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Un soupçon horrible grandit en Tiadba. Ils étaient arrivés si loin, n’avaient perdu qu’un seul membre de leur équipe – Perf, au début même de leur périple –, et pourtant elle ne se sentait pas plus proche de Nataraja et ne pouvait s’empêcher de craindre un désastre imminent. Pis, elle commençait à douter du signal : la note musicale émise depuis la Kalpa, qui résonnait dans leurs casques lorsqu’ils se dirigeaient dans la bonne direction et faiblissait quand ils s’en écartaient. L’ombre d’un savoir harcelait le fond de ses pensées lasses… le fantôme d’un présage.
Les marcheurs se reposaient à l’ombre du générateur portable, au sommet d’une autre crête inversée : une colline d’un côté, une vallée de l’autre, le tout balayé par une lumière aux propriétés étranges, qui paraissait venir de toutes les directions à la fois. Partout, des mirages, quelque peu redressés et corrigés par leurs visières. Du côté de la vallée inversée, ils faisaient face à une bande large et peu usitée, qui menait à une vaste plaine sablonneuse entourée de hautes montagnes dentelées. Quelques voyageurs, rapides et proches du sol – une variété de Silencieux –, filaient à toute allure et disparaissaient derrière des affleurements rocheux. Aucun ne semblait jamais atteindre la plaine.
De tous les côtés, nichées au milieu des montagnes tels des jouets négligemment jetés, se dressaient de grandes silhouettes figées, tournées – si l’on pouvait dire – vers une grande masse architecturale verte.
La voix de Pahtun suggéra qu’il pouvait s’agir du val des Dieux morts, que l’on distinguait parfois du sommet de la Tour brisée. Aucun Pahtun n’était jamais allé aussi loin. Les montagnes entouraient la Maison du sommeil vert. Celle-ci avait sans doute changé, comprimée en une illusion qui enveloppait l’ancienne cité rebelle de Nataraja. Finalement, ils étaient peut-être tout proches de leur destination, si tant est que Nataraja vaillent encore la peine d’être trouvée.
Une fois, tandis qu’ils se reposaient – ou plutôt qu’ils avançaient en traînant les pieds –, Khren vit quelque chose bouger à l’autre bout du val, à une distance impossible à déterminer, comme une horde d’insectes se déversant par-dessus une crête : peut-être d’autres échos de marcheurs, perdus et pitoyables. Tiadba regarda dans cette direction – en tâchant de faire abstraction des effets de lumière trompeurs – et aperçut très brièvement une minuscule lumière bleue, si puissante qu’elle eut presque mal aux yeux malgré le filtre de sa visière.
Quelque temps plus tard, Khren eut la même vision. Macht, Nico et Denbord pensaient tous les trois qu’il s’agissait d’échos, de dizaines de milliers de marcheurs capturés et déformés revivant leur frustration à l’infini. L’idée que des créatures qui étaient parvenues aussi loin aient fini par se faire prendre au piège d’une illusion de triomphe avait de quoi impressionner ; du moins était-ce l’avis de Nico.
— Peut-être même se disent-ils chaque fois qu’ils ont réussi. C’est une prison bien vicieuse.
Herza et Frinna écoutèrent mais ne firent aucun commentaire. Depuis bien longtemps déjà, elles n’avaient pas prononcé un mot… plusieurs cycles de l’arc de feu. Ces derniers s’étaient d’ailleurs ralentis. Ils n’avaient aucun moyen de calculer la distance parcourue et ne savaient même pas depuis combien de temps ils marchaient. Même la voix de Pahtun l’ignorait.
— On est arrivé à mi-chemin de nulle part, dit Nico avant de s’affaler dans un creux de roche noire, le casque posé sur ses mains gantées.
Cela faisait de nombreux cycles qu’ils n’avaient pas eu la possibilité de respirer l’atmosphère extérieure.
— Que sont ces choses, dans les montagnes ? demanda Shewel.
— Des cauchemars, répondit Denbord. Perf a eu de la chance. Il aurait détesté les voir.
Tiadba s’assit entre Denbord et Nico qui, d’après ce qu’elle voyait à travers la visière dorée de son casque, arborait une mine pensive. Leurs armures étaient devenues avares en explications, ces derniers temps.
