LORS, C’EST QUOI, LE MENU ? demanda Brian Caruso à son cousin.
– Même ragoût, comme tous les jours, j’imagine, répondit Jack Ryan Jr.
– “Ragoût” ? répondit Dominic, l’autre frère Caruso. Tu veux dire merde ?
– J’essaie d’être optimiste. »
Tous trois armés de leur première tasse de café de la journée, ils descendirent le couloir pour gagner le bureau de Jack. Il était 8 heures 10 du matin, l’heure de commencer une nouvelle journée au Campus.
« Des nouvelles de notre ami l’Émir ? demanda Brian en buvant une gorgée de café.
– Rien de concret. Il n’est pas idiot. Il fait même relayer ses courriers électroniques par des plates-formes intermédiaires, la plupart via des comptes qui ne sont actifs que quelques heures au plus, et même quand on cherche à localiser les commanditaires des fournisseurs d’accès utilisés, on tombe sur des culs-de-sac. On peut imaginer qu’il se trouve dans les zones tribales du Pakistan. Mais il pourrait tout aussi bien être à côté. N’importe où il se trouvera une planque sûre. Merde, je vais finir par regarder au fond de mon placard à balais. »
Pour Jack, c’était frustrant. Sa première aventure sur le terrain s’était traduite par un succès sur toute la ligne. Ou alors fallait-il parler de la veine du débutant ? Ou encore du destin ? Il avait accompagné les frangins à Rome pour leur servir uniquement de soutien logistique et, par le plus pur des hasards, il avait repéré Mohammed dans l’hôtel. À partir de là, les choses s’étaient précipitées, et il s’était retrouvé seul face à son adversaire dans la salle de bains…
Jack se dit qu’il ne serait plus aussi terrifié la prochaine fois – feignant une confiance qu’il était loin d’éprouver. Il se souvenait de la liquidation de MoHa aussi clairement que de sa première baise. Le plus net était le regard de l’homme quand la succinylcholine avait fait effet. Jack aurait pu éprouver des regrets s’ils n’avaient pas été balayés par le sursaut d’adrénaline, et surtout par le souvenir des actes commis par Mohammed. Il n’avait éprouvé aucune culpabilité. MoHa avait été un tueur lui aussi, un meurtrier qui n’avait pas hésité à assassiner des civils innocents et Jack n’en avait pas perdu le sommeil.
Mais ça l’avait aidé d’être entouré par la famille. Dominic, Brian et lui avaient un grand-père commun, Jack Muller, le père de sa mère. Son grand-père paternel, aujourd’hui âgé de quatre-vingt-trois ans, était un Italien de la première génération. Il avait quitté la Sicile pour Seattle où, ces soixante dernières années, il avait vécu et travaillé dans le restaurant familial.
Grandpa Muller, ancien combattant et vice-président de Merrill Lynch, avait des relations tendues avec Jack Ryan Senior, ayant jugé que la décision de son gendre de quitter Wall Street pour le service public était pure idiotie – une idiotie qui avait finalement abouti à un accident de voiture qui avait failli coûter la vie à sa fille et sa petite-fille, Sally. Si son gendre n’avait pas eu la mauvaise idée de retourner à la CIA, l’incident ne serait jamais arrivé. Bien entendu, Grandpa Muller était le seul à y croire – pas même maman et Sally ne prêtaient foi à cette fable.
Jack Junior tirait également parti du fait que les deux frères étaient relativement nouveaux dans le métier. Certes, le danger, ils connaissaient – Brian était un marine et Dominic un agent du FBI – mais pas le « Jeu de miroirs » des agents doubles. Ils s’étaient adaptés plutôt vite et bien, en éliminant coup sur coup plusieurs militants du CRO – quatre lors d’une fusillade au centre commercial de Charlottesville et trois autres en Europe. Pour autant, Hendley ne les avait pas engagés parce qu’ils étaient de fines gâchettes. « Des tireurs avec de la cervelle », telle était la phrase souvent utilisée par Mike Brennan, le chef des services de protection américains, et elle était parfaitement appropriée pour les cousins.
Brian reprit :
« Et toi, tu n’as pas une petite idée ?
– Le Pakistan, mais assez près pour que ses hommes puissent rapidement traverser la frontière. Un endroit avec quantité d’itinéraires de fuite. Un endroit avec de l’électricité, bien sûr, mais avec les groupes électrogènes, ça n’est plus un critère décisif. Peut-être une ligne téléphonique également. Ils ont renoncé au téléphone par satellite. Ça leur a servi de leçon…
– Ouais, quand ils ont pu lire leurs communications dans le Times », bougonna Brian.
