Capitol Hill
Au retour de Jack, Ellen Crowe avait de la compagnie. Des tintements de verres à vin et des voix féminines lui révélèrent que les « Sorcières d’Eastlake3 » s’étaient réunies pour discuter de littérature.
Il regarda l’invitation sur la carte. Il avait complètement oublié que c’était ce soir.
Jack ouvrit la porte du garage en essayant de ne pas faire de bruit et monta sur l’escabeau pour récupérer sa cage, lorsque Ellen l’appela depuis le porche de derrière :
— Eh ! étranger, ne soyez pas timide. Vous avez faim ?
Jack sortit du garage et fit le tour de la maison. Ses rats humaient l’atmosphère chargée d’odeurs de cuisine.
— Je ne pense pas que vos amies aient envie que je m’incruste, dit-il.
— Je suis chez moi, tout de même, remarqua Ellen.
Il eut un sourire forcé. Il était affamé – il n’avait rien mangé depuis le petit déjeuner –, et Ellen était une excellente cuisinière.
Jack prit place sur un tabouret de la cuisine pendant qu’Ellen sortait des coquelets de son four à gaz noir et chromé. Les volailles rôties sentaient délicieusement bon. Les rats s’amassèrent à l’avant de la cage, les narines dilatées.
Elle piqua un des volatiles avec une fourchette et le déposa dans une assiette, sur le comptoir. Une farce aux champignons, nota Jack.
— Nous avons déjà mangé. Servez-vous de la salade. Il y a du vin au réfrigérateur.
— Je vous ferai une représentation pour mériter mon repas.
— Ce ne sera pas nécessaire.
Il enfonça une serviette dans le col de son tee-shirt noir, la gonfla comme un foulard et prit la pose, le couteau et la fourchette levés. Le pantalon bouffant retenu par des bretelles rouges, les cheveux noirs ébouriffés, le visage fin, les pommettes hautes, les yeux humides, Jack assumait totalement son apparent manque de dignité.
— Que lisez-vous ce mois-ci ?
— Un livre d’Oprah. Cela ne vous plairait pas.
Il renifla.
Elle renifla aussi.
— Bon appétit. Il y a des conserves de nourriture pour chien au frais, pour les rats. Je vous présenterai lorsque nous prendrons le dessert.
Jack fit la grimace. Il se demandait bien ce qu’elle lui préparait. Un genre de test ? Une revanche bizarre ?
— Détendez-vous, chuchota-t-elle, la mine carnassière, en poussant la porte du salon.
La porte se referma et produisit un léger courant d’air.
Jack trouva la pâtée pour chien. Il en mit quelques cuillerées dans une assiette et la déposa dans la cage avec un geste ample et théâtral.
— Remplissez-vous l’estomac, petits rongeurs. Vous ne volerez plus pour le moment, et vous n’êtes peut-être pas près de revoir de la nourriture.
Les rats regardèrent successivement le coquelet et la pâtée qu’on venait de leur servir, et, résignés, se mirent à grignoter.
Jack s’installa au comptoir et ouvrit le magazine qu’il avait chipé dans la salle d’attente. Il feuilleta les annonces classées à la recherche de quelque chose. Il ne savait plus quoi… Voilà, au milieu de la dernière page : le message que ses yeux avaient vu et enregistré pendant que son esprit était ailleurs. Il plissa le front et effleura la courte – très courte – annonce.
Il cessa de manger et se tortilla sur son tabouret, mal à l’aise. Il se retourna vers la porte grillagée du porche. Quelque chose l’attendait-il dehors ? Non…
Lorsqu’il reprit sa fourchette – impossible d’oublier cette nourriture trop bonne –, il ne put détacher son regard de l’annonce. Alors il la déchira et la fourra dans sa poche.
Le reste du magazine finit dans la corbeille à papier, sous l’évier.
De l’autre côté de la porte, les conversations allaient bon train. Les voix étaient joyeuses et, bien que féminines, plutôt rauques. Après quelques verres de vin, les propos se firent plus directs : les effets postprandiaux de l’excellent repas d’Ellen avaient délié les langues de ses invitées.
Ellen se dit qu’elles étaient prêtes. Elle servit le dessert. Puis poussa Jack par la porte et se tint à côté de lui, une main bien haute, le poignet plié, l’autre à hauteur de la taille, comme un couturier présentant sa nouvelle collection.
De l’autre côté de la longue table en chêne, les deux femmes plus âgées se turent.
— Je vous ai parlé de Jack, commença Ellen. Il travaille dans la rue. C’est un artiste, un saltimbanque.
