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La Fausse Cité frémit, craque, rapetisse. Jebrassy ignore pourquoi il marche toujours, pourquoi ses yeux ne sont pas aveugles.
Il regarde Polybiblios qui, pour une raison mystérieuse, s’est effondré, puis s’agenouille à côté de l’épitomé. À quelques pas de là, Ghentun est tombé, lui aussi. Leur substance et leurs contours à tous les deux vacillent.
— La Kalpa approche de sa fin, dit Polybiblios. Le marché conclu par le Prince de la Cité ne signifie plus rien. Je ne puis durer plus longtemps que mes destins stockés dans l’enceinte de la cité. Toutes mes lignes de vie mourront en même temps que la Kalpa. Tâchez de terminer en beauté, jeune créature. Vous avez tout ce qu’il vous faut : sauf ceci…
L’épitomé tend le bras et lui donne l’objet qu’il gardait précieusement depuis le début de leur voyage. Jebrassy prend la boîte grise. L’épitomé du Bibliothécaire lui adresse un clin d’œil à travers la visière de son casque et se rallonge sur la surface noire.
Jebrassy se penche ensuite sur Ghentun, le Conservateur, le Grand, son chef et protecteur, qu’il aide à se redresser pour lui permettre de regarder les ténèbres glacées.
Ses yeux baissent vers la créature.
— J’ai choisi de devenir noötique, confesse le Conservateur. Quand j’étais jeune. Ma seule trahison. Je me suis reconverti lorsque je suis devenu Conservateur. Mes lignes de vie ont été coupées, reconstituées et liées à la Kalpa. Je n’irai pas plus loin.
Ghentun touche la main de la créature, ressent la solidité de Jebrassy, puis pose ses doigts sur son nez et émet ce bruit étrange et explosif synonyme d’humour.
— Montrez-moi ce qu’il vous a donné.
Jebrassy lui tend la boîte.
— Ouvrez-la. Montrez-moi.
La créature en touche le sommet, la tourne dans un sens, puis dans l’autre, la secoue : il sait comment l’ouvrir d’instinct. Le couvercle glisse et, à l’intérieur, ils découvrent un morceau de métal brillant et torsadé, serti d’une pierre rouge. Au cœur de celle-ci brille une lumière semblable à une étoile sur la voûte du sommeil.
— Il en faut un minimum de quatre, dit Ghentun, et ses yeux enfoncés se révulsent. J’ai déjà entendu que trois suffisaient, mais c’est faux. Il en faut quatre. Ils ont eu suffisamment de temps et de pouvoir. À la fin, le Prince de la Cité remporte tout.
Avec ce qui lui reste de force, le Conservateur fixe ses yeux mourants sur la jeune créature, lui arrache la pierre des mains et la jette sur le sol jonché de débris. La pierre ne se casse pas, mais lâche un couinement étrange et tente de s’éloigner de l’armure du Soigneur. Comme s’il se rappelle quelque chose d’obscur – une ultime instruction –, Ghentun hoche la tête et, de son autre main, attrape le couvercle de la boîte et en examine longuement le symbole gravé.
— Pourquoi jouer à des jeux d’Eidolons, jeune créature ?
Serrant les deux objets dans ses mains, il se relève tant bien que mal et les écrase contre sa poitrine. Puis il ferme les yeux.
Jebrassy ne peut rien faire. Il regarde successivement le Conservateur et Polybiblios, tel un enfant mêlé aux jeux cruels des adultes.
Le fragment incarné du Bibliothécaire semble d’abord partager l’horreur de Jebrassy, puis il lève le bras. En signe d’au revoir ou pour admettre sa défaite. Polybiblios se change en poussière grise à l’intérieur de son armure. Celle-ci s’affaisse, se recroqueville, se transforme en galet froissé.
Plus de mots, plus d’informations.
Des billions d’années de souvenirs… effacés.
Le Conservateur lève vers le ciel des yeux blancs, puis meurt… devient poussière à son tour. Son armure rapetisse aussi. Des morceaux s’en détachent, qui tombent par terre, où ils grésillent et crachent des étincelles autour de la boîte et de la pierre.
Puis tout s’effrite.
Jebrassy essaie de rassembler quelques particules dans ses mains gantées mais, à son contact, la destruction amorcée par Ghentun s’accélère. Entre ses doigts s’écoule un sable très fin.
Inutile.
Jebrassy se relève. Pour la première fois de sa vie, il se retrouve complètement seul. La Fausse Cité, tout comme son cœur, résonne d’un cri terrible. Il connaît cette voix ; il la reconnaît, puisqu’il l’a entendue en rêve. Il l’entend depuis toujours.
Quelqu’un jette une pierre, qui décrit un arc censé aboutir en un point précis. Tant qu’elle vole, une vie continue… un destin se joue.
Mais la raison a disparu et seul demeure le destin.
« Pourquoi jouer à des jeux d’Eidolons, jeune créature ? »
Un dernier coup d’œil à la pile de sable.
Quelque chose de nouveau s’est formé là : un grand polyèdre à sept côtés percé de sept trous, et constitué de la même matière que la boîte grise.
Ses doigts s’agitent nerveusement. Il le touche ; son armure n’interagit pas avec lui. L’objet est inerte.
Jebrassy le prend et l’emporte, comme un pode emporte de quoi renforcer son nid, alors que ses œufs ont déjà tous été volés et mangés.
Il termine seul son voyage au milieu d’un décor d’apocalypse, dans une tempête d’ombres murmurantes…
La forme qui est au cœur de ses rêves les plus secrets se reconstitue. Il sent ses mouvements. Une énorme chose qui tournoie, tourbillonne, comme l’objet dessiné sur le couvercle de la boîte : le symbole du Dormeur. Cette forteresse géométrique différera la fin encore un peu, jusqu’à ce que Brahma décide de se réveiller ou non.
Jebrassy pénètre dans la chose au moment où une grande bande tournante arrive dernière lui. Impossible de faire demi-tour, évidemment.
Il marche sur un lac bleu-vert transparent, de la couleur des morceaux de la Muse rassemblés par les Shens et combinés en un être d’apparence humaine par Polybiblios.
L’ultime phase de son voyage commence.
Il se dirige vers les cris.