Queen Anne
Jack était assis dans le noir, à la table de la cuisine, une tasse de thé à la main. Cette nuit-là, toutefois, le thé ne lui était d’aucun réconfort. Burke était en retard ; peut-être faisait-il la tournée des clubs avec ses collègues de travail.
À part la pluie et les éclairs au sud, l’ambiance était plutôt calme.
Il se tourna vers l’horloge du four. Deux heures.
Burke planquait le téléphone sous un coussin, derrière le canapé. Il dormait souvent durant la journée, mais, par superstition, refusait de décrocher le téléphone, d’où le coussin.
Jack tourna le morceau de papier dans sa main. Le préfixe 206 indiquait qu’il s’agissait d’un numéro local. Pas de frais supplémentaires sur la facture de Burke. Dans le pire des cas, ce serait un excentrique solitaire. Ils se raconteraient mutuellement leurs cauchemars et parleraient du temps exécrable. Ce pourrait même être une bonne chose. Une oreille compatissante…
Il enfonça le bras sous le canapé, poussa le coussin et attrapa le téléphone. Un voyant rouge clignotait sur le répondeur posé à côté du combiné : quarante vieux messages et deux nouveaux. Burke n’aimait pas effacer les vieux messages. Par superstition, encore une fois. Le premier nouveau message avait été laissé par une certaine Kylie de chez Herb Farm .
Le second était d’Ellen.
« Ce message est pour Jack. Toutes mes excuses, Jack. Cela ne s’est pas très bien passé. Je m’étais dit que vous apprécieriez de discuter avec les filles. Votre sortie nous a beaucoup impressionnées. Pourriez-vous la refaire, sur commande… ? (Un soupir.) J’ai trouvé le journal, Jack. J’imagine que vous vivez une période difficile. Soyez prudent, je vous en supplie. Rappelez-moi. Quoi que vous fassiez, ne… »
La machine s’arrêta avec un « bip ». La mémoire était pleine. Il effleura la boîte, dans sa poche. Il avait le choix entre trois numéros. Harborview, l’annonce… ou Ellen. Gêné plus que furieux, il n’avait pas envie de parler à Ellen pour le moment. Il se retourna vers le coin ouest du salon. Deux murs rencontrent le plafond. Trois lignes forment un coin. Tendre le coin comme une corde, jusqu’à l’infini, tresser les lignes ensemble. Elles seront bien plus fortes comme cela.
Quel chemin, quelle conséquence ?
Tu es irrationnel. Allez, décide-toi.
Il sursauta comme si quelqu’un lui avait soufflé dans l’oreille.
Passe à autre chose. Ce n’est pas le boulot qui manque, alors, soit tu remontes tes manches, soit tu ne fais rien. Fais quelque chose, merde.
Il prit le téléphone et composa le premier numéro qui sortit de ses doigts.
Évidemment, c’était le numéro de l’annonce, et il appelait un inconnu à 2 heures. C’était bizarre et très naturel à la fois. Un chemin prometteur . Tout se passerait pour le mieux.
Son interlocuteur décrocha avant la fin de la première sonnerie.
— Service financier du Journal des désirs oniriques, répondit une voix enrouée.
— C’est vous qu’il faut appeler pour… les rêves ?
— À votre avis ?
— Je me suis trompé de numéro – je suis désolé.
— Expliquez-vous. Il est encore tôt.
— J’ai besoin d’informations sur la Kalpa, dit-il.
Stupéfait, il mit sa main devant sa bouche restée ouverte. Ce mot, cet endroit…
— Votre nom et votre adresse, je vous prie , reprit la voix enrouée et confiante, pas le moins du monde ensommeillée.
— Je vous demande pardon ?
— Vous avez parlé de la Kalpa.
— Je ne sais même pas de quoi il s’agit.
— Avez-vous des trous de mémoire ? Des passages à vide ?
— Je crois.
— Quelle est la fréquence de vos rêves ? Où et quand rêvez-vous ? Ce sont des détails sans importance, mais…
— J’ai vu un médecin…
— Pas de médecin. Je veux des détails. Je vous écoute.
— C’est votre travail ? Qui êtes-vous ?