— Je crois avoir compris, commenta Nico d’un ton prudent. C’est comme une vitrine de trophées… des trophées ramenés d’une petite guerre. En plus grands, évidemment.
— Comment cela ? s’intéressa Khren.
— Qui les collectionne ? demanda simultanément Macht.
— Nous avons vu beaucoup de choses depuis que nous avons quitté les Gradins, reprit Nico. Nous avons rencontré des Grands et des choses dans le Chaos qui pourraient être des créatures, ou pas. Nous savons que les gens ne nous ressemblent pas toujours et qu’ils étaient très différents dans le passé. Le monde, autour des Gradins, était beaucoup plus vaste que nous l’imaginions. Pensez à tous ces gens… Des gens différents, bizarres, mais en même temps si proches de nous, comme dans les livres de Tiadba. À supposer que ces histoires soient vraies…
— Je pense qu’elles le sont, dit Khren.
— Elles se contredisent, rétorqua Shewel.
— Exact, acquiesça Nico. Mais imaginez… Pour une fois, tâchez de dépasser votre condition de créature et pensez en dehors de tout ça. Pensez à tout ce temps, à tous ces peuples si différents, pensez au Typhon qui brûle et réduit tout, qui joue et détruit à la fois… au Typhon empli de haine…
— Ou empli de rien du tout, intervint Khren.
Nico hocha la tête.
— Plus vide que vide. Pensez à ces époques révolues, aux histoires que nous n’entendrons jamais, aux gens qui les ont vécues et ne nous ressemblaient pas, petits et grands : des géants plus grands que nos Grands, des êtres plus petits que la plus petite des créatures, plus étranges que quiconque dans la Kalpa, des veillées et des sommeils en nombres infinis… Nous sommes ces gens… (Il laissa échapper un soupir triste.) Certains d’entre eux étaient peut-être comme des dieux, et pourtant tous ont été vaincus. Leurs histoires ont été dépecées, déchiquetées, brûlées, mais leur image et peut-être même leur corps ont été apportés ici, alignés sur ces montagnes tels des trophées. Pour nous faire peur. Toutefois, si nous considérons les choses sous cet angle, ce ne sont pas des dieux morts, mais des gens. Nous sommes ces trophées.
— Nous pourrions bien nous retrouver à leurs côtés, remarqua Khren. Quelques trophées de plus.
— On serait en famille, ajouta Nico.
Tiadba sentit sa poitrine se remplir et sa respiration s’accélérer.
— Moi, ils continuent à me faire peur, murmura Herza.
— S’ils se réveillaient pour jeter un coup œil alentour, ils risqueraient de ne pas se souvenir que nous sommes parents, enchérit Frinna. Doit-on absolument s’en approcher ?
Tiadba se redressa et régla sa visière. Des formes étaient en train de se rassembler dans le val : un nuage qui brouilla l’arc de feu, une brume tombée du ciel chiffonné.
— Vous avez vu ? demanda-t-elle.
Ils escaladèrent les rochers acérés, et leurs casques mirent en commun leurs données pour leur offrir une image exploitable de ce qui surplombait la masse verdâtre au centre du val.
— On dirait une montagne inversée, suspendu dans le vide, dit Khren.
— Une montagne de glace, ajouta Denbord.
— Une Turvie, résonna la voix de Pahtun. Cela peut-être dangereux.
— Qu’est-ce qu’une « Turvie » ? demanda Tiadba.
— Nous ne savons presque rien sur elles. Elles se déplacent sans arrêt dans le Chaos. Les Turvies sont dangereuses parce que toutes les forces du Chaos se regroupent autour d’elles : de nouvelles bandes se forment, les serviteurs du Typhon affluent, ses prisonniers deviennent encore davantage ses esclaves. Les Turvies provoquent des changements rapides, nombreux et imprévisibles.
— Plus de monstres ? demanda Frinna.
La jeune femelle se rapprocha de Herza et attrapa Denbord par le bras. Celui-ci ne résista pas.
Macht s’était éloigné du groupe et regardait fixement la zone qu’ils venaient de traverser.
