Le Chaos
Sous le regard éternel du Témoin, les Silencieux fondaient sur les créatures lorsque le paysage tout entier entra en éruption avec force geysers et fontaines de ténèbres charbonneuses. Les énormes visages aplatis au regard perçant et scrutateur – qui rappelaient ceux des Grands, des créatures et d’autres espèces inconnues des marcheurs – se retirèrent soudain, laissant Tiadba et ses amis prostrés sur le sol, persuadés que leur fin était imminente. Toutefois, leur heure n’était pas encore venue.
Tiadba retira son bras de devant sa visière et découvrit que Khren et Shewel étaient déjà à genoux. Herza et Frinna s’étaient également redressées. Toujours sous le choc, Tiadba réussit à s’accroupir et écouta les hurlements et les couinements qui jaillissaient de la terre et montaient vers le ciel. Les ruines comprimées de la cité morte étaient sorties du sol autour du Témoin, ou avaient été empilées là-bas comme des feuilles en attente d’être brûlées.
— Où sommes-nous ? demanda-t-elle. Le Chaos a-t-il rapetissé ?
Khren et Macht rampèrent jusqu’à elle. Nico avait trouvé une paroi avec de meilleures prises.
— Il y a eu du mouvement, leur expliquèrent leurs armures. Les distances ont été réduites.
Les marcheurs regardaient de tous les côtés. En ce moment, ils étaient moins intéressés par la cité que par ce qui était arrivé aux Silencieux, et par le Témoin, qui les surplombait presque.
Les sourcils froncés, Tiadba étudia ce dernier. La tête énorme et déformée – aussi haute que trois ou quatre blocs des Gradins entassés les uns sur les autres – avait été érigée sur un socle massif constitué de vieux bâtiments. Son expression était figée et évoquait un désespoir las. Peut-être le visage à moitié fondu révélait-il ses émotions sur une période de temps plus longue que la vie d’une créature. Comme tout changeait, bougeait, le Chaos accélérerait peut-être pour permettre à Tiadba de voir la souffrance déformer ce front fendu, les yeux globuleux rouler, un éclat vert terne naître au fond du puits noir de ses pupilles.
Le faisceau gris avait cessé de tourner, mais la lumière se reconstituait… Soudain, le Témoin embrasa de nouveau le ciel du Chaos, et reprit sa rotation lente et incessante.
Khren et Shewel aidèrent Tiadba à se relever. Personne n’avait encore été blessé. Ils étaient indemnes à l’ombre du Témoin, entourés d’un labyrinthe de murs écroulés et de structures effondrées : des spires, des tours, des façades ornementales.
Les murs s’étaient élevés en un rien de temps, alors que le ciel prenait une teinte gris métal maladive et qu’un genre de vent se mettait à souffler en soulevant des volutes de poussière noire. Et à présent, ces fontaines, qui jaillissaient vers le ciel, se rejoignaient en des entonnoirs tourbillonnants avant de s’incurver et de fondre vers l’horizon distordu…
— Par ici ! crièrent Herza et Frinna.
Tiadba poussa Khren et escalada un mur penché. Les Silencieux manœuvraient sur leur bande, escamotant leurs échasses pour échapper aux tourbillons pareils à des doigts, alors que les marcheurs, eux, se trouvaient au creux de la paume d’une main géante. Une fumée vivante, grise et argentée, transperça le sol tout autour d’eux, et le Chaos entra une nouvelle fois en éruption. Cette fois-ci, des éclairs de lumière rouge se déroulèrent dans le ciel chiffonné.
— Des intrusions, expliquèrent les armures.
— Je le vois bien, dit Tiadba avant de s’assurer que son sac et ses livres – leurs livres – étaient toujours dans sa poche.
Comment Jebrassy les retrouverait-il ? Comment arriverait-il jusque-là ?
— Où est le signal ? demanda Nico. Je n’entends plus rien.
La perte du signal signifierait leur fin à tous.
— Cela s’arrête ! cria Khren.
Les fontaines se tarirent, les geysers crachotèrent, le concert de cris et de couinements faiblit, puis fut réduit à un grondement grave et à peine audible.
