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Tous les trois – Jebrassy, Ghentun et l’épitomé du Bibliothécaire – virent la pâleur au-dessus du centre de la vallée.
Ils avaient parcouru de nombreux kilomètres, s’étaient parfois rapprochés de ces Dieux morts qui, disposés tout autour du cercle de pierre, semblaient se regarder. Leurs visages – terme peu approprié, il est vrai – exprimaient un genre d’arrogance calme et songeuse modelée par des billions d’années de changements choisis, d’une évolution contrôlée et intelligente ; une variété de visages et de formes à la fois séduisantes et incompréhensibles, monstrueuses et belles, telle une collection de créatures marines dispersées sur un récif ancien et éternel.
— Revivront-ils un jour ? demanda Ghentun.
Alors que Polybiblios était sur le point de répondre, Jebrassy lâcha :
— Nous n’avons plus le temps d’écouter vos leçons et de recevoir vos connaissances. Il faut avancer.
L’épitomé l’écouta avec une patience amusée.
— Le temps est effectivement plus court, maintenant. Toutefois, il ne s’écoulera pas à la même vitesse pour les autres et ne couvrira pas forcément les mêmes instants. Il s’agit d’une Turvie. Si les chemins conduisent tous au centre, chaque passage, chaque porte s’ouvre sur une route différente.
— Je croyais qu’il ne subsistait plus que deux destins, s’étonna Ghentun.
— Des destins, oui. Cependant, dans une Turvie, ces chemins sont parfois tourbillonnés au point d’en sembler parallèles. On peut sauter de l’un à l’autre mais, en réalité, ils sont identiques, puisqu’ils appartiennent à une même spirale. Dans maintes parties du Chaos, les lois de l’infiniment petit sont évidentes. Par exemple, il faut tourner deux fois sur soi-même pour faire face à la même direction. Dans cet endroit, tout est encore plus compliqué. On peut voir derrière soi et croire qu’il existe une sortie, une retraite, toutefois, si nous essayions de faire demi-tour, nous échouerions.
— Mais nous pourrions sauter d’une voie à l’autre et arriver au centre plus vite, n’est-ce pas ? proposa Jebrassy.
— Non, répondit l’épitomé. Nous sommes là où nous devons être.
Droit devant, les nuages agglutinés s’étaient amalgamés en une montagne de glace inversée aux contours pareils à des lames cannelées.
— Les chemins se rejoindront bientôt, reprit l’épitomé. Le cosmos connaît ses derniers instants. La révolte des très petits est sur le point de commencer. Et je ne parle pas de vous, jeune créature. La pression sur le Typhon augmente. À partir d’ici, l’ancien maître ne sait pas comment changer.
— Quelle pression ? demanda Ghentun.
— Ceci est tout ce qui reste. Du Chaos, il ne subsiste que deux cercles. L’un d’entre eux entoure ce val, l’autre la Kalpa. Peut-être sont-ils toujours reliés par un chemin parsemé de débris de passé. Je ne sais pas. À moins qu’il soit fermé, lui aussi. À l’extérieur, il n’y a rien. Tel est l’héritage du Typhon. En dépit de sa puissance, il ne laisse aucune trace, seulement le vide. Il a essayé d’être un dieu et a échoué. Il n’a nulle part où aller, désormais… il ne peut s’échapper.
— Aucune histoire ne sera terminée, alors ? murmura Jebrassy d’un ton d’abord incertain, puis dégoûté.
— Non. Ce qu’il adviendra si jamais nous réussissons dépasse ma capacité de compréhension. Nous serons comme des enfants devant des merveilles. Il existe une force plus grande que tout qui, jusqu’ici, n’a prêté presque aucune attention à nos milliards de siècles d’Histoire.
— Hmm… le Dormeur ? demanda Jebrassy, qui en avait assez de son ignorance.
Il voulait apprendre, découvrir par lui-même. Il voulait savoir ce qui était arrivé à Tiadba.
Mais il avait presque peur de la vérité.
— La Turvie sera la dernière chance du Typhon, reprit l’épitomé. Il va essayer de nous capturer et d’empêcher les pierres de se réunir. Méfiez-vous des bandes, des Glisseurs, des Éclaireurs, des Ascendants, des Silencieux… S’ils n’ont nulle part où aller, ils viendront nous chercher.
Ils reprirent leur marche vers la cuvette et le centre vert du val. Droit devant, des piliers de glace bleus s’élevaient dans le ciel à la rencontre de la montagne inversée aux contours lumineux.
— Quelque chose arrive, dit Jebrassy. Ce n’est pas une bande, ni un monstre. C’est quelque chose d’autre, je le sens.
— Moi aussi, confirma l’épitomé. Ils le sentent tous.
Un couinement aigu et fin résonna. Il arrivait de toutes les directions à la fois : un cri obscène, étranglé, crissement et mise en garde mêlés.
Les géants qui se dressaient au pied des montagnes essayaient de parler. Certains semblaient même sur le point de s’ébranler. Ils tremblotaient, tout raides, soulevant des nuages de suie et provoquant des glissements de gravats autour de leur base.
— Ils ont déjà vu cela, dit Polybiblios. C’est cette vision qui a remplacé leur sang et leur moelle, a fait d’eux des fossiles. Depuis une demi-éternité, le Témoin nous met en garde contre ce qui est en train d’arriver.
» Le Typhon n’a nulle part où se cacher. Il arrive accompagné de tous ses serviteurs : ceux qu’il a capturés et torturés. Ici, nous retrouverons ma fille.