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Jebrassy marchait d’un pas lourd derrière Polybiblios. Ses forces étaient comme un feu sur le point de s’éteindre. Il n’était plus que la moitié de la créature qu’il était avant d’être séparé de Tiadba.
Ghentun les rejoignit derrière le bourbier à destins, au sommet d’une paroi qui semblait appartenir à un immense octogone. Sous les murs : un paysage incurvé dans lequel brillaient de lointaines lumières bleues, comme si on testait et comparait d’autres êtres constitués de matière primordiale.
Des marcheurs capturés. Tiadba !
— Qu’y a-t-il ? demanda Ghentun.
— Nous avons fait une rencontre prématurée, répondit Polybiblios.
Ils firent une pause pour permettre à Jebrassy de récupérer un peu. Son armure était poussée dans ses derniers retranchements.
— Je suis parti en reconnaissance, reprit Ghentun, tandis qu’ils avisaient les cellules en bas, qui sans doute hébergeaient une multitude de bourbiers de verre fumé. Il reste encore quelques traces de l’ancienne Nataraja. Les quartiers devas n’ont presque pas changé… mais sont déserts.
Jebrassy releva la tête.
— Les Guerres de masse, dit-il.
— Ne nous occupons pas de cela, le coupa Polybiblios en lui posant la main sur l’épaule. Des histoires oubliées et enterrées depuis longtemps…
— Les vôtres – les Devas – ont été contraints de devenir Eidolons, insista Jebrassy. Nombre d’entre eux se sont réfugiés à Nataraja… Pourquoi n’êtes-vous pas parti aussi ?
— Vous continuez à fuir…, reprocha Ghentun à l’épitomé. Il a besoin de repos.
— Je ne peux pas m’en empêcher, se défendit Polybiblios. Les parties qui me constituent baignent dans le savoir depuis un milliard d’années.
— Cela a-t-il jamais fonctionné d’une façon juste ? demanda Jebrassy. A-t-on jamais respecté l’héritage et les droits d’autrui ?
— Oui, et pendant des périodes assez longues, répondit aussitôt Ghentun en lançant un regard noir à l’épitomé, comme s’il s’agissait d’un concours de connaissances historiques.
— Mais ensuite, d’après tous nos souvenirs, il y a eu effondrement, réversion, conflits, reprit Polybiblios, pour qui la compétition n’avait aucun sens. Le cosmos est souillé. L’Histoire a été déformée par le Typhon corrupteur. Au cœur de l’Éclat, d’aucuns parlaient de péché originel. Sauf qu’il n’avait rien d’originel. Il remonte le fil de l’Histoire depuis la fin des temps. Nous avons refusé de laisser l’univers mourir avec élégance. Nous avons permis au Typhon de prendre possession d’une chronologie affaiblie et étirée à l’extrême. Brahma est toujours endormi. Pas même un Eidolon ne saurait retrouver la disposition et la forme originelles de la création. On en a juste un aperçu lorsqu’on connaît la joie de la matière… aujourd’hui presque oubliée.
Ghentun était dérouté. Il n’avait jamais entendu parler de la « joie de la matière ».
— Nous devrions reprendre notre chemin, insista Polybiblios. Nous n’avons plus beaucoup de temps.
— Jebrassy a besoin de se reposer et de reprendre des forces, lui rappela Ghentun.
Toutefois, le Conservateur n’était pas totalement désintéressé. En effet, ce lieu était plein de curiosités anciennes qui méritaient d’être examinées. Ghentun était prêt à mettre de côté son envie et son mécontentement pour apprendre.
— Pas ici, rétorqua Polybiblios. Si cette Turvie – enfin, cette chose – possède réellement certaines des caractéristiques de l’ancienne Nataraja, alors, nous trouverons un meilleur endroit pour cela… une réserve où nous serons à l’abri du Typhon. Une fois là-bas, j’aurai le loisir de vous donner quelques explications.
— Il n’est pas mauvais depuis le début ? demanda Jebrassy, tandis que Ghentun l’aidait à se relever. Mais depuis la fin, n’est-ce pas ?
— Ce qui a été perdu l’est pour toujours, jeune créature, répondit Polybiblios. Travaillons plutôt avec le peu qui nous reste. La métrique s’est grandement réduite. Nous avons été plus rapides que les autres marcheurs. Nous pouvons utiliser cette avance à notre avantage.
Comme la plupart des dernières grandes cités de la Terre, Nataraja avait été un monument d’efficacité, non pas étalé sur des milliers de kilomètres, mais constitué d’un empilement de sphères interconnectées et mobiles, de quartiers et d’habitats destinés à accueillir des populations différentes, le tout entouré de nombreux boucliers chargés de repousser des menaces depuis longtemps oubliées. Avec le temps, d’autres menaces étaient apparues, et les boucliers avaient été modifiés et incorporés à la matrice de la cité. Tout comme les villes du début de l’Éclat, qui avaient absorbé leurs murs d’enceinte au cours de leur croissance
Grâce à ce qu’il avait appris dans la Tour et aux données constamment distillées par l’épitomé, Jebrassy recouvra des forces. Sa curiosité était enfin récompensée. Toute sa vie, il avait rêvé de ce savoir interdit. Le fait de se trouver là où ses congénères et lui étaient censés se rendre, dans la fabuleuse cité dont parlaient les livres de Tiadba – si sombre et si laide soit-elle –, l’emplissait d’un sentiment de plénitude certes temporaire. Si Tiadba avait été là avec lui…
Ensemble, ils termineraient les histoires et résoudraient les mystères. L’épitomé du Bibliothécaire affirmait que la situation n’avait pas toujours été aussi mauvaise. Ce qui signifiait que d’autres rêveurs les rejoindraient peut-être, qui écriraient pour eux des contes magnifiques. Si ces passés perdus pouvaient être reliés, réparés, alors…
Sans doute un rêve irréalisable. Néanmoins, son corps se sentait revigoré. Il n’avait pas perdu tout espoir de retrouver Tiadba… et de sauver les créatures.
Il s’efforça de comprendre.
Il était possible de sauver tous les types d’humains, tous les êtres vivants qui avaient jamais été. Ce que nous vivons en ce moment, ce que nous vivons depuis plus d’une demi-éternité, voire plus encore, n’est pas le seul chemin possible !
Avec les talents et les connaissances combinés de Ghentun et Polybiblios, ils grimpèrent au-dessus de la ruche de bourbiers et embrassèrent du regard le centre du bol recouvert de nombreuses couches de boucliers et de toits écroulés, de gravats et de ruines, mais également d’arènes grossièrement reconstruites, de boulevards et de quartiers où – grâce aux effets de lumière du Chaos et à la coopération entre leurs casques – ils contemplèrent la plus grande concentration de captifs du Typhon.
Là, il n’y avait pas que des marcheurs – pour la plupart, ceux-ci étaient dispersés dans le Chaos, où le Typhon les forçait à revivre éternellement leur échec –, mais surtout des représentants de toutes les grandes civilisations et de toutes les communautés humaines vivant dans les cinq cents galaxies.
Un musée de mort.
— J’ai des amis, en bas, dit Polybiblios. Je vois que le Typhon a réuni ici une partie des Shens. Et au-delà du lac et des noyaux marins, contre les anciennes forêts gravides…
— Arrêtez, vous me donnez mal au crâne, protesta Ghentun.
— Bien. Il semble que le Typhon soit en train de rassembler tous ses trophées en un même lieu, de les regrouper comme un troupeau. Allons leur rendre une petite visite. Étant donné leur état, je doute qu’ils remarqueront notre présence.