ARY PAT REPASSA EN FEUX DE CROISEMENT et s’immobilisa à la hauteur de la guérite, puis elle descendit sa vitre. Un homme au visage sévère, vêtu d’un anorak bleu, sortit. Même si lui seul était visible, elle savait qu’une demi-douzaine d’yeux étaient braqués sur elle, et autant de caméras de surveillance. Comme le reste des forces de protection de l’établissement, les gardes en poste à la grille provenaient de la division sécurité interne de la CIA. Et Mary Pat n’était pas dupe du malheureux pistolet Glock 9 mm isolé à la ceinture du garde. Sous l’anorak, à portée de ses mains bien entraînées, elle savait qu’il y avait un étui spécialement conçu pour cacher une mitraillette compacte.
Le Centre national antiterroriste – baptisé jusqu’en 2004 Centre d’intégration de la menace terroriste et désormais rebaptisé par ses employés « Liberty Crossing » – est niché dans la paisible banlieue de McLean, au nord du comté de Fairfax, en Virginie. Composé d’un ensemble de bâtiments de verre et de béton gris, il fait plus James Bond que CIA, un aspect auquel Mary Pat avait mis du temps à s’habituer. Cela n’empêchait pas les murs d’être à l’épreuve des explosions et les vitres des balles, jusqu’au calibre 50. Bien entendu, si la situation devait dégénérer au point que les méchants tirent sur le bâtiment au calibre 50, ce serait sans doute l’indice de problèmes autrement plus sérieux à traiter. Mais dans l’ensemble, et malgré l’aspect un rien tape-à-l’œil de cet immeuble de cinq étages, Mary Pat devait bien convenir que l’endroit était un lieu de travail quotidien plutôt agréable. La cantine était par ailleurs remarquable, ce qui amenait Ed à déjeuner à Liberty Crossing tous les mercredis avec elle.
Elle présenta son badge au vigile qui l’étudia avec soin, vérifiant que le nom et le visage concordaient avec ceux consignés sur sa feuille de présence. La nuit était complètement tombée et l’on entendait les grenouilles coasser dans les buissons.
Au bout de dix interminables secondes, le vigile lui adressa un signe de tête, éteignit sa torche électrique et lui fit signe de passer. Elle attendit que la barrière se lève, puis s’engagea sur le site et rejoignit le parking. La procédure de sécurité qu’elle venait de subir était identique, à toute heure du jour ou de la nuit, tous les jours, pour tous les employés du NCTC, de l’analyste stagiaire au directeur en personne. Le fait qu’elle soit le numéro deux du service n’avait aucune incidence pour les gardes de la sécurité qui semblaient frappés d’amnésie pour les noms, les visages et les véhicules, sitôt qu’ils avaient franchi le point de contrôle. Ce n’était pas une bonne idée de se montrer aimables avec eux. On les payait pour être méfiants et ils prenaient leur tâche au sérieux. Ils n’étaient pas non plus réputés pour leur sens de l’humour. Tout ce manège évoquait vaguement à Mary Pat « Le Cuistot nazi », cet épisode de la série Seinfeld : un pas en avant, commandez, un pas à droite, payez, prenez bol de soupe, rompez. En l’occurrence, c’était avancez, présentez badge, ne parlez que si l’on vous adresse la parole, attendez signe de tête, puis dégagez. Toute dérive étant à vos risques et périls.
C’était parfois pénible, surtout les jours où elle était en retard et n’avait pas eu le temps de faire sa pause habituelle au Starbucks, mais Mary Pat n’était pas femme à se plaindre. Ce que ces hommes faisaient était important, et malheur au ballot qui serait d’une autre opinion. En fait, au cours des ans, quelques idiots avaient commis l’erreur de ne pas prendre au sérieux la procédure d’accès – en général, des frimeurs qui tentaient de passer presque sans s’arrêter juste en brandissant négligemment leur badge – et qui s’étaient retrouvés immobilisés, ambiance barrage de police, armes braquées droit sur eux. Quelques-uns avaient même ajouté l’erreur supplémentaire de se plaindre d’un tel traitement. Ils n’étaient plus nombreux à être encore en poste à Liberty Crossing.
Elle se gara à son emplacement réservé, simplement isolé des autres par des zébrures particulières peintes sur le trottoir. Encore un dispositif de sécurité : les noms étaient des détails personnels, et les détails personnels étaient une arme potentielle pour l’adversaire. Là encore, scénario bien improbable, mais il s’agissait moins ici de se livrer aux statistiques que d’essayer d’embrasser tous les cas de figure. Contrôler le plus de choses possibles, puisqu’il en reste tant qu’on ne peut pas contrôler.
