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Voir était devenu encore plus difficile. Aucune torsion de l’image, aucun plissement d’yeux n’aurait pu venir à bout de la perversion optique. Même à l’intérieur de leur coiffe protectrice – dont Jack aurait eu bien du mal à expliquer le fonctionnement –, il se sentait polluer par ces visions qui, d’une manière obscure, se faufilaient dans ses yeux.
Certains endroits paraissaient à la fois vivants et pourris, tel un entrelacs d’arbres morts et verts ou une ville incendiée et rasée par des bombardements. Ici, tout était minable, déprimé, terne, dépourvu de volonté et d’enthousiasme : un échec paresseusement entretenu.
Tout n’était que décrépitude.
Reposer ses yeux apportait peu de réconfort.
Jack avait remarqué que Glaucous s’efforçait de gagner son affection et sa confiance, de l’attirer dans un panier ou dans l’autre : le sien ou, à défaut, celui de Daniel. Daniel était faux, évidemment. Bien que passif, il donnait l’impression d’être sournois, et mentait même quand il se taisait. La vérité, lorsqu’elle sortait de sa bouche, était trompeuse, car, alors, il ne s’agissait pas de sa bouche. Glaucous était à peine meilleur : en apparence honnête, mais mauvais par nature.
Toutefois, ils se devaient de rester ensemble. Leurs corps rejetaient ce qu’il y avait à l’extérieur de la bulle. Il suffisait que l’un d’entre eux prenne six ou sept pas de retard – personne n’avait osé traîner davantage – pour que tous se sentent épuisés, aient le souffle court et la migraine, et se mettent à éternuer –, du sang leur sortait alors du nez, des oreilles et même du bout des doigts. Ils étaient maculés de suie et de croûtes de sang. La bulle leur permettait de sentir quelques odeurs, des fantômes de parfums : folie, brûlure, âcreté maladive.
Personne n’était censé se trouver ici. Cet endroit ne tolérait pas les intrus. Ils ne voyaient presque plus rien : une faible lueur, droit devant, des ténèbres agitées tout autour, un vide flou, un gris vicié, une absence de rien et de tout, à peine moins dérangeante que le décor plus défini dans lequel ils avaient évolué jusque-là.
Parfois, les rides et les ondulations prenaient l’aspect trompeur d’un paysage. Cependant, cela ne durait jamais longtemps – comme un objet mal fabriqué –, et le vide reprenait rapidement ses droits.
Quelque chose entoura le vide et tournoya brièvement, ce qui leur donna l’impression furtive de se trouver à l’intérieur d’une roue ou d’un gyroscope. Puis la chose disparut.
Ou alors n’avait-elle jamais existé.
Le motif sur la boîte.
Jack avait presque perdu tout espoir de retrouver Ginny. Ils n’étaient pas parvenus à retrouver sa trace. Sous leurs chaussures, il n’y avait que de la roche ancienne et solide. La pierre de Ginny l’avait probablement entraînée dans la même direction qu’eux. Du moins le supposaient-ils, puisque celles de Daniel se comportaient comme la sienne.
Les villes mortes et désertes étaient désormais derrière eux : des coquilles incompréhensibles, détachées d’époques éloignées et perdues, échouées, soumises à de perverses inspections, à des dissections furieuses, puis – Jack essaya de se l’imaginer, de le reconstruire – rejetées sans ménagement.
Des villes entières abandonnées comme des cadavres meurtris, marquées, éparpillées au hasard dans une réaction haineuse. Ce travail de destruction était l’œuvre d’une chose mauvaise, mécontente, sans étoiles, omnipotente quoique ignorante de tout ce qu’elle abritait, de tout ce qui l’entourait.
Son envie grandissait.
La voix rauque de Glaucous le tira de ses rêveries.
— J’ai monté la garde pendant que vous dormiez. Nous avons contourné des collines ou des montagnes.
— Pendant que nous dormions ? s’étonna Daniel. Mais nous n’avons pas cessé de marcher !
— Marcher ne vous empêche pas de dormir.
— Cauchemars sans sommeil, dit Jack, le nez plissé.
— Mensonges sans raison, contra Daniel, avant de regarder à gauche, vers Glaucous.
Leurs chaussures produisaient un bruit désagréable lorsqu’elles se posaient sur la bulle et la pressaient contre la roche noire et irrégulière : un genre de crissement humide.
— Messieurs, intervint Glaucous pour éviter que la situation dégénère. (Soudain, il s’arrêta et regarda droit devant lui avec des yeux ronds.) C’est impossible…
Jack et Daniel firent deux pas supplémentaires avant de s’arrêter eux aussi.
— Qu’est-ce qui est impossible ? demanda Jack.
— Je suis un gars raisonnable, insista Glaucous en essuyant avec sa manche ses joues couvertes de sueur.
C’était au tour de Jack de voir quelque chose bouger : de petites formes noires, basses et luisantes, dotées d’une queue qui s’agitait dans les airs. Vaguement familière et aucunement effrayante, leur présence ici n’en était pas moins surprenante.
— Des chats, dit Jack à un Daniel incrédule.
— Des chats aux capacités étonnantes, ajouta Glaucous. Des Changeurs puissants et doués ; certains sont mêmes des Opportunistes. Des dieux et des maîtres pour ceux qui rongent et ratatinent les choses.
Les formes s’évanouissaient.
Glaucous prit une profonde inspiration.
— Ces collines et ces montagnes… on me les a décrites. Elles entourent un lieu mauvais. (Il fit mine de creuser un sillon dans les airs.) C’est là, m’a-t-on dit, que la Mite dépose les bergers et leurs pierres. Une cavité longue et peu profonde, comme une vallée ceinte de pics élevés, entourée de choses indicibles faites prisonnières dans des endroits lointains. Et, en son centre, une cuvette dotée de trois entrées tressées des destins : des passages déconcertants pour les Opportunistes et les Changeurs.
» C’est le royaume de la Princesse de Craie.