— Je m’appelle Max Glaucous, et ma partenaire s’appelle Penelope Katesbury. Nous répondons à des appels et, parfois, à des questions. Nous n’avons pas beaucoup de temps. Bon… votre nom et votre numéro d’appel, s’il vous plaît.
— Je m’appelle Jack. Mon numéro de téléphone est le…
— J’ai déjà votre numéro de téléphone. J’ai besoin de votre numéro d’appel . Je suppose qu’on vous a donné un numéro d’appel, non ?
— Je ne pense pas. Je ne sais pas.
— Ce numéro existe ; vous devez l’avoir , insista la voix d’un ton péremptoire. Trouvez-le et rappelez-nous au plus vite. Si quelqu’un d’autre entendait parler de vos trous de mémoire, cela pourrait mal se passer pour vous. Heureusement, nous pouvons vous aider.
— Vous savez ce que j’ai ? Vous croyez que c’est grave ?
— Disons que c’est très sérieux, mais que ce n’est pas grave. Au contraire, c’est un prodige. Vous avez beaucoup de chance. Trouvez votre numéro et rappelez-nous.
— Où puis-je le trouver ?
— Vous avez accueilli un visiteur. Regardez dans ses affaires… voyez ce qu’il vous a laissé.
Glaucous toussa et raccrocha.
Le visage écarlate, en colère et curieux à la fois, Jack s’assit quelques instants. Puis il se leva et, les jambes flageolantes, fila dans sa chambre et tira sur le coffre.
À sa grande stupéfaction, le portfolio n’était plus là. Il fouilla sa chambre, regarda sous le lit, retira les draps, souleva le matelas, renversa le coffre. Rien.
Il passa un bras derrière le coffre et inspecta les ténèbres. Ses doigts effleurèrent un morceau de papier hexagonal. Il le ramassa. Il s’agissait d’une feuille de papier pliée de manière complexe, comme un origami ou un de ces jeux mathématiques que fabriquaient les enfants à l’école. Il était si intelligemment conçu qu’il ne parvint pas à en soulever les plis pour regarder à l’intérieur. Tout était parfaitement ajusté : apparemment, tous les coins et tous les rebords se rencontraient à l’intérieur.
Il faut être très habile pour plier une feuille de papier de cette façon.
— Arrêtez ! cria Jack dans l’atmosphère immobile de la chambre.
Il attrapa le pliage entre deux doigts, en serra deux côtés opposés pour essayer de l’ouvrir, puis le retourna, essayant toutes les combinaisons possibles pour le forcer à se déplier, à éclore.
Rien. Puis, avec une certaine hésitation :
Ils veulent un numéro d’appel. Le numéro de catalogue de ton volume spécial. Quoi que tu fasses, ne le leur donne pas. Jamais.
— Pourquoi pas ?
Pas de réponse.
— Allez au diable.
La pression de l’air augmentait, lui embrumant l’esprit.
Jack releva la tête. Il y avait quelqu’un dans l’escalier. Des bruits de pas résonnaient à l’extérieur, lourds. Avec un peu de chance, ce serait Burke. Il avait besoin de parler à quelqu’un. Il s’était passé tant de choses, aujourd’hui. La pression augmenta encore. Il en avait mal au crâne. Cela devait cesser. La pluie et le vent redoublèrent.
Les bruits de pas ralentirent, atteignirent le rythme d’une personne âgée et prudente. Ce n’était pas Burke ; Burke était rapide et athlétique. Soudain, Jack eut envie de se trouver n’importe où sauf dans cet appartement. Puis cette sensation disparut, céda la place à une douceur envahissante. Tout irait pour le mieux…
Quelque chose de gros projeta son ombre sur le rideau du salon, puis disparut et fut remplacé par une autre silhouette, plus petite, large et basse, semblable à un gnome.
Un poing lourd s’abattit sur la porte, faisant vibrer l’encadrement et les murs, et trembler les rideaux.
— C’est Glaucous, mon garçon, cria une voix éraillée, celle du téléphone. Ma compagne est venue aussi pour vous rencontrer. Et si nous vous aidions à chercher ce numéro, qu’en pensez-vous ? (Le poing s’abattit de nouveau sur la porte, et la voix ajouta d’un ton amusé :) Doucement, ma chère !