— Il faut essayer de traverser cette bande, reprit Tiadba.
— Il y a quelque chose là-bas, de l’autre côté, montra Nico.
Leurs visières grossirent ce qu’il avait repéré et leur révélèrent des ruines différentes, des cubes massifs et des structures rectangulaires disposés sur une grille surplombée par un ciel plus clair.
Tiadba ferma les yeux et tenta de se rappeler les noms qu’aurait donnés sa visiteuse à ces choses.
Rues. Routes.
— Je connais un endroit comme celui-ci, murmura-t-elle.
— Il faut se dépêcher, conseilla Nico.
Khren acquiesça de la tête.
Ils escaladèrent les décombres et coururent sur la bande cabossée à la surface pâle d’abord spongieuse, puis boueuse, comme un champ en jachère. Derrière eux, le Silencieux le plus proche entreprit de se redresser sur ses pattes, la bouche, au milieu de son masque plat, déformée par la douleur.
— Plus vite ! commanda la voix de Pahtun.
Ils se précipitèrent, se poussant, se tirant par le bras, luttant contre l’aspiration, puis traversèrent la bande et posèrent enfin les pieds sur un genre de croûte noire transparente sous laquelle était visible une couche de poussière. Et puis…
Une route faite de carrés de pierre rouge couverte d’une glace noire et dure… sur laquelle il était possible de courir ! Ils s’enfuirent tandis que le Silencieux terminait de se relever et jetaient alentour des grappins fluorescents.
Les marcheurs étaient hors de portée.
Ils avancèrent en silence et parcoururent sans doute des kilomètres au milieu des ruines. Ils avaient perdu un générateur de l’autre côté de la bande, noyé sous les décombres d’un mur écroulé, et il ne leur restait qu’une seule clave.
Heureusement, Tiadba avait ses livres.
— Cet endroit est-il ancien ou récent ? demanda Khren.
— À mon avis, très ancien, répondit Tiadba, tandis qu’ils s’éloignaient à grands pas du Témoin et de la bande.
— C’est quel genre d’endroit ? l’interrogea Herza.
Normalement, elle était la moins curieuse de la bande – encore moins curieuse que Frinna – et ne posait jamais de questions.
— Je crois que cela s’appelle une « ville », expliqua Tiadba. C’est un peu comme un bloc, sauf que les appartements sont étalés et non pas empilés.
— On dirait que certains bâtiments ont été plus grands, remarqua Khren, que quelque chose les a rabotés.
Des boucles de lumière bleue s’élevaient du Chaos pour s’abattre sur la ville plate, dansant dans les rues et caressant les murs détruits. Nico demanda ce qu’étaient ces boucles.
— De la matière intriquée, répondit la voix de Pahtun. Ce sont des destins en anneaux, des interactions entre des particules identiques, autrefois séparées par le temps et l’espace, désormais réunies.
Des destins en anneaux. Tiadba eut un frisson. Elle n’avait encore jamais entendu cette expression – pas même de la bouche de sa visiteuse –, mais cela avait l’air important, crucial même.
— Sont-ils dangereux ? s’enquit Khren.
— Réponse inconnue. En tout cas, vous ne pourrez pas les éviter. Vous êtes constitués de masse primordiale. Il se peut que de nouvelles intrications se produisent entre de la matière passée et celle dont vous êtes constituée.
Ils tentèrent de se focaliser sur les mots qu’ils comprenaient presque. Tiadba pensa que leurs visiteurs, à Jebrassy et à elle, leur parlaient peut-être depuis un passé lointain. Cela signifiait-il qu’ils étaient connectés, faits au moins partiellement de la même matière ?
Elle dit aux autres qu’il leur faudrait trouver un genre d’abri et se tenir prêts. Le Chaos avait été écrasé, comprimé… C’était la manière la plus simple de décrire ce qu’ils avaient vu. Et cela voulait peut-être dire que ce passé les avait rattrapés, qu’il était entré en collision avec ce qui entourait la Kalpa.
— Et maintenant ? demanda Herza – sa seconde question de la journée.