Elle traversa le hall et se dirigea vers le cœur du NCTC et donc son « bureau », le centre des opérations. Alors que le reste du bâtiment était tout en mobilier de bois chaleureux et douce moquette aux tons chauds, le centre des opérations semblait tout droit sorti de la série télévisée 24 heures chrono – c’était du reste ici un fréquent sujet de plaisanterie.
Sur un peu plus de neuf cents mètres carrés de superficie, le centre était dominé par une poignée d’écrans muraux sur lesquels étaient projetés menaces en cours, incidents ou données brutes, d’heure en heure, voire de minute en minute ; compte tenu de la mission de tri et de répartition des informations du service, c’était plutôt cette dernière option qui prévalait.
L’espace central était occupé par des dizaines de stations de travail informatiques dotées de claviers ergonomiques et d’écrans plats multiples devant lesquels s’affairaient des analystes de la CIA, du FBI et de la NSA, tandis qu’à chaque bout de la salle, un poste de surveillance vitré surélevé était affecté d’un côté à la division antiterroriste du FBI, de l’autre à son équivalent pour la CIA. Chaque jour, le centre pouvait voir transiter jusqu’à dix mille messages et chacun pouvait être la pièce d’un puzzle qui, laissé en vrac, pourrait coûter la vie à des citoyens américains. La plupart des pièces se révélaient sans intérêt, mais toutes étaient analysées avec le même soin méticuleux.
Une partie du problème venait des traducteurs, ou plutôt de leur absence. Une grande proportion des données examinées quotidiennement leur arrivait à l’état brut, en arabe, en farsi, en pachtoune, ou en l’un de leurs cinq ou six autres dialectes qui différaient suffisamment de la langue source pour requérir un traducteur spécialisé, déjà difficile à trouver, sans parler de son aptitude à franchir l’obstacle de l’enquête de sécurité imposée pour travailler au NCTC. Qu’on y ajoute simplement le volume des informations qui transitaient ici et l’on avait la recette de la surcharge de données. Ils avaient donc développé un programme spécifique pour classer les interceptions et traiter en premier celles qui étaient prioritaires, mais cela relevait plus de l’art que de la science ; bien souvent, on ne récupérait de précieuses pépites qu’après qu’elles eurent passé à travers tous les cribles pour se retrouver tout en bas, ayant perdu en chemin tout contexte et toute pertinence.
Le problème de la traduction n’était qu’un autre aspect de la même question, estimait Mary Pat. Issue de la branche collecte de données de la CIA, elle savait que c’était essentiellement les ressources humaines qui faisaient en réalité tourner la machine de l’espionnage, or implanter des sources dans les pays de culture musulmane s’était révélé une tâche presque insurmontable. La triste vérité était que, durant la décennie précédent le 11-Septembre, la CIA avait laissé le recrutement des agents passer bien après d’autres priorités. L’aspect technique – satellite, interceptions radio, collecte de données informatiques –, tout cela était accrocheur et facile, et cela pouvait, dans certaines conditions, produire des résultats intéressants, mais les vieux de la vieille comme Mary Pat savaient depuis longtemps que la plupart des batailles de l’espionnage se gagnaient ou se perdaient grâce au travail des hommes sur le terrain, grâce à la collecte du renseignement par les agents et les officiers qui les dirigeaient.
Les effectifs de Langley en ce domaine avaient cru par paliers au cours des sept années écoulées mais il restait encore beaucoup de chemin à couvrir, surtout dans des pays comme l’Afghanistan et le Pakistan, où la religion, les rivalités ancestrales et la dureté des conflits politiques transformaient le recrutement d’agents fiables en épreuve insurmontable.
