchait. Je reconnais son visage.

— Il a montré son visage ? s’étonna Ghentun.

En dépit de sa démarche maladroite, le personnage se déplaçait assez rapidement.

— J’ai traversé une épreuve terrible, commença l’épitomé en les rejoignant sur le sol sablonneux. Je suis devenu primordial… enfin, je crois que je ne suis pas tout à fait terminé. (Il leva une main petite et pâle, et la tourna dans tous les sens, comme s’il la voyait pour la première fois.) Les limites ont leurs limites, à ce que je vois. (Il regarda avec envie le doigt-fleur de Ghentun.) Vous est-il utile ? En tout cas, il a l’air bien pratique.

Ghentun repensa à son propre retour au statut primordial et grimaça. Embarrassé, il serra les poings. Il n’était pas très poli de parler des doigts-fleurs aussi ouvertement.

— Je serais recuit dans quelques heures, continua l’épitomé. Dehors… je serai capable de survivre quelque temps. Mais, tout comme vous, j’aurai besoin d’une certaine protection. N’est-ce pas merveilleux ?

— Comment devons-nous vous appeler, Eidolon ? demanda Ghentun, soudain attaché à une politesse futile.

De fait, les règles avaient toutes été brisées. À sa connaissance, aucun Grand Eidolon n’était jamais devenu primordial. C’était une sorte d’affront : à la fois un sacrifice et une remise en cause des privilèges des classes inférieures.

— Appelez-moi Polybiblios, je vous prie, répondit l’épitomé. Par tradition, je serai mâle, aussi serai-je « lui » plutôt que « cela », qui serait pourtant plus approprié. La véritable sexualité ne signifie plus rien pour nous, sauf peut-être pour la jeune créature ici présente.

Jebrassy se sentit gêné à son tour.

— D’une certaine manière, je suis la meilleure partie du Bibliothécaire. En tout cas, je jouirai de cette illusion tant que personne ne viendra me prouver le contraire. Puis-je me joindre à vous, jeunes marcheurs ? Je vous promets de rester aussi humble que possible. Peut-être même vous serai-je utile, comme ce doigt extraordinaire.

Ghentun scella ses gants et mit les mains derrière son dos.

L’épitomé s’assit sur le sable d’un air ravi et ramassa une poignée de poussière grise, qu’il laissa s’écouler entre ses doigts.

Jebrassy s’était attaché à ce fragment du Bibliothécaire qui lui avait tenu compagnie pendant sa période d’apprentissage à la Tour. Cependant, le voir incarné dans un corps réel, si proche du sien, à l’extérieur de la Tour, était pour le moins déstabilisant.

— En quoi nous serez-vous utile ? demanda-t-il.

— J’ai apporté ceci, répondit Polybiblios en leur montrant une boîte grise. Rien ne se produira sans cet objet. Rien d’important, en tout cas. L’Histoire arrivera tout simplement à son terme. Et après tout ce temps, ce serait bien dommage.