Les journalistes croient pouvoir imprimer tout ce qu’ils veulent mais il n’est pas toujours aisé de deviner les conséquences de ce qu’on écrit confortablement assis devant son clavier.
« En vérité, nous ne savons pas où se trouve à l’heure actuelle Son Altesse. Même mes meilleures estimations ne restent que ce qu’elles sont, des estimations, mais il faut bien reconnaître que c’est souvent le cas en matière de renseignement – des estimations fondées sur les informations disponibles. Parfois, elles sont solides comme le roc, parfois fragiles comme une bulle de savon. La bonne nouvelle est que nous parvenons à lire une bonne proportion de mails.
– Combien ? s’enquit Dominic.
– Entre quinze et vingt pour cent. »
Il n’empêche qu’en volume, c’était une quantité impressionnante, mais cela leur procurait autant d’occasions de pêcher le bon tuyau. Un peu comme Ryan Howard sur un terrain de base-ball, songea Jack. Lancer et frapper sans débander, et finir par marquer quantité de points. Avec un peu de chance.
« Bon, alors, filons secouer quelques cocotiers et voir ce qu’il en tombe. » Marine jusqu’au bout des ongles, Brian était toujours prêt à lancer une tête de pont. « On intercepte un type et on lui tire les vers du nez.
– N’allons pas brûler nos cartouches, avertit Jack. Garde ça pour une opération qui en vaille le coup. »
S’il y avait une chose que l’un et l’autre savaient avec certitude, c’était combien la communauté du renseignement se montrait méfiante quand il s’agissait de partager des données. La plupart demeuraient « dans la maison », n’étant même pas transmises aux supérieurs hiérarchiques qui tendaient à être des personnalités politiques, plus enclines à la loyauté envers leurs appartenances qu’envers le serment prêté lors de leur prise de fonctions. Le président – le NCA, l’Autorité nationale de commandement, comme on l’appelait dans le métier – était certes entouré d’une équipe en qui il avait toute confiance, mais celle-ci se résumait parfois à organiser les fuites, et seulement auprès des journalistes dûment accrédités pour les répandre. En conséquence de quoi, la communauté du renseignement dissimulait quantité de choses au président – un délit passible de mise à pied immédiate si l’on se faisait prendre. Ils cachaient également pas mal de données à leurs agents sur le terrain, là aussi pour des raisons dictées par l’histoire, et qui expliquaient aussi la défiance réciproque des informateurs envers les espions. Cela revenait toujours à la quantité optimale d’informations. Vous pouviez jouir du degré d’habilitation le plus élevé possible, si vous n’étiez pas obligé de savoir, vous restiez en dehors du coup. Il en allait de même pour le Campus, qui était officiellement en dehors de toute implication officielle, ce qui était précisément tout son intérêt. Et malgré tout, ils avaient toujours plutôt bien réussi à se tenir au courant de tout. Leur hacker en chef, un fou fondu d’ordinateurs du nom de Gavin Biery, qui dirigeait la section renseignement informatique, n’avait pas encore rencontré de système d’encryptage qui lui résiste.
Ancien d’IBM, il avait perdu deux frères au Viêt-nam et avait décidé peu après de travailler pour le gouvernement fédéral, où on l’avait repéré et sélectionné pour le siège de l’Agence nationale de sécurité, à Fort Meade, le service gouvernemental qui chapeautait toutes les opérations de surveillance des transmissions et de sécurité électronique. Il avait depuis belle lurette atteint le sommet de la grille hiérarchique des traitements de fonctionnaires et touchait déjà, de fait, une retraite fort confortable. Mais il adorait l’action et avait bondi sur l’occasion quand on lui avait proposé d’intégrer le Campus à la seconde même où le projet avait été lancé. Mathématicien de profession, titulaire d’un doctorat de Harvard, où il avait eu pour professeur Benoît Mandelbrot2 en personne, il lui arrivait encore de donner des conférences au MIT et au Caltech sur son domaine d’expertise.
Biery était un geek jusqu’au bout des ongles – y compris les lunettes à grosse monture noire et le teint terreux – mais, grâce à lui, l’électronique et toutes les machines du Campus tournaient comme des horloges.
« On compartimente un max, c’est ça ? railla Brian. Arrête, c’est du mauvais roman d’espionnage. »
Jack leva les mains en l’air et haussa les épaules. « Désolé. » Comme son paternel, Jack Ryan Jr. n’était pas homme à enfreindre les règles du système. Cousin ou pas, Brian n’avait pas à savoir, point final.