Le centre des opérations avait beau en mettre plein la vue – même pour un vétéran comme Mary Pat –, elle savait que le véritable triomphe du service restait un élément intangible invisible au commun des mortels : l’esprit de coopération. Pendant des dizaines d’années, le plus gros problème du renseignement américain avait été, au mieux, un manque flagrant d’échange de données et, au pire, carrément une guerre ouverte entre les services, principalement les deux chargés de protéger le pays des attaques terroristes. Mais comme l’avaient répété ad nauseam commentateurs politiques et politiciens de Washington, les événements du 11-Septembre avaient tout changé, y compris la façon dont le renseignement américain avait décidé d’assurer la sécurité du pays. Pour Mary Pat et nombre de ses collègues, le 11-Septembre avait été moins une surprise que l’attristante confirmation de ce qu’ils redoutaient depuis longtemps : le gouvernement des États-Unis n’avait pas pris suffisamment au sérieux la menace terroriste, et pas seulement au cours des dernières années menant à l’attentat du World Trade Center mais peut-être en remontant aussi loin qu’à l’invasion de l’Afghanistan en 1979 par les troupes soviétiques, quand les talibans et les moudjahidin, alors alliés de circonstance, bien qu’idéologiquement incompatibles, avaient montré ce dont étaient capables des combattants, même en état manifeste d’infériorité matérielle et numérique, contre l’une des deux super-puissances de l’époque. Pour beaucoup – parmi lesquels les Foley et Jack Ryan – la guerre d’Afghanistan avait constitué une manière de répétition générale, la bande-annonce d’un film dont ils redoutaient qu’il soit rejoué contre l’Occident, une fois que les moudjahidin auraient fini d’en découdre avec les Soviétiques. Aussi efficace qu’eût été l’alliance entre la CIA et les moudjahidin, les relations avaient été, au mieux, ténues, et toujours dominées par la division radicale entre culture occidentale et loi islamique, christianisme et fondamentalisme radical. La question, dérivée du proverbe oriental « l’ennemi de mon ennemi est mon ami » était devenue : « Dans combien de temps l’amitié va-t-elle cesser ? » Pour Mary Pat, la réponse avait été simple : le jour où le dernier soldat soviétique aurait quitté le sol afghan. Et selon la personne qui écrivait l’histoire, elle avait eu pile poil raison, ou presque. Toujours est-il qu’entre le milieu et la fin des années quatre-vingt, les talibans, les moudjahidin et finalement les partisans de l’Émir avaient retourné contre les Occidentaux leur regard haineux et désormais endurci au combat.
Ce qui est fait est fait, songea Mary Pat, en contemplant depuis la balustrade la salle en contrebas. Si lourd que fût le poids de la tragédie qui les avait menés jusqu’ici, au moins la communauté américaine du renseignement s’était-elle ressaisie comme jamais auparavant, sinon depuis les tout premiers jours de la guerre froide, et le NCTC se taillait la part du lion dans cette résurrection. Composé d’analystes venus de quasiment tous les horizons du renseignement, qui travaillaient côte à côte sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre, il était la preuve que la coopération était désormais la règle plutôt que l’exception.
Elle descendit les marches et passa entre les rangées de stations de travail, saluant au passage les collègues, jusqu’à ce qu’elle eût rejoint le Centre antiterroriste de la CIA. L’attendaient à l’intérieur deux hommes et une femme : son patron et directeur du service, Ben Margolin ; la chef des opérations, Janet Cummings ; et enfin John Turnbull, à la tête de la station Acre, la force d’intervention interarmes dédiée à la traque, la capture ou l’élimination de l’Émir et de la direction du CRO. Le visage soucieux de Turnbull révéla d’emblée à Mary Pat que tout n’était pas rose à ladite station.
« Suis-je en retard ? » s’enquit-elle en s’asseyant. Derrière la paroi vitrée, le personnel du centre poursuivait sa tâche en silence. Comme à peu près toutes les salles de conférences de Liberty Crossing, le Centre antiterroriste était un bocal EM – virtuellement isolé de toutes les émissions électromagnétiques, entrantes ou sortantes, à l’exception des flux de données cryptées.
« Non, c’est nous qui sommes en avance, précisa Margolin. Le colis est en route.
– Et ?
– On l’a raté, bougonna Turnbull.
– A-t-il jamais été présent sur place ?
– Difficile à dire, concéda la chef des opérations. Nous avons quelques retombées du raid, mais quant à savoir leur valeur… quelqu’un était bien là-bas – sans doute un membre important – mais en dehors de ça…
– Neuf morts, dit Turnbull.
– Des prisonniers ?
– Deux au début, mais lors de l’exfiltration, le groupe est tombé dans une embuscade et ils en ont perdu un ; puis le second quand leur zone d’atterrissage s’est chopé un missile. Et ils ont perdu également plusieurs Rangers.
– Ah, merde. »
Ah merde, en effet, songea Mary Pat. Les Rangers allaient bien évidemment pleurer la perte de leurs camarades, mais ces gars étaient la crème de la crème ; en conséquence, ils savaient évaluer les risques du métier. C’étaient des professionnels accomplis, alors que leurs équivalents civils savaient déboucher un tuyau, recâbler une maison ou bâtir un gratte-ciel, eux s’étaient spécialisés dans un domaine complètement différent : tuer les méchants.
« Le chef de l’unité » – Cummings marqua un temps pour vérifier sa fiche – « le caporal-chef Driscoll, a été blessé mais il s’en est sorti. D’après son rapport, le prisonnier s’est relevé durant la fusillade. Délibérément.
– Seigneur », murmura Mary Pat.
Ils avaient déjà vu ça avec d’autres soldats du CRO qui préféraient la mort à la capture. Que ce soit une réaction d’orgueil ou de prudence pour ne pas risquer de parler durant un interrogatoire, voilà qui suscitait des débats enflammés chez les espions comme chez les militaires.
« Le second a tenté de s’échapper quand l’hélico s’est posé. Ils ont dû l’abattre.
– Eh bien, pas exactement un coup pour rien, constata Turnbull, mais pas non plus le résultat escompté. »
Le problème n’avait pas été la communication radio, Mary Pat en était certaine. Elle avait lu les données brutes et les analyses. Quelqu’un avait bien émis depuis cette grotte en recourant à des procédures de codage connues pour être utilisées par le CRO. L’un des mots – Lotus – était déjà apparu, tant lors des comptes rendus de mission d’agents sur le terrain que sur des interceptions de la NSA, mais nul jusqu’ici n’avait su découvrir ce qu’il signifiait.
Ils soupçonnaient depuis longtemps le CRO de recourir à des méthodes éprouvées pour ses communications cryptées, en se servant de masques jetables, en gros un protocole point à point dans lequel seul l’émetteur et le récepteur détiennent la suite unique requise pour décoder le message. Le système remontait à l’Empire romain, mais il était fiable, et à la condition que les blocs fussent suffisamment aléatoires, quasiment impossible à craquer, sauf à mettre la main sur un masque. Mettons que le mardi, le méchant A envoie une série de mots-clés – chien, chou, chaise – au méchant B, qui, utilisant son masque personnel, va convertir les mots en leur valeur alphanumérique, de sorte que chien va correspondre à 3, 8, 9, 5 et 14, lesquels chiffres vont à leur tour se traduire en une autre série de mots. Lors de raids, des membres des Forces spéciales en Afghanistan avaient récupéré un certain nombre de ces blocs, mais aucun n’était en activité et jusqu’ici, ni la CIA ni la NSA n’avaient été capables de reconstituer un modèle à partir duquel extrapoler une clé.
Le système avait cependant ses inconvénients. D’abord, il était lourd. Pour fonctionner convenablement, il fallait qu’émetteur et récepteur travaillent concrètement sur le même masque, qu’ils en changent à intervalles réguliers, le plus souvent si possible, ce qui chaque fois exigeait des courriers pour transmettre lesdits masques du Méchant A au Méchant B. Alors que la CIA avait sa Station Acre dédiée à la traque de l’Émir, le FBI avait un groupe de travail baptisé Poisson-clown, chargé de l’interception des messagers du CRO.
La grande question, Mary Pat le savait, était celle-ci : qui avait poussé ceux qui occupaient la caverne à détaler, peu avant que le commando n’atterrisse ? Coïncidence ou pas ? Elle doutait qu’il s’agît d’une erreur humaine ; les Rangers étaient trop bons pour ça. Elle avait en fait relu un peu plus tôt le compte rendu de mission et, en plus d’une jambe cassée pour l’officier commandant et de la blessure de Driscoll, l’opération avait été coûteuse : deux morts, et deux autres blessés. Tout ça pour découvrir une caverne vide.
Si l’on éliminait la coïncidence, le coupable le plus probable était le téléphone arabe. Rares étaient les jours où un hélico pouvait décoller de sa base en Afghanistan ou au Pakistan sans qu’un partisan du CRO ou un sympathisant n’en prenne note et ne passe un coup de fil, un problème en partie résolu par des unités des Forces spéciales qui effectuaient des séries de petits vols aléatoires dans la campagne, dans les jours et les heures précédant une opération, en même temps qu’elles utilisaient des chemins détournés pour rejoindre leur objectif, autant de mesures qui contribuaient à entretenir le doute chez les observateurs trop curieux. La rudesse du terrain et des conditions météo compliquaient toutefois la tâche, car souvent certains itinéraires devenaient infranchissables. Tout comme l’avaient appris l’armée d’Alexandre le Grand et plus tard l’Armée rouge, la géographie de l’Asie centrale était un adversaire en soi. Et qui plus est, impossible à vaincre, s’avisa Mary Pat. Il fallait apprendre soit à vivre avec, soit à la contourner, sinon c’était l’échec assuré. C’était après tout le genre de leçon que Napoléon comme Hitler avaient appris à leurs dépens, quoique un peu tard, chacun lors d’une audacieuse (mais bien mal avisée) tentative d’invasion de la Russie au cœur de l’hiver. Bien entendu, l’un et l’autre avaient été convaincus de remporter une victoire éclair, bien avant l’arrivée des premiers flocons. Et après tout, en Russie, le terrain était plat. Il suffisait d’ajouter au mélange des montagnes élevées… et l’on avait l’Asie centrale.
Un porteur apparut à la porte vitrée, pianota sur le digicode, et entra. Sans un mot, il déposa devant Margolin une pile de quatre classeurs en carton brun rayé de rouge, plus une chemise accordéon, avant de tourner les talons. Margolin distribua les documents et, pendant le quart d’heure qui suivit, le groupe lut en silence.
Finalement, Mary Pat le rompit : « Un plan-relief en sable ? Pas croyable.
– Ç’aurait été sympa qu’ils nous le rapportent entier, observa Turnbull.
– Regarde plutôt les dimensions, objecta Cummings. Pas moyen de sortir un tel truc à pied. À moins de compromettre la sécurité du commando. Ils ont pris la bonne décision, je pense.
– Ouais, je suppose », marmonna le chef de la Station Acre, pas franchement convaincu.
Turnbull était soumis à une pression incroyable. Alors que la ligne officielle était que l’Émir n’était pas le premier dans la liste des personnes les plus recherchées des États-Unis, il l’était de fait. Quand bien même sa capture ne changerait pas radicalement la donne dans la guerre contre le terrorisme, qu’il continue de se balader en liberté faisait désordre. Au pire, c’était dangereux. John Turnbull était à ses trousses depuis 2003, d’abord comme adjoint du service, puis à la tête de celui-ci.
Si bon qu’il fût dans sa tâche, comme bien des agents de la CIA d’aujourd’hui, il souffrait de ce qu’Ed et Mary Pat Foley qualifiaient de « déconnexion opérationnelle ». Il n’avait tout bonnement aucune idée de ce à quoi ressemblait une véritable mission sur le terrain, et cette déconnexion d’avec la réalité engendrait une pléthore de problèmes qu’on pouvait généralement regrouper en une catégorie unique : des attentes irréalistes. En préparant une opération, on attend trop, soit de ceux qui l’effectuent, soit de ses résultats. La plupart des missions ne se résument pas à une manche gagnante. Il s’agit plutôt d’accumuler les points, avec lenteur et régularité, jusqu’à la victoire finale. Comme l’avait un jour confié à Ed son agent littéraire : « Il faut dix ans pour devenir un succès du jour au lendemain. » Il en allait généralement de même des actions clandestines. Parfois, le renseignement, la préparation et la chance convergeaient comme il faut au bon moment, mais, la plupart du temps, ils étaient juste assez désynchronisés pour empêcher de marquer le but. Et parfois, se remémora-t-elle tout en continuant de parcourir le rapport, ce n’est que bien après coup qu’on s’aperçoit qu’on l’a marqué.
« Vous avez vu cette histoire de Coran qu’ils ont retrouvé ? – Cummings s’adressait au groupe. Impossible qu’il ait appartenu à l’un des occupants de cette grotte. »
Nul ne réagit ; c’était inutile. Elle avait raison, bien sûr, mais à moins de porter une dédicace et une adresse de retour en page de garde, un Coran antique n’allait pas les mener bien loin.
« Je vois qu’ils ont pris quantité de clichés », constata Mary Pat. Les Rangers avaient, en effet, méticuleusement photographié la trombine de tous les occupants de la grotte. Si l’un d’eux avait été déjà repéré ou fiché par le passé, l’ordinateur leur cracherait les détails. Elle poursuivit : « Et pris des échantillons de la table. Malin, ce Driscoll. Où sont-ils, du reste, Ben ?
– Pour une raison quelconque, ils ont raté l’hélico au départ du Centcom de Kaboul. Ils arriveront ici dans la matinée. »
Mary Pat se demanda ce que lesdits échantillons pourraient bien leur révéler. Les scientifiques de Langley étaient capables de réaliser des miracles, au même titre que les techniciens des labos du FBI à Quantico, mais il était impossible de dire depuis combien de temps cet objet s’était trouvé dans la caverne et rien ne garantissait que cette reproduction ait des caractéristiques spécifiques.
« On a déjà les photos », indiqua Margolin.
Il prit une télécommande et la pointa vers l’écran de 42 pouces accroché au mur. Un instant après, une mosaïque d’images apparut sur le moniteur. Chacune portait une date et une heure. Margolin cliqua sur la première pour l’afficher en plein écran. Elle montrait la table in situ, prise avec environ un mètre vingt de recul.
Qui que soit l’auteur de ces clichés, il avait bossé comme un pro, accumulant les plans larges et les gros plans, avec chaque fois une pige dans le champ pour servir de repère. Malgré l’environnement défavorable, l’éclairage avait été particulièrement soigné, ce qui là aussi faisait une sacrée différence. Sur les 215 clichés pris par Driscoll et son équipe, 190 étaient une variation sur un thème – le même sujet mais en plus ou moins gros plan et sous divers angles – et Mary Pat se demanda si cela suffirait à Langley pour reconstituer l’objet en 3-D. Une question à creuser. Savoir si animer le tout ferait une différence, elle n’aurait su dire, mais ça valait toujours le coup d’essayer. Quelqu’un au CRO avait pris la peine de se lancer dans cette tâche d’envergure, et ce serait sympa de savoir pourquoi. On ne crée pas un tel plan-relief en sable juste pour s’amuser.
D’après le rapport, les vingt-cinq derniers clichés reproduisaient à nouveau trois emplacements spécifiques sur le diorama, deux sur le devant, le dernier à l’arrière, et qui tous présentaient une sorte d’inscription. Mary Pat demanda à Margolin de sauter jusqu’à ces dernières images, ce qu’il fit, passant en mode diaporama. Quand celui-ci fut terminé, Mary Pat commenta : « Les deux inscriptions sur le devant évoquent des marques de fabrique. Driscoll précisait que la base était en contreplaqué épais. On pourrait peut-être les exploiter pour remonter une piste. Quant à l’autre marque, celle du fond… arrêtez-moi si je me trompe, mais elle a bien l’air d’avoir été faite à la main.
– Affirmatif, dit Margolin. On va lâcher dessus les traducteurs.
– Et la question à un million de dollars ? intervint Cummings. Pourquoi confectionner ce plan-relief et quelle partie du monde est-il censé représenter ?
– Le lieu de villégiature de l’Émir, j’espère », dit Turnbull.
Éclat de rire général.
« Quand les poules auront des dents…, nota Margolin, songeur. Mary Pat, je vous vois en train de phosphorer. Vous avez une idée ?
– Peut-être ; je vous tiens au courant.
– Et pour ce qui est des documents dans la caisse de munitions ? demanda Turnbull.
– Les traducteurs estiment avoir un résultat pour demain après-midi », indiqua Margolin.
Il ouvrit la chemise accordéon, en sortit un plan de la grotte qu’il déplia sur la table. Chacun se leva pour l’examiner.
Cummins déchiffra tout haut la légende : « Service cartographique de l’armée américaine… 1982 ?
– Laissée par les conseillers de la CIA, dit Mary Pat. Ils voulaient bien que les moudjahidin aient des cartes, mais pas forcément les plus récentes. »
Margolin retourna le document, présentant le plan de la ville de Peshawar reproduit du guide Baedeker.
« On voit des inscriptions, là et là », nota Mary Pat en tapotant le plan. Elle se pencha un peu plus. « Des points. Au stylo-bille. » Ils épluchèrent le document, et bien vite trouvèrent neuf marques, formées chacune d’un groupe serré de trois ou quatre points.
« Quelqu’un a un couteau ? » demanda Mary Pat. Turnbull lui tendit un canif et elle fendit le ruban adhésif aux quatre coins du plan pour pouvoir retourner la feuille. « Et voilà… », murmura-t-elle.
Inscrites dans l’angle supérieur droit, sur pas plus de cinq millimètres de large, apparurent une flèche orientée vers le haut, suivie de trois points, et une autre pointée vers le bas, celle-ci suivie de quatre points.
« Une légende », murmura Margolin.