Ses invitées écarquillèrent les yeux, puis échangèrent un regard lourd de sens, comme si elles se retenaient de dire ce qu’elles avaient sur le cœur, pour ne pas froisser leur hôtesse. L’une avait la quarantaine, l’autre la cinquantaine, et toutes les deux avaient l’air d’avoir besoin d’un peu d’exercice et de soleil. Lunettes de grand-mère, tailleurs-pantalons en soie – la rousse portait une veste en jean ornée de strass –, doigts manucurés et coiffures à la mode. Jack les jaugea rapidement : vêtements de marque, revenus dépassant les cent mille dollars par an. L’une était peut-être lesbienne, mais le savait-elle ? Dans des circonstances normales, il se serait fait un plaisir de les délester d’un maximum d’argent.
De leur côté, les invitées d’Ellen le considérèrent avec une politesse un peu raide : un homme trop jeune, beau et ténébreux, invité – semblait-il – dans leur repaire de femmes. Mais pourquoi ?
Jack se racla la gorge et s’inclina.
— Mesdames. Merci pour ce plat délicieux. Je ne veux pas vous déranger.
Il voulut retourner dans la cuisine, mais Ellen le rattrapa par le coude.
Les deux femmes cherchèrent à croiser son regard. Elles avaient besoin d’explications. Ellen baissa les bras, puis les croisa sur sa poitrine, l’air espiègle.
— Jack est un ami…
— C’est-à-dire ? demanda la plus âgée, qui avait au moins dix ans de plus qu’Ellen.
— Qu’entend-elle par : « Il travaille dans la rue » ? demanda l’autre, la rousse, plutôt agréable dans son style potelé. Un saltim…
— Saltimbanque… ce mot vient de l’italien, saltimbanco. Cela signifie « celui qui saute sur le banc », le banc étant l’estrade de l’artiste de rue, expliqua la plus vieille.
Pour elle, Jack était comme un grain de sable, une épine dans son pied.
Telle une institutrice, Ellen lui fit signe de parler. Vas-y, raconte tout aux filles. Pendant un bref mais intense instant, il la détesta presque.
— Je suis un artiste, expliqua-t-il. Je fais des tours de magie, je jongle.
— Cela rapporte ? demanda la rousse.
— Parfois. Il faut dire que je ne me tue pas à la tâche.
Elles ne lui retournèrent pas son sourire, même si les lèvres de la rousse se soulevèrent furtivement. Qu’était-il pour Ellen ? semblait-elle se demander. Un garçon si maigre !
Les yeux écarquillés derrière ses épaisses lunettes, la plus âgée regarda autour de la table et demanda :
— Vous pourriez nous montrer un numéro ?
Jack prit immédiatement la pause d’un danseur au repos. Il baissa la tête, comme pour prier, et leva les bras, les doigts repliés en pince, comme s’il tenait des castagnettes. Les femmes le regardèrent pendant quelques secondes. La tension devint palpable.
La – probable – lesbienne déplaça bruyamment sa chaise et toussa.
Jack releva le menton et croisa le regard d’Ellen.
— Je ne fais pas de numéros, finit-il par dire. J’invite le monde à danser.
— Racontez-nous comment vous vous y prenez, murmura-t-elle.
Les trois femmes s’impatientaient, regardant autour d’elles, les narines dilatées, comme des lionnes humant l’odeur du sang. Il n’aimait pas ce genre de public. Sa patience avait atteint ses limites.
— Merci, mais je suis fatigué, reprit-il. Voici mon numéro.
Le temps d’un dixième de seconde – un temps tellement bref qu’il aurait pu ne pas exister –, la salle à manger sombra dans une sorte de néant étouffé, comme si leurs oreilles étaient bouchées par des boules de cire. Les cristaux du chandelier vibrèrent. Les six lampes en forme de flammes vacillèrent.
— J’aimerais vous demander…, commença la rousse.
Jack haussa un sourcil et pointa la fenêtre du doigt. La femme tourna la tête. Simultanément, deux voitures entrèrent violemment en collision dans la rue étroite, devant la maison.
Les murs tremblèrent.
Les trois femmes sursautèrent et laissèrent échapper des cris de surprise.
— Était-ce le tonnerre ? demanda la rousse.
Ellen se précipita dans l’entrée. Pendant quelques secondes, elles avaient oublié Jack. Le jeune homme se glissa dans la cuisine, attrapa ses rats – les pauvres bêtes s’aplatirent contre le fond de leur cage – et fila vers le porche.
Tandis qu’il pédalait sur le chemin du retour, il sentit une raideur familière monter entre ses omoplates. Ellen n’aurait pas dû lui faire cela. Cela n’avait rien de drôle ; c’était cruel, comme de présenter Peter Pan à Wendy alors qu’elle ne pouvait plus espérer voler. Pire encore, il s’était tellement éloigné de sa ligne rien que pour s’échapper, qu’il lui faudrait sans doute des jours pour revenir sur ses pas.
Un tas de choses pourraient se passer dans ce laps de temps.
Alors qu’il descendait une colline, Jack se sentit vulnérable et exposé.