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Dans la chaleur du poêle, Farrah et Ellen commençaient à piquer du nez, bercées par la voix de Bidewell. Miriam et Agazutta étaient toujours alertes, tout comme Jack et Ginny.

— J’ai amassé tous les livres qui témoignaient de l’œuvre inachevée de Mnémosyne : des volumes oubliés pour la plupart, des textes que personne ne lisait, perdus dans des recoins de bibliothèques ou chez des bouquinistes. Les livres qui sont lus par de nombreuses personnes doivent être réconciliés les premiers. Il y a peu de surprises dans les best-sellers ! J’imagine que si j’avais été chasseur de fossiles ou géologue j’aurais découvert tout autant de curiosités, mais j’ai toujours été un homme de livres.

— Qu’est-ce qui rend les observateurs si spéciaux ? demanda Ginny, détournant le flot ininterrompu d’informations vers le sujet qui l’intéressait le plus.

— Une ligne-monde simple – disons un atome qui vibre et traverse un espace vide – ne devient importante que si elle rencontre quelque chose. Les observateurs ont des yeux, des oreilles, un nez… des doigts ! Nos sens rassemblent et nouent les lignes-mondes éloignées d’une manière complexe et peu appropriée. Bien sûr, nous parlons, nous racontons des histoires, nous écrivons des livres : en somme, nous transmettons notre savoir sur de grandes distances. Nous héritons de destins de nos parents d’une façon mendélienne ; cependant, ce qui compte – bien plus que les gênes –, c’est où nous allons, ce que nous voyons, ce que nous lisons, entendons ou apprenons. Les mots et les textes règlent les problèmes. Les textes sont spéciaux : n’importe quel texte, n’importe quelle langue, le langage lui-même.

— Je comprends, dit Jack. Quand je sonde le futur, je ne sens que les événements qui me concerneront directement. Il me suffit de me tenir à l’écart du sillage des émotions négatives. Je ne sais rien de ce que font ou feront les autres. Je sais juste quels seront mes sentiments, et je vois certaines des choses que je verrai. Comme si les émotions que ressentiront mes futures incarnations se répandaient le long des lignes-mondes.

Bidewell sourit pour lui signifier qu’il était d’accord.

Ginny, pour sa part, s’intéressait à des problèmes plus immédiats.

— Comment l’Histoire peut-elle dériver ? demanda-t-elle. Les morceaux doivent être trop gros pour glisser les uns autour des autres, non ? S’ils sont alignés comme des perles sur un fil… Non, vraiment, je ne comprends pas.

— Excellente question. Un clivage peut apparaître le long de destins qui ont atteint une extrémité coupée ou effilochée et en travers de ceux-ci. Parfois, il en résulte l’union de fragments très éloignés l’un de l’autre dans le temps et l’espace. Les fragments glissent alors l’un autour de l’autre, comme vous dites. Une fois réarrangés, ils sont reliés par la corde ou le fil sur lequel vos perles personnelles progressent.

— Tout s’empile comme dans un train de flottage bloqué.

— Il semblerait bien. Les textes nous ont protégés… jusqu’à un certain point. Désormais, nous sommes surtout protégés par vos messagers, enfermés dans une bulle de quiétude jusqu’à la dissolution totale de ce monde brisé. À ce moment-là, il se peut que nous soyons témoins d’horreurs et de merveilles d’une ampleur inégalée. (Ses épaules se voûtèrent.) Les événements dépassent ma capacité de compréhension. Je suis mortifié.

— Pour une fois, dit Agazutta d’une voix somnolente.

Le vieil homme se servit un autre verre de vin.

— La seconde sœur est devenue folle : la blanchisseuse, l’effaceuse. On a largué ses amarres futures, on l’a contrainte, cooptée, engagée dans une chasse aux détenteurs de ces pierres extraordinaires. Elle était déjà féroce, mais maintenant… Avant, elle se contentait de servir ; désormais, elle veut que tout le monde lui obéisse.

» Vos pierres vous ont protégés de l’effacement, toutefois, elles ne protègent pas tout le monde : notamment les gens que vous aimez. Tenez, je parie que vous êtes tous les deux orphelins, ou alors que vous n’avez jamais retrouvé la trace de votre naissance ou de celle de vos parents, dont vous vous souvenez pourtant si bien.

» C’est à cela que servent vos messagers. On a du mal à suivre votre trace mais, en contrepartie, vous avez le talent de changer de destin. Et puis, vous rêvez : vous vous étirez et vous rentrez en contact avec d’autres qui ont été choisis, probablement très éloignés : à la fin des temps, il paraît. Je suis parvenu à déduire tout cela, mais il reste beaucoup d’énigmes à résoudre.

Il plongea le regard dans son verre presque vide.

Stupéfaite, muette, Ginny essaya de se rappeler sa mère, son père. Sa lèvre inférieure trembla à l’idée qu’elle était tout ce qui subsistait d’eux : le reste n’était plus.

— La seconde sœur…, reprit Bidewell.

Une sonnette aiguë résonna dans tout l’entrepôt. Ils levèrent tous la tête. Bidewell claqua bruyamment des dents ; des veines grossirent sur ses tempes. Jack le regarda avec des yeux ronds. C’était la première fois qu’il voyait le vieil homme effrayé.

Les femmes à moitié endormies furent réveillées en sursaut.

Personne n’osait bouger.

— Les dernières personnes sur la Terre étaient assises dans une pièce, dit Miriam d’un ton sec. On frappa à la porte.¹¹