— Tout rétrécit de nouveau ! cria-t-il. Je vois la Kalpa. Le Témoin… il est là aussi !
Tiadba se retourna et fut prise de vertiges. La lumière se tordait en boucles comme celles d’un pas de vis. Il était effectivement possible – probable, même – que le Chaos soit encore en train de se dégonfler comme un ballon de baudruche. S’ils avaient attendu, auraient-ils eu besoin de marcher autant pour arriver jusqu’ici ?
— Nous sommes sur une bande ! hurla Frinna.
Les rochers devinrent lisses et collants, et emprisonnèrent leurs bottes à une vitesse stupéfiante. Soudain, ils eurent l’impression d’être transportés par la bande vers le fond du val. Tout autour d’eux, des brèches s’ouvraient dans les montagnes, d’où jaillissaient des bandes qui se déroulaient vers la masse verdâtre située au centre de la cuvette.
Khren brandit leur dernière clave, mais un fouet la lui arracha des mains avant qu’il ait eu le temps de l’activer.
Ils étaient pris au piège.
Déjà, des ombres les menaçaient, des yeux à moitié aveugles, meurtris et inquisiteurs, des visages abîmés et aplatis juchés sur des corps hauts et arqués… et, autour d’eux, des membres fins et raides qui glissaient sur la bande.
Paralysée, Tiadba regarda les autres se faire soulever un à un par des serres quasi invisibles et suspendre, poupées désarticulées, dans les airs.
Le plus étrange et le plus grand de tous les Silencieux – amalgame de trois visages doté de quatre yeux voilés, ternes, aux minuscules pupilles noires – s’éleva, puis se pencha sur elle pour lui lancer un regard mauvais. Un bras terminé par une main pareille à un buisson d’épines l’agrippa.
Du centre du val – de l’édifice vert dépoli surplombé par une montagne de glace – vint un horrible trille suraigu, pareil à la démonstration de joie forcée de millions de choses perdues et sans espoir de salut…
Des choses que l’on forçait à chanter.
Sur les montagnes environnantes, les silhouettes figées se mirent à remuer sans pour autant être animées de vie, d’une manière que les créatures n’auraient pu appréhender. Elles descendaient de leur piédestal en tremblotant, se regroupant à contrecœur pour observer ou peut-être participer à la Turvie.
Sous les yeux de Tiadba, ses compagnons furent dénudés un par un. Alors vint son tour. Pour commencer, le Silencieux aux trois visages et aux quatre yeux lui exposa les bras et les jambes. Pendant le processus, ses globes oculaires ne cessèrent de vibrer, de frissonner. Puis ses mains en épines agrippèrent son casque, et l’ouvrirent en deux au moment où la voix de Pahtun délivrait son ultime message :
— Ceci n’est pas votre destination. Le signal…
Tiadba ne ressentit aucune douleur. Cependant, un genre de vide aspira tout espoir de son esprit, avant de fouiller, de couper, d’écarter…, de trouver ce qu’il cherchait.
Ta sœur.
Non pas une voix ni une présence… Le vide des vides, le silence d’une chose qui n’avait pas de voix et en utilisait des milliers d’autres pour transmettre ses messages.
Vous ne serez pas réunies.
Vos histoires ne seront pas contées.
Ses compagnons n’étaient pas morts. Ils étaient très peu changés et, malgré la perte de leur armure, continuaient à résister. Ils s’agitaient, gigotaient, bougeaient les lèvres sans émettre le moindre son. Les Silencieux emmenèrent leurs minuscules prises le long de la bande vers le centre du val. Tiadba tourna lentement sur elle-même et, à la lumière d’éclairs tourbillonnants, vit les géants se réunir et la structure verdâtre gagner en netteté, prendre des contours irréguliers, révéler des formes dentelées sous la masse blanche suspendue dans les airs… Une illusion ancienne et chatoyante, désormais profanée, caricaturée. Des tours et des dômes de jade transparent emplirent le val. Tiadba les reconnut pour ce qu’ils avaient été.
Depuis le début, c’est là que se termine mon voyage.
Les marcheurs furent transportés jusqu’à Nataraja la perdue, la hantée : la Fausse Cité.