« Tu ne t’es jamais interrogé sur le nom de leur organisation ? demanda Dominic. Le CRO ? Tu sais la prédilection de ces types pour les mots à double sens et les références historiques. »
Une idée intéressante, songea Jack.
Le Conseil révolutionnaire des Omeyyades était l’invention personnelle de l’Émir, c’est du moins ce qu’ils avaient toujours supposé. Le nom faisait-il uniquement référence au plus grand califat de l’histoire du monde musulman et donc indirectement à la figure symbolique du djihad, Saladin ?
De son vrai nom Al-Malik an-Nâsir Salâh al-Dîn Yûsuf, Saladin était né à Tikrit – dans l’actuel Irak – en 1138 ; il s’était bien vite fait connaître comme adversaire des croisés, d’abord en défendant Baalbek, puis en reprenant Jérusalem aux Francs avant de devenir sultan d’Égypte et de Syrie. Le fait que le récit des exploits militaires de Saladin soit par certains côtés pour le moins lacunaire n’a eu guère d’importance dans l’histoire du monde musulman car, comme en Occident, pour des personnages de cette envergure, c’est avant tout leur valeur symbolique qui compte. Pour les musulmans, Saladin a toujours représenté le bras vengeur d’Allah dressé pour résister à l’envahissement des croisés infidèles.
S’il fallait trouver un indice signifiant à ce nom de CRO, c’était plutôt dans sa référence directe au nom de la mosquée de Damas qui abritait le tombeau du héros, un mausolée contenant à la fois un sarcophage de marbre, don de l’empereur Guillaume II en 1898 pour accompagner le simple cercueil de bois où reposent toujours les restes du calife. Le fait donc que l’Émir eût choisi ce terme d’Omeyyade pour qualifier son organisation suggérait à Jack que leur adversaire voyait dans son djihad personnel une sorte de point de transition, tout comme la mort de Saladin l’avait été pour l’histoire du monde musulman.
« J’y réfléchirai, dit Jack. Mais c’est une idée à creuser.
– Y a pas que de la bouillie là-dedans », cousin, sourit Brian en se tapotant la tempe. Avant d’ajouter : « Mais dis-moi, que fait ton vieux de tout son temps libre, à présent ?
– J’en sais rien. »
Jack ne passait pas beaucoup de temps à la maison. C’eût été synonyme de discussions avec ses parents, et plus il parlait de son « boulot », plus son père risquait d’être curieux, et si jamais il découvrait son activité réelle, il risquait de péter un plomb. Quant à sa mère, mieux valait ne pas songer à sa réaction. L’idée le mettait mal à l’aise. Même si Jack n’était pas un fils à sa maman, loin de là, n’avait-on pas toujours envie d’impressionner ses parents et de quêter leur approbation ? Comme disait la maxime, un homme ne devient vraiment homme que lorsqu’il a tué son père – métaphoriquement, bien sûr. Il était un adulte, indépendant, il bossait pour de bon au Campus. Temps de sortir de sous l’ombre paternelle, se répéta-t-il pour la centième fois. Mais que cette ombre était vaste !
Brian reprit :
« Je te parie qu’il finira par se lasser et…
– Reprendre le collier ?
– Pas toi, à sa place ?
– J’ai vécu à la Maison Blanche, n’oublie pas. J’en ai eu ma dose. Je préfère de loin rester ici dans mon petit cagibi à traquer les méchants. »
Surtout par ordinateur, se dit Jack, mais peut-être qu’en s’y prenant bien, sur le terrain aussi. Il répétait déjà le laïus qu’il comptait servir à Gerry Hendley, le patron du Campus. L’opération MoHa ne devait pas compter pour du beurre. Ses cousins étaient des « tireurs avec de la cervelle ». Le terme pouvait-il également s’appliquer à lui ? En comparaison, il avait plutôt vécu dans un cocon, fils ultraprotégé du président John Patrick Ryan, mais cela avait eu ses avantages, non ? Il avait appris à tirer grâce aux hommes de sa garde de protection personnelle, il avait joué aux échecs avec le secrétaire d’État, avait vécu, respiré, ne fût-ce qu’indirectement, l’atmosphère intime de l’armée et du renseignement. Aurait-il acquis, par osmose, certains des traits pour lesquels ses cousins avaient dû s’entraîner si dur ? Peut-être. Ou peut-être prenait-il ses désirs pour des réalités. Quoi qu’il en soit, il devait d’abord passer le barrage d’Hendley.
« Mais t’es pas ton père, lui rappela Dominic.
– Pas faux. »
Jack fit pivoter son siège et alluma son PC pour collecter sa dose matinale d’informations, publiques et confidentielles. Trop souvent, ces dernières n’avaient que trois jours d’avance sur les premières. Le premier site sur lequel il se connecta fut celui du résumé des interceptions effectuées par la NSA – Executive Intercept Transcript Summary, alias EITS ou XITS, et plus connues sous le sobriquet malheureux de « Zits3 » – ces dépêches n’étaient adressées qu’aux agents des grades les plus élevés de la NSA et de la CIA, ainsi qu’au Conseil national de sécurité à la Maison Blanche.
Quand on parle du loup… voilà que l’Émir était de retour sur XITS. Une interception. Un message à caractère exclusivement administratif. Il désirait savoir ce que quelqu’un – désigné par un simple nom de code anonyme – était en train de faire, s’il avait ou non pris contact avec un ressortissant étranger inconnu et pour une raison tout aussi mystérieuse. C’était la routine avec la plupart de ces interceptions – un tas d’inconnues, du genre cases vides à remplir, ce qui était en somme l’essence du travail d’analyse du renseignement : compléter le plus grand puzzle du monde – et le plus complexe. Cette pièce-ci avait déjà suscité une réunion de réflexion à la CIA.
Au programme : l’étude d’un rapport complet simple interligne (et pour l’essentiel de pure spéculation) rédigé par un quelconque analyste d’échelon intermédiaire qui voulait sans doute un bureau plus grand et n’hésitait pas à balancer ses théories avec l’espoir qu’un beau jour l’une d’elles attirerait l’attention et lui vaudrait une substantielle augmentation de salaire. Et peut-être bien que cela se produirait un de ces quatre, mais sans le rendre plus malin pour autant, hormis aux yeux d’un supérieur qui avait grimpé naguère les échelons d’une manière analogue et qui aimait bien se faire passer la brosse à reluire.
Un truc toutefois titillait la curiosité de Jack, un truc au sujet de cette requête spécifique… il fit glisser le pointeur de sa souris vers le dossier XITS de son disque dur, double-cliqua et fit apparaître le document qu’il avait déjà mis de côté sans le transmettre à l’XITS. Et, oui, tout concordait : le même numéro de référence, mais à cette interception-ci était joint un trio de mails vieux d’une semaine, le premier émanant d’un membre du personnel du Conseil national de sécurité et adressé à la NSA. Il semblait bien que quelqu’un à la Maison Blanche désirait savoir au juste comment l’information avait été obtenue. La requête avait alors été transmise à la DNSA – Digital National Security Archive4 – accompagnée d’un mot pour un professionnel du renseignement militaire, un général de corps d’armée du nom de Sam Ferren, lequel avait répondu sèchement : DIRECTION « SAC À DOS ». NE PAS RÉPONDRE. ON VA GÉRER ÇA ADMINISTRATIVEMENT.
Jack ne put s’empêcher de sourire. « Sac à dos » était le nom de code maison (mais il changeait à intervalles réguliers) pour Échelon, le programme de surveillance omniscient et tout-puissant de l’Agence. La réaction de Ferren était compréhensible. Le fonctionnaire du Conseil national de sécurité ne réclamait rien moins que des « sources » et des « méthodes », les rouages essentiels grâce auxquels la NSA exécutait ses tours de magie. Il n’était tout simplement pas question de partager de tels secrets avec les « consommateurs » de renseignements comme la Maison Blanche, et venant d’un fonctionnaire du Conseil national de sécurité, la requête était tout simplement idiote.
Comme il était prévisible, le commentaire de Ferren pour l’XITS à destination du Conseil de sécurité classait donc simplement la source de l’interception comme un « renseignement électronique émanant d’une coopération à l’étranger », soit en clair, que la NSA avait obtenu l’info d’un service de renseignement allié. En bref, un gros mensonge.
Pareille attitude ne pouvait avoir qu’une seule raison : Ferren suspectait la Maison Blanche de vouloir se faire de la publicité sur le dos de l’XITS. Seigneur, songea Jack, ce doit être une épreuve pour un général de devoir surveiller ce qu’il dit au président en exercice. Si les espions commençaient à se défier du président, qui pouvait veiller aux intérêts du pays ? Et si le système s’effondrait, à qui s’adresser dès lors ? C’était une question pour un philosophe. Ou pour un prêtre.
Des pensées bien profondes pour commencer la journée, se dit Jack, mais s’il lisait les XITS – censés être le saint du saint des documents gouvernementaux confidentiels – que ne lisait-il pas ? Qu’est-ce qui restait non divulgué ? Et qui diable mettait la main sur ce genre d’info ? Y avait-il encore un échelon de communication isolé, n’existant qu’au niveau de la direction ?
OK, donc l’Émir parlait à nouveau. La NSA n’avait pas la clé de son système de cryptage personnel mais le Campus, si, – repêchée par Jack en personne, lorsqu’il avait récupéré les données de l’ordinateur personnel de MoHa pour les transmettre à Biery et ses informaticiens qui avaient collecté l’ensemble des données sur un disque dur. En l’affaire d’une journée, ils avaient mis en pièces tous ses secrets – y compris les mots de passe –, ce qui avait permis de déchiffrer toutes sortes de communications et de messages cryptés, dont une partie avait été interceptée et décortiquée au Campus durant cinq mois d’affilée, avant que l’adversaire ne se décide à changer ses protocoles. L’opposition s’était certes montrée prudente, preuve qu’elle avait reçu une bonne formation aux techniques du contre-espionnage, mais pas assez poussée. Les mots de passe n’étaient pas changés tous les jours – même pas toutes les semaines. L’Émir et ses hommes semblaient se fier aveuglément à leurs mesures de sécurité, un excès de confiance qui avait déjà causé la perte d’États-nations entiers. On trouvait toujours sur le marché du travail des spécialistes en cryptographie, la plupart parlaient le russe et étaient assez peu fortunés pour se contenter de la première offre venue. La CIA en avait même adressé quelques-uns comme consultants pour l’Émir. L’un d’eux au moins avait été retrouvé sous un tas d’immondices à Islamabad, la gorge tranchée d’une oreille à l’autre. Ce n’était pas une partie de plaisir qui se jouait là-bas, même pour des professionnels. Jack espérait qu’au moins Langley s’occupait de leur famille. Ce n’était pas toujours le cas avec les agents. Les officiers de la CIA jouissaient de quantité d’avantages en matière d’assurance-vie, le service ne laissait jamais tomber leurs proches, mais il en allait tout autrement des agents sur le terrain, rarement appréciés à leur juste valeur et souvent bien vite oubliés quand se présentait un meilleur élément.
Il semblait que l’Émir s’interrogeait toujours sur les hommes qu’il avait perdus dans les rues de l’Europe – tous par la faute des frères Caruso et de Jack, même s’il n’en savait rien. Trois infarctus d’affilée, supposait-il, ça faisait quand même un peu beaucoup pour des hommes jeunes et en pleine santé. Il avait fait étudier par ses agents les rapports d’autopsie, ceux-ci ayant été soigneusement « nettoyés », ouvertement ou en sous-main – dans le premier cas par les notaires chargés de la succession des défunts et dans le second en soudoyant de modestes bureaucrates pour leur soutirer les documents originaux avant de chercher d’autres indices d’un autre complot caché qui aurait pu être classifié ailleurs, mais tout cela en vain. L’Émir s’adressait de toute évidence à un agent opérant à Vienne, dépêché sur place pour enquêter sur une affaire louche, celle de l’homme qui s’était fait apparemment écraser par un tram parce que, n’avait pu s’empêcher de remarquer l’Émir, ledit homme s’était toujours montré un cavalier si émérite lorsqu’il était gamin qu’il le voyait difficilement trébucher devant un véhicule. Mais, avait rétorqué son agent à Vienne, neuf personnes au moins avaient été témoins de la scène et tous les témoignages convergeaient : il avait bel et bien glissé sous les roues du tram, un accident qui pouvait finalement arriver à n’importe qui, si agile eût-il été dans sa jeunesse. Les médecins autrichiens avaient été minutieux et le rapport d’autopsie ne laissait aucun doute : Fa’ad Rahman Yassine avait été découpé en une demi-douzaine de morceaux sous les roues du véhicule. On avait fait un relevé d’alcoolémie, mais pour ne trouver que quelques traces résiduelles de la nuit précédente, certainement pas suffisantes pour altérer son jugement. Il n’y avait pas non plus trace de stupéfiants. La conclusion était claire : l’homme avait dérapé, était passé sous les roues et avait trouvé la mort par suite du choc et de la perte de sang.
Ça n’aurait pas pu mieux tomber